Une grande confusion domine notre société. Des opinions différentes, souvent même opposées, circulent sur des questions qui ne sont pas accessoires, mais plutôt essentielles : la vie, l'amour, le sexe, la famille, l'éducation... On ne peut pas nier que ces opinions existaient naguère, mais la plupart d'entre elles étaient marginales dans une société pourtant déchirée par des affrontements idéologiques plus violents qu'aujourd'hui.

 

De nos jours, ces opinions semblent équivalentes. Les peuples, désorientés, cherchent les solutions les plus faciles, permettant à chacun de faire ce qu'il veut sans déranger les autres. La confusion est devenue la nourriture quotidienne des esprits faibles et un jeu à la mode dans lequel les valeurs peuvent se tenir gaiement compagnie, et s'interchanger sans traumatismes ni remords. À l'université [1], lorsque je prononce une affirmation de principe, par exemple sur la valeur fondamentale de la vie, la réponse la plus fréquente n'est ni approbation ni négation, mais plutôt : Chacun peut penser ce qu'il veut.

Comment donc s'y prendre pour combattre la confusion ? Comment peut-on rétablir et fixer ces quelques grandes idées qui, avec la souplesse nécessaire, constituent quand même les berges d'une saine vie sociale ? Car on ne peut assurément faire de guerre civile...

Faut-il prendre le pouvoir ?

Faut-il, comme l'a enseigné Gramsci — ce qui a séduit nos intellectuels et pas seulement communistes — chercher à conquérir une suprématie culturelle, à imposer une pensée forte capable de soumettre celle des autres ? Si la réponse est oui, on se lance dans la bataille plein d'idéal, on publie des articles, on lance des manifestations, on récolte des signatures prestigieuses. Or il est intéressant de remarquer que si ces initiatives parviennent à affirmer et à diffuser certaines idées, elles échouent pour d'autres. Pourquoi ?

Prenons l'exemple du rejet de la loi 40 (qui réglementait la fécondation assistée en Italie, ndt) ; l'abstention écrasante lors du référendum semble avoir confirmé le réflexe catholique du peuple italien sur les questions de bioéthique, comme au sujet du PACS et de l'euthanasie, alors que la pensée dominante des éditorialistes, des scientifiques, des artistes et des personnages qui comptent se situe tout à fait à l'opposé. Au point que certains poussent les catholiques à engager la bataille en mettant en avant leurs intellectuels — s'ils existent. Mais on constate que les catholiques déjà engagés ou s'énervent, ou se découragent : la bataille pour la suprématie des idées ne semble pas être faite pour eux.

Pourquoi les idées catholiques ne s'imposent-elle donc pas, durablement et dans leur totalité ?

Une idée, pour devenir dominante, a besoin d'être en connivence avec le pouvoir : lorsqu'il ne s'agit pas du pouvoir politique et culturel auquel elle s'oppose, il s'agit du pouvoir de la conscience, en tant qu'affirmation d'une autonomie totale. C'est sur cela que s'appuient les batailles radicales, qui semblent être si efficaces. Voilà le fondement anthropologique de tant d'envies de révolte que partagent, ce qui est vraiment incroyable, la jeune chômeuse aussi bien que le mannequin millionnaire. Les tensions dominatrices ont pour caractéristiques non seulement la volonté de faire tomber les puissants du moment, mais aussi de maintenir là où ils sont ceux qui se trouvent en position d'infériorité ; elles confinent à la violence ou pactisent avec elle.

Ce fut le cas en Italie en 1968, lors de l'opération Mains Propres. On a assisté en direct au choc de deux tensions hégémoniques : dans un moment de consensus quasi général, on a remplacé les classes dirigeantes et on a expulsé leurs opposants avec violence, et pas seulement moralement. En ce sens, le désir hégémonique n'est pas une lutte pacifique pour la supériorité intellectuelle : c'est une réaction substantiellement identique au pouvoir qu'elle attaque.

Pas de juste pouvoir sans sacrifices

Les idées qui aspirent le plus facilement à l'hégémonie sont celles qui n'exigent pas de sacrifice, c'est-à-dire de renoncement au contrôle du réel. Certes, pour s'imposer, elles demandent des efforts et de l'abnégation, mais ces sacrifices sont subis ou requis dans le seul but d'être éliminés.

Le communisme en est un exemple formidable. Il a cherché à se réaliser à travers des sacrifices énormes de la part de ceux qui l'ont poursuivi et plus encore de la part de ceux qui l'ont subi, mais dans l'illusion d'une société parfaite, égalitaire et comblée. C'est pour cette raison qu'il trouve encore des soutiens (comme le prouve malheureusement le gouvernement de M. Prodi).

Or la revendication (appelons-la ainsi) des valeurs chrétiennes ne peut pas correspondre au rêve hégémonique. Elle postule des valeurs qui, pour être vécues, demandent le sacrifice.

Le pape a rappelé à plusieurs reprises que le fait d'être chrétien est une expérience de joie. Mais il s'agit d'une joie hors norme , d'une joie qui ne résulte pas de l'affirmation de soi, mais de l'affirmation d'un autre, de Dieu, c'est-à-dire de celui qui seul connaît vraiment la réalité et qui possède ses règles, puisque c'est lui qui la crée. Si l'homme s'incline devant les règles de Dieu, il vit mieux et il est plus heureux ; mais d'abord il faut qu'il s'incline. On peut facilement reconnaître cette condition, mais pour l'accueillir il faut être pur, exceptionnellement pur. En effet, il n'est pas difficile de reconnaître l'humanité profonde de ceux qui accueillent leurs limites, de ceux qui aiment pour toute la vie, de ceux qui respectent l'ordre naturel. Tout le monde admire saint François ; en même temps, tout le monde pense qu'il est impossible de vivre comme lui : trop de sacrifice et trop d'obéissance. Alors que saint François est justement la démonstration qu' il est possible de vivre ainsi . Seulement, on n'apprend pas à vivre ainsi avec les débats dans les journaux ou à la télévision.

Dieu n'a pas communiqué à l'homme le sens de la vie, de la souffrance et de la mort avec des définitions. Il a parlé, bien sûr, mais en prenant chair, en partageant la vie, la souffrance et la mort. Du point de vue hégémonique , comme le pape l'a récemment dit aux évêques suisses, il a échoué , il n'a pas pris le pouvoir, il n'a pas tout résolu : il a respecté la liberté de l'homme en mendiant sa collaboration. Il a confié la Résurrection, sa victoire, au témoignage de ses disciples : peu nombreux, sans instruction et aux marges du monde. Les chrétiens et l'Église ne peuvent qu'annoncer ce message et que pratiquer cette méthode. Leur popularité n'a été rendue possible, par exemple jusqu'à la suprématie médiévale, qu'avec la conscience, aujourd'hui voilée, que la raison et la volonté ne sont pas toutes puissantes.

Tout faire avec la conscience de ses limites

La prétention hégémonique est étrangère à l'action des chrétiens. Bien sûr, cela ne garantit pas qu'ils ne tombent dans ce piège : ils y sont tombés et ils y tombent encore, mais justement, ils deviennent dans ce cas étrangers à eux-mêmes et insupportables aux autres. Insupportables comme les autres. Car le problème, ce ne sont pas nos projets, mais la prétention qu'ils guident en eux-mêmes le changement du monde, qu'ils puissent être dominateurs.

Cela dit, cela ne signifie pas que les chrétiens ne désirent pas gagner les élections, qu'ils n'aiment pas la puissance de la culture et des œuvres, qu'ils ne veuillent pas une culture forgée par leurs principes. Celui qui n'agit pas, sa foi est bel et bien morte (Jc 2,17). Les chrétiens ne sont pas exemptés de l'engagement dans l'histoire, du risque de choisir, des contradictions et des guerres. Contrairement aux non-croyants, que le pape a invités à tout faire comme si Dieu existait (lors de la rencontre avec le clergé du diocèse d'Aoste du 25 juillet 2005, ndt), les chrétiens ne peuvent pas se cacher derrière Dieu : ils doivent tout faire comme si Dieu n'existait pas, en sachant toutefois qu'il existe bien et que lui seul dévoile et accomplit le sens de tout. Le premier mouvement de l'homme de foi est en effet la conscience de sa propre limite et de celle d'autrui. La conscience qu'aucune puissance dominatrice peut réaliser ce que la liberté ne peut ni ne veut : pas de domination sur la liberté !

* Giancarlo Cesana est membre du Conseil de présidence du mouvement Communion et Libération.

© Cet article a paru dans sa version italienne dans le quotidien romain Il Foglio, jeudi 1er février, avec son aimable autorisation. Traduction française Décryptage.

[1] L'auteur est professeur de médecine (Ndlr).

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