La lumière de la charité

Source [Jean d’Alançon] « Dieu est amour » (1 Jn 4, 8), Deus caritas est, encyclique de Benoît XVI, signifie « Dieu est charité », parce qu’il est Trinité d’amour par l’Esprit qui unit le Père au Fils et le Fils au Père, dans l’abaissement mutuel, l’humilité qui est ‘kénose’, perfection de l’amour sponsal. Quelle différence entre amour et charité ? L’amour appartient à la substance de Dieu, la charité provient de la relation des Personnes divines entre elles, un engendrement, une ‘procession’ (au sens théologique du mot) du Fils pour le Père et du Père pour le Fils. Jésus est la charité de Dieu dans l’union trinitaire. Ce qui distingue l’amour de la charité, c’est la différence entre l’attribut et la relation. L’attribut identifie Dieu lui-même, tandis que la relation désigne le ‘mouvement’ des personnes divines entre elles dans une union hypostatique.

L’amour est étudié en philosophie du vivant qu’est l’homme, se référant à l’esprit. La charité l’est en théologie au niveau éthique, troisième vertu théologale. En tant que vertu ou habitus, elle qualifie celui qui la possède en vue de son bien personnel au plan éthique et du bien commun au plan politique. « La charité est plus excellente que la foi et l'espérance, et par conséquent que toutes les autres vertus. », dit saint Thomas dans la Somme théologique. De plus, « l'objet de la charité est le bien, qui est aussi l'objet de la volonté », de l’amour, et « la charité n'a pas pour objet un bien sensible, mais le bien divin, que seule l'intelligence peut connaître. » La charité est la vertu théologale par laquelle nous aimons Dieu par-dessus toute chose pour Lui-même, et notre prochain comme nous-mêmes pour l’amour de Dieu. » (Catéchisme de l’Église catholique)« La raison d'aimer le prochain, c'est Dieu ; car ce que nous devons aimer dans le prochain, c'est qu'il soit en Dieu », c’est qu’il est créé par Dieu à son image. « Par conséquent l'habitus de la charité ne s'étend pas seulement à l'amour de Dieu, mais aussi à l'amour du prochain. » (saint Thomas)

L’ordre de la charité, ordo caritatis, que saint Thomas étudie contient trois niveaux : l’amour de Dieu, l’amour de soi-même et l’amour du prochain, selon cet ordre de préférence. Aussi, pour aimer le prochain, n’est-il pas préalablement nécessaire de s’aimer soi-même ? « Car, dit Aristote, ‘les sentiments d'amitié envers autrui viennent de ceux que l'on a envers soi-même’ », à l’école du « connais-toi toi-même » de Socrate. « Ainsi, parmi tout ce qu'il aime de charité comme ressortissant à Dieu, l'homme s'aime lui-même d'un amour de charité. » (saint Thomas)

L’apôtre saint Paul a donné un incomparable tableau de la charité : « La charité prend patience, la charité rend service, elle ne jalouse pas, elle ne plastronne pas, elle ne s’enfle pas d’orgueil, elle ne fait rien de laid, elle ne cherche pas son intérêt, elle ne s’irrite pas, elle n’entretient pas de rancune, elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle trouve sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle endure tout » (1 Co 13, 4-7). « Sans la charité, dit encore l’Apôtre, je ne suis rien. [...] Et tout ce qui est privilège, service, vertu même, [...] sans la charité, cela ne me sert de rien » (1 Co 13, 1-4).

Dans le langage courant, le mot « charité » est employé d’une manière si large qu’il en perd bien souvent son sens véritable. Il est bonté, altruisme, dévouement ou générosité, pour une action au service des pauvres, une réponse à des besoins matériels ou affectifs vitaux. Mais la pauvreté n’est pas seulement matérielle ou affective, elle est avant tout spirituelle, entre intelligence et amour.

