La guerre juste (I/V). Pourquoi les hommes font-ils la guerre ?

Nous vivons dans un monde où l’instabilité grandit, donc le risque de guerre. Pour répondre à la question de la justice de la guerre (jus ad bellum), il faut s’interroger sur la réalité de la guerre, en tant qu’elle est humaine, et non pas seulement une violence animale.

LA THESE d’ensemble de notre démonstration est qu’il peut y avoir des guerres justes. S’il est vrai qu’il faut toujours être juste, et s’il était vrai qu'il n'y eût absolument pas de « guerre juste », alors toute guerre serait injuste et elle le serait pour chacune des parties au conflit. La résistance la mieux fondée serait donc aussi injuste que la plus cynique des agressions. Tout le monde aurait tort à égalité, dès lors que l’épée serait tirée. Il serait inconditionnellement interdit à n’importe quelle société de se défendre.

Cela ne veut pas dire que toute guerre soit juste, ni même toujours juste au moins d’un des deux côtés. Chercher la paix et la justice par le moyen d’une action de force ne peut se justifier que de la part de l’autorité légitime, avec une intention droite, et si le bien commun est gravement mis en cause. Tout ceci requiert explication.

Le problème de la guerre

La guerre provient d’un désaccord entre volontés. Leur accord minimal est alors de rechercher une solution de force. Le désaccord prend alors la forme d’un duel. Mais, celui-ci n’oppose pas des individus.  La guerre est un affrontement meurtrier entre sociétés ou groupes sociaux. Elle reflète le caractère social de l’homme.

L’homme est le plus social de tous les animaux. Il a besoin d’amis, il est sensible à la justice et gouvernable par raison. Et pourtant il fait la guerre. Comment cela peut-il se faire ? Comment cela se fait-il ? Tel est le problème, anthropologique, que pose la guerre.

Première mesure du phénomène et explications sur les causes de la guerre

Contrairement à une idée reçue, le meurtre n’est pas chez l’homme un résidu d’animalité. Il est au contraire un propre de l’homme. Les animaux, comme les hommes, chassent et les espèces prédatrices tuent des individus d’espèces-proies, d’ailleurs avec mesure. De plus, à l’intérieur d’une même espèce, les animaux se battent beaucoup en combat singulier, mais le plus souvent ne se tuent pas, et surtout pas en réunion. Des processus naturels de régulation bloquent l’agressivité du vainqueur dès que le combat a désigné le vainqueur.

Il en va autrement chez l’homme. L’idée que le progrès d’une rationalité surmontant l’animalité apporterait automatiquement la paix est une erreur. Cette erreur est très dangereuse, car elle nourrit des illusions d’où sortent d’une part les illusions iréniques [1], causes de naïveté, d’impréparation et de négligence, d’autre part l’animalisation (et/ou la diabolisation) de l’adversaire, facteur de guerre totale.   

Prendre la mesure du phénomène « guerre »

Il faut d’abord prendre la mesure de ce phénomène appelé « guerre » : tous les éléments à notre disposition montrent que l’affrontement armé entre groupes humains est un fait universel dans le temps et dans l’espace, non pas exceptionnel mais assez courant [2]. La guerre est une caractéristique humaine aussi regrettable qu’indiscutable.

C’est donc de deux cas l’un : ou bien la guerre fait partie de la nature humaine – et de la nature humaine en tant que spécifiquement humaine ; ou bien elle n’en fait pas partie et il y a un mystère dans la nature humaine.

La guerre est propre à l’homme

Chez les animaux, à l’intérieur d’une même espèce, il y a des processus de régulation de la violence qui évitent le plus souvent au conflit de déboucher sur la mort des individus. Ce n’est pas le cas chez l’homme.

Au cours d’un « duel » ou en guerre, l’homme va souvent lutter à mort. La violence, chez l’homme, doit donc être régulée par la culture et le droit, car elle ne l’est pas par des mécanismes ou des instincts. Cela veut dire que l’homme n’est pas viable sans culture – et sans culture fonctionnelle. Une culture fonctionnelle est une culture de paix, en même temps qu’une culture de guerre juste, donc de limitation de la guerre, quand il y a juste recours collectif à la force armé. C’est pourquoi, si les barrières culturelles sautent, les humains peuvent se tuer sans limite quantitative ou qualitative.

La régulation animale

Les animaux ne font le plus souvent pas ainsi. Chez eux, le combat, l’épreuve de force sont souvent la règle, entre individus d’une même espèce, pour le territoire, la nourriture, la reproduction, le rang. Toutefois, il est très rare qu’il y ait pour cela une mort provoquée à l’intérieur d’une même espèce. C’est un peu comme dans certains duels de jadis, qui s’arrêtaient « au premier sang ».

Quand l’épreuve de force animale a suffisamment désigné son vainqueur, tout se calme. Chez les chiens, par exemple, c’est ritualisé : le vaincu exhibe un comportement de soumission, sur le dos, pattes en l’air. Souvent, après un combat, la hiérarchie est fixée entre dominant et dominé, et il n’y a plus de conflit. De plus, l’exhibition du comportement de soumission a pour effet d’inhiber l’agressivité du vainqueur [3].

En outre, il n’y a pas de guerre entre meutes, bien que les prédateurs puissent chasser en meutes. Les spécialistes discutent surtout au sujet des chimpanzés, à partir de faits qui semblent tout de même assez isolés. Le meurtre n’y est pas inhabituel [4], mais les statistiques brutes ne suffisent pas. Il faut considérer les circonstances. Par exemple, quand un mâle dominant en remplace un autre, il arrive que le nouveau détruise la progéniture du prédécesseur. Est-ce lié à un phénomène instinctif, comme lorsqu’une poule tue ses propres poussins, quand elle ne peut plus les reconnaître à l’odeur ?

Il y a aussi un cas connu depuis peu de « patrouilles » de chimpanzés envahissant régulièrement le territoire d’une autre troupe, et agressant mortellement les individus isolés rencontrés, adultes et surtout enfants [5]. Le groupe agresseur était anormalement important en nombre par rapport aux groupes normaux (x3). Il ne s’agit pas d’une guerre d’un groupe contre un autre, mais plutôt de meurtres en série, commis par des membres d’un groupe sur des individus d’un autre, et finissant par conduire le groupe agressