Demeurer dans l’espérance

La foi conduit à l’espérance en passant par la charité, pourrait-on dire, par une seule phrase où sont liées, interdépendantes les vertus théologales. Nous sommes des chrétiens, parce que nous sommes d’abord des hommes, de chair et d’esprit. 

C’est pour cela que l’espérance diffère de l’espoir, car l’espérance est chrétienne, l’espoir humain. Tournons-nous vers saint Thomas d’Aquin qui en désigne le contenu (Somme théologique, I-II, Q 40) : en 1er, « ce doit être un bien » ; en 2e, « il doit être futur » ; en 3e, « il faut que l'objet de l'espoir ne s'obtienne que difficilement » ; en 4e,, « cet objet ardu, il faut qu'on puisse l'atteindre. Et par là l'espoir diffère du désespoir. » Et précisons ensuite son lieu de provenance : dans l’esprit, qui est intelligence et amour, l’espoir réside-t-il « dans la faculté de la connaissance, ou dans celle de l'appétit ? » Dans « la faculté appétitive », qui est l’amour. D’où, quelle relation faire entre « l'espoir et l'amour », demande-t-il ? Saint Thomas cite saint Matthieu et conclut : « ‘Abraham engendra Isaac ; Isaac engendra Jacob’ (Mt 1, 2), la Glose explique : ‘C'est-à-dire que la foi engendre l'espérance, et l'espérance la charité.’ Or la charité est l'amour, qui est donc causé par l'espoir. » Quand l’engendrement de la vie est fondé sur l’amour, l’espoir est vainqueur : « En tant que l'espoir regarde le bien espéré, l'espoir est donc causé par l'amour ; car on n'espère que le bien qu'on désire et qu'on aime. »

Tandis que l’espoir est le fait d’attendre et désirer quelque chose de meilleur, pour soi ou pour les autres, l’espérance est une confiance désintéressée en l’avenir, présente dans les traditions religieuses. L’espoir est joie et désir alors que l’espérance est prudence et patience ; l’espoir peut être déçu, l’espérance ne peut l’être ; l’espoir ne dure pas, l’espérance ne s’éteint pas ; l’espoir meurt avec l’échec, l’espérance ne le connaît pas. Pourquoi ?

Dans le christianisme, l’espérance est l’une des trois vertus théologales, entre la foi et la charité, évoquant la vie éternelle : « Les vertus humaines s’enracinent dans les vertus théologales qui adaptent les facultés de l’homme à la participation de la nature divine (cf. 2 P 1, 4). Car les vertus théologales se réfèrent directement à Dieu. Elles disposent les chrétiens à vivre en relation avec la Sainte Trinité », écrit le Catéchisme de l’Église catholique (n. 1812), qui précise : « La foi est la vertu théologale par laquelle nous croyons en Dieu », tandis que « l’espérance est la vertu théologale par laquelle nous désirons comme notre bonheur le Royaume des cieux et la Vie éternelle, en mettant notre confiance dans les promesses du Christ et en prenant appui, non sur nos forces, mais sur le secours de la grâce du Saint-Esprit. » (n. 1817) L’esprit de l’homme s’élève alors vers la lumière : « Espère, ô mon âme, espère. Tu ignores le jour et l’heure. Veille soigneusement, tout passe avec rapidité, quoique ton impatience rende douteux ce qui est certain, et long un temps bien court. Songe que plus tu combattras, plus tu prouveras l’amour que tu portes à ton Dieu, et plus tu te réjouiras un jour avec ton Bien-Aimé, dans un bonheur et un ravissement qui ne pourront jamais finir (Sainte Thérèse de Jésus). » (n. 1821)