Dieu est amour, Dieu est charité : « La parabole du bon Samaritain (Lc 10, 25-37) permet de faire deux clarifications. Celui qui a besoin de moi et que je peux aider, celui-là est mon prochain. Enfin, il convient particulièrement de rappeler la parabole du Jugement dernier (Mt 25, 31-46), dans laquelle l’amour devient le critère pour la décision définitive concernant la valeur ou la non-valeur d’une vie humaine. Jésus s’identifie à ceux qui sont dans le besoin : les affamés, les assoiffés, les étrangers, ceux qui sont nus, les malades, les personnes qui sont en prison. » (Deus Caritas est, Benoît XVI) L’Église est une communauté d’amour : « Tu vois la Trinité quand tu vois la charité », dit saint Augustin (De Trinitate), et « toute l’activité de l’Église est l’expression d’un amour qui cherche le bien intégral de l’homme. » (Benoît XVI)

Quel est ce bien ? L’exercice de la charité demande une purification de l’intelligence pour une purification du cœur, mis au service des besoins du corps, mais aussi et essentiellement des besoins de l’âme, par conséquent des besoins inhérents aux dimensions fondamentales de la personne en vue de son bien. Le bien personnel de l’homme rejoint celui de la communauté humaine, que  saint Jean-Paul II identifie à la charité par « un véritable humanisme, qui reconnaît dans l’homme l’image de Dieu et qui veut l’aider à mener une vie conforme à cette dignité ». (Sollicitudo rei socialis)

La charité réclame la vérité, enseigne Benoît XVI dans Caritas in veritate, encyclique prolongeant Deus caritas est. Les transformations sociétales interpelle avec gravité l’Église dans sa mission d’« experte en humanité » : « L’amour dans la vérité – caritas in veritate – est un grand défi pour l’Église dans un monde sur la voie d’une mondialisation progressive et généralisée. Le risque de notre époque réside dans le fait qu’à l’interdépendance déjà réelle entre les hommes et les peuples, ne corresponde pas l’interaction éthique des consciences et des intelligences dont le fruit devrait être l’émergence d’un développement vraiment humain. Seule la charité, éclairée par la lumière de la raison et de la foi, permettra d’atteindre des objectifs de développement porteurs d’une valeur plus humaine et plus humanisante. » (Benoît XVI)

« L’homme, la personne, dans son intégrité, est le premier capital à sauvegarder et à valoriser », ajoute Benoît XVI, car l’asservissement dans l’ordre de l’avoir subordonne, jusqu’à l’exclure, la dimension éthique, puis existentielle de l’homme. Par conséquent, « la charité n’exclut pas le savoir, mais le réclame, le promeut et l’anime de l’intérieur. […] Il n’y a pas l’intelligence puis l’amour : il y a l’amour riche d’intelligence et l’intelligence pleine d’amour. » (Caritas in veritate)

« Aime et fais ce que tu veux », dit saint Augustin, phrase souvent mal comprise et parfois abusée, qui signifie : si tu aimes ton prochain comme Dieu l’aime et comme Dieu t’aime, alors fais ce que l’amour t’ordonne en te donnant aux autres comme Dieu se donne à toi. C’est cet ordre dans la charité, qui est l’amour vécu à la lumière de l’amour divin, qui vient de lui pour le transmettre, celui que le Christ est venu témoigner du Père jusqu’à offrir sa vie à la Croix : « ‘Hélas, doux Agneau immaculé, tu étais mort quand ton côté fut ouvert ; pourquoi as-tu voulu être frappé et avoir le cœur brisé ?’ Il répondit, si tu te souviens bien, qu’il y avait beaucoup de causes, mais Je t’en dirai une principale : ‘Parce que mon désir envers l’humaine génération était infini, et l’opération réelle de supporter douleurs et tourments était finie ; et par cette chose finie Je ne pouvais montrer tout l’amour dont Je vous aimais, parce que mon amour était infini.’ » (Catherine de Sienne, Dialogue).

                                                                              Jean d’Alançon