La Cour de cassation affirme que des enfants, nés avant l’entrée en vigueur de la loi anti-perruche (4 Mars 2002) , pourraient être indemnisés d’un préjudice d’être né. Cette indemnisation représente un « déni de sa personne et sa mort symbolique » selon  Monsieur Jerry Sainte Rose, avocat général à la Cour de cassation au moment de l’affaire Perruche en 2000 et ancien conseiller d’Etat.

Cette décision se fait anormalement discrète alors qu’elle  est parfaitement inconstitutionnelle, et que cette reconnaissance du « préjudice d’être né » porte  atteinte à la dignité de la personne handicapée. Elle avait d’ailleurs pour mémoire fait largement scandale à l’époque, et avait généré une véritable levée de bouclier à la fois médiatique, politique et associative. Le dispositif « anti-Perruche » avait alors empêché la reconnaissance d'un tel préjudice et la décision du Conseil Constitutionnel s'y était également formellement opposé, pour des raisons éthiques et juridiques.

La Fondation Jérôme Lejeune publie à ce sujet une note d'analyse que nous restituons ci-dessous qui explique les transgressions et graves conséquences de ce récent arrêt, et revient brièvement pour rappel sur les développements de cette affaire.

Par un arrêt du 15 décembre 2011, la Cour de cassation vient nier le dispositif « anti-Perruche » [1], (qui interdit la reconnaissance d’un préjudice du seul fait de sa naissance, et cantonne l’indemnisation des parents à leur seul préjudice moral) [2], en affirmant que les enfants, nés avant son entrée en vigueur, pourraient être indemnisés de leur préjudice d’être né, indépendamment de la date de l’introduction de leur demande en justice.

La Fondation Jérôme Lejeune s’alarme de la décision du 15 décembre 2011 de la Cour de cassation qui lui paraît inconstitutionnelle et qui risque d’avoir des conséquences éthiques graves pour les 30 prochaines années.

La décision contestable de la Cour de cassation.

En l’espèce, un enfant naît en 1988, atteint d’une anophtalmie bilatérale non décelée pendant la grossesse. L’enfant handicapé, et ses parents agissant tant en leur nom propre qu’au nom de leurs autres enfants mineurs, assignent le médecin en 2006, afin d’obtenir l’indemnisation de leurs préjudices résultant de l’impossibilité d’interrompre la grossesse du fait de l’erreur de diagnostic prénatal.

Alors même que les parents, et l’enfant avaient connaissance de l’application de la loi anti-Perruche (votée en 2002), et n’avaient donc pas « d’espérance légitime de voir concrétiser leurs créances » quant à l’indemnisation de leur préjudice matériel pour les uns, ou du préjudice résultant du handicap pour l’autre, la Cour de cassation fait droit à leurs demandes, transgressant la volonté du législateur, et du Conseil Constitutionnel.

Une décision inconstitutionnelle.

Le Conseil Constitutionnel avait pourtant été très clair dans sa décision QPC du 11 juin 2010 : la loi anti-Perruche est constitutionnelle sauf en ce qu’elle s’applique aux instances en cours (qui ont débuté avant le 7 mars 2002, et n’ont pas été jugées définitivement à cette date).

Contrairement à ce qu’avance la Cour de cassation, le Conseil constitutionnel exprime clairement que le préjudice d’être né, et le préjudice matériel des parents ne peuvent être reconnus qu’aux instances en cours au 7 mars 2002. Il a bien précisé ensuite que pour des raisons d’intérêt général la loi anti-Perruche s’appliquerait aux instances nées postérieurement au 7 mars 2002 et concernant des situations juridiques nées avant cette date (Considérant n°23 décision QPC n°2010-2).

D’ailleurs, par deux décisions du 13 mai 2011, le Conseil d’Etat démontre que la décision du Conseil constitutionnel et les motifs qui en sont le support ne donnaient pas d’autre possibilité que de rejeter la demande d’indemnisation des parents et de l’enfant né avant le 7 mars 2002 lorsque celle-ci a été introduite après cette date.

L’avocat Général de l’arrêt Perruche, Jerry Sainte Rose, souligne que la Cour de cassation fait « une totale abstraction de la décision constitutionnelle qui s’impose à elle », mais aussi de la loi qu’elle ne vise a aucun moment dans son arrêt : «La volonté du législateur ne fait pas de doute, il souhaitait mettre un terme à l’action de l’enfant et des parents. Si la Cour de cassation détourne ainsi la loi, comment peut-elle demander que le justiciable la respecte ? »

Une décision menaçante

Deux actions, et deux préjudices sont à distinguer pour bien comprendre l’envergure de la menace de la décision de la Cour de cassation qui tend à appliquer la jurisprudence Perruche à tous les enfants nés avant le 7 mars 2002.

Tout d’abord l’action des parents, qui en réalité ne va bientôt plus avoir d’impact. En effet, comme le laisse entendre la Cour de cassation, les parents dont leur enfant est né avant le 7 mars 2002, et dont le handicap n’a pas été détecté pendant la grossesse, peuvent demander l’indemnisation de leurs préjudices moral et matériel, sans que la loi anti-Perruche ne s’applique. Cependant l’action en justice des parents se prescrit par 10 ans à compter de leur dommage, en l’espèce : la naissance de leur enfant. Ainsi, les parents d’un enfant né avant le 6 mars 2002, n’auront que jusqu’au 6 mars 2012 pour intenter une action en justice, et contourner l’application de la loi anti-Perruche. Il ne reste donc plus qu’un mois pour que d’éventuelles actions de parents surgissent, ce qui limite l’effet de la décision de la Cour de cassation sur ce point. Enfin la loi anti-Perruche pourra s’appliquer à tous les parents à partir du 7 mars 2012, et ce, sans contestation possible.

Ensuite, l’action de l’enfant né handicapé, qui est le coeur éthique de l’affaire Perruche et ses suites. Selon la décision de la Cour de cassation, tous les enfants nés, après une erreur de diagnostic prénatal, avant le 7 mars 2002, peuvent être indemnisés du préjudice d’être en vie. Or l’action en indemnisation de ces enfants se prescrit par 10 ans à compter de leur majorité. Ainsi les derniers nés au 6 mars 2002 auront jusqu’au 6 mars 2030 pour intenter une action en justice, et contourner l’action de la loi anti-Perruche.

C’est bien cela le plus éthiquement contestable : la dignité de la vie d’un enfant handicapé sera pour longtemps encore niée.

Une résurgence de la jurisprudence Perruche pour les 30 ans à venir.

Alors que tout le monde pensait que les conséquences de la jurisprudence Perruche avaient enfin été neutralisées par la décision du Conseil Constitutionnel, la Cour de cassation persiste à repousser les effets de la loi anti-Perruche au maximum dans ce qu’elle avait de plus symbolique : la dignité de la vie des personnes handicapées.

Cette décision «contra-legem» de la Cour de cassation vient faire ressurgir le préjudice d’être né et toutes les questions éthiques qui en émanent. Encore une fois, la Cour de cassation laisse entendre, à l’encontre de ce qu’avait décidé la représentation nationale quasiment à l’unanimité, que la vie d’une personne handicapée ne vaut pas la peine d’être vécue, que le dépistage prénatal a pour but de trier les enfants, parmi lesquels ceux dépistés handicapés sont destinés à être éliminés, et que les médecins ont l’obligation de mettre au monde des enfants « parfaits ».

Seul le législateur pourrait mettre fin à ce non-respect notoire de la dignité de la vie des personnes handicapées, en interdisant toutes actions relatives au préjudice d’être né, lorsqu’elles sont postérieures à la loi du 4 mars 2002.