Par son sacrifice et sa mort à la Croix, Jésus manifeste la perfection de l’espérance qu’il offre à l’humanité pécheresse, lui le Saint des saints, « lumière, né de la lumière » (Credo), lui qui ne connaît pas l’espérance, ni la foi, mais seule la charité à son sommet, au Golgotha. Dieu est Amour, par l’Esprit-Saint qui unit le Fils au Père. Mais cet amour divin est kénose, c’est-à-dire abaissement, anéantissement du Père pour le Fils et du Fils pour le Père : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. » (Jn 12, 24) Jésus révèle ainsi à l’homme que l’espérance dans la foi passe par la « nuit de l’esprit », qui désigne l’épreuve de désespoir qui atteint celui qui aime Dieu au-delà de tout bien, de tout espoir, et d’où jaillit son cri : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Dans le Château intérieur, sainte Thérèse d’Avila évoque la 6° demeure de l’âme marquée par cette « nuit de l’esprit », qui est la mort à soi-même, et d’où vient la tristesse qui peut conduire au désespoir. C’est la « nuit obscure » que saint Jean de la croix appelle aussi « vive flamme d’amour ». Elle est une kénose, l’abaissement d’un cœur brisé et broyé, d’un esprit humilié. Ainsi, le renoncement à toute lumière permet à l’âme de se guider par pur amour et sans aucun ressenti, ni délectation. Dans son Traité du purgatoire, sainte Catherine de Gênes désigne trois étapes : les commençants avec l’enthousiasme, puis les progressants dans la nuit et l’épreuve de la durée, enfin les parfaits dans l’attente paisible et douloureuse de la Vision béatifique. Ces trois étapes engendrent trois états de l’âme : l’amour et la fierté, puis l’angoisse et le désespoir, enfin le cœur brisé et l’esprit humilié, pour la rencontre avec le Christ kénose que nos crucifix montrent.

Le désespoir n’est pas un état d’esprit négatif, mais celui de l’âme humble se disposant à la rencontre avec Dieu, son Seigneur dans l’espérance. Cet enseignement est ancien, déjà donné par les prophètes : « Seigneur, nous voici plus petits que toutes les nations, nous voici humiliés par toute la terre, aujourd'hui, à cause de nos péchés. Il n'est plus, en ce temps, chef, prophète ni prince, holocauste, sacrifice, oblation ni encens, lieu où te faire des offrandes et trouver grâce auprès de toi. Mais qu'une âme brisée et un esprit humilié soient agréés de toi, comme des holocaustes de béliers et de taureaux, comme des milliers d'agneaux gras ; que tel soit notre sacrifice aujourd'hui devant toi. » (Daniel 3, 37-40)

La kénose divine, telle est l’espérance vers laquelle tend l’intelligence de la foi qu’enseigne saint Jean-Paul II : « L'objectif principal de la théologie consiste à présenter l'intelligence de la Révélation et le contenu de la foi. Mais c'est la contemplation du mystère même de Dieu Un et Trine qui sera le véritable centre de sa réflexion. On n'y accède qu'en réfléchissant sur le mystère de l'Incarnation du Fils de Dieu : il s'est fait homme et par la suite est allé au-devant de sa passion et de sa mort, mystère qui aboutira à sa résurrection glorieuse et à son ascension à la droite du Père, d'où il enverra l'Esprit de vérité pour établir et animer son Église. Dans cette perspective, il apparaît que la première tâche de la théologie est l'intelligence de la kénose de Dieu, vrai et grand mystère pour l'esprit humain. » (Foi et raison, 93)

Le Concile Vatican II rappelle la médiation de l’Église envers l’homme : « Mais qu’est-ce que l’homme ? Sur lui-même, il a proposé et propose encore des opinions multiples, diverses et même opposées, suivant lesquelles, souvent, ou bien il s’exalte lui-même comme une norme absolue, ou bien il se rabaisse jusqu’au désespoir : d’où ses doutes et ses angoisses. Ces difficultés, l’Église les ressent à fond. Instruite par la Révélation divine, elle peut y apporter une réponse, où se trouve dessinée la condition véritable de l’homme, où sont mises au clair ses faiblesses, mais où peuvent en même temps être justement reconnues sa dignité et sa vocation. » (Gaudium et spes, 12)

De l’espoir humain à l’espérance chrétienne, la vie est un dur chemin où le cœur de l’homme s’approche peu à peu de celui du Christ, dans un dépouillement, une transformation en Dieu par l’union de l’intelligence et de l’amour, en vue de l’attente prochaine de la Vision béatifique, sommet de l’espérance de l’homme et de la charité de Dieu.                     

Jean d’Alançon