Annexe : Historique de la Jurisprudence Perruche et ses suites

  • 17 novembre 2000 : Jurisprudence Perruche : la Cour de cassation permet l’indemnisation du préjudice d’un enfant résultant du fait d’être né avec un handicap non décelé pendant la grossesse, et confirme l’indemnisation du préjudice (moral et matériel) de ses parents résultant de leur impossibilité d’interrompre la grossesse du fait de l’erreur du diagnostic prénatal.
  • 4 mars 2002 : loi anti-Perruche (entrée en vigueur le 7 mars 2002) : 1. La loi neutralise la jurisprudence Perruche en interdisant à toute personne de se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance (action de l’enfant neutralisée). 2. La loi cantonne la réparation du préjudice des parents au seul préjudice moral, leur préjudice matériel étant supporté par la solidarité nationale (action des parents limitée). 3. La loi prévoit qu’elle sera applicable aux instances en cours, c'est-à-dire, à toutes instances initiées avant son entrée en vigueur (7 mars 2002) et non encore jugées définitivement (rétroactivité de la loi).
  • 6 octobre 2005 : Inconventionnalité de la rétroactivité de la loi anti-Perruche : Par deux arrêts, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a estimé que la rétroactivité de la loi anti-Perruche aux instances en cours était contraire à l’article 1 du protocole 1 de la convention européenne des droits de l’homme, et a en conséquence accueilli la demande des requérants (en l’espèce les parents d’un enfant dont le handicap n’avait pas été décelé au cours de la grossesse) d’être indemnisés de leurs entiers préjudices (moral et matériel), en dehors du régime prévu par la loi anti-Perruche.
  • 24 janvier 2006 : Application de la jurisprudence européenne par la Cour de cassation : Par trois arrêts, la Cour de cassation rejoint la décision de la CEDH relative à la rétroactivité de la loi anti-Perruche. La Cour exclut l’application de la loi anti-Perruche aux affaires initiées avant l’entrée en vigueur de la loi anti-Perruche, et non encore définitivement jugées, au motif que l’enfant né handicapé, ainsi que ses parents pouvaient légitimement espérer, selon la jurisprudence de l’époque, qu’ils seraient indemnisés du préjudice résultant de son handicap pour l’un, et de leurs préjudices matériel et moral pour les autres.
  • 11 juin 2010 : Question prioritaire de Constitutionnalité (QPC) relative à la loi anti-Perruche : Le Conseil Constitutionnel déclare la loi anti-Perruche constitutionnelle exception faite de la disposition prévoyant son application aux instances en cours. Le Conseil Constitutionnel n’avait pas d’autre choix que de suivre la décision de la CEDH. Aussi, il déclare inconstitutionnelle la rétroactivité de la loi anti-Perruche en ce qu’elles s’appliquent aux instances en cours, mais considère qu’il y a des motifs d’intérêt général pouvant justifier l’application de cette loi aux instances engagées après le 7 mars 2002 au titre de situations juridiques nées antérieurement (Considérant 23).
  • 13 mai 2011 : Application stricte de la QPC par le Conseil d’Etat : Par deux arrêts, le Conseil d’Etat rejette l’action initiée après le 7 mars 2002 d’un enfant né avant le 7 mars 2002 et de ses parents, en se fondant sur les motifs de la décision du Conseil Constitutionnel. Il applique la loi anti-Perruche à toutes les affaires initiées après le 7 mars 2002.
  • 15 décembre 2011 : arrêt de la Cour de cassation commenté dans la présente note : la Cour de cassation exclut l’application de la loi anti-Perruche aux situations juridiques nées antérieurement au 7 mars 2002, indépendamment de la date de l’action en justice.

 

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[1] Pour rappel la loi dite « anti-Perruche » était venue neutraliser la Jurisprudence Perruche qui permettait d’accueillir deux actions en justice: celle de l’enfant atteint d’un handicap non décelé au cours de la grossesse afin d’être indemnisé de son préjudice d’être en vie, et celle de ses parents afin d’être indemnisés de leur préjudice de n’avoir pu, du fait de l’erreur de diagnostic prénatal, interrompre la grossesse de leur enfant

[2] Plus précisément voir en annexe les deux types d’actions ; celles de l’enfant né handicapé, et celle de ses parents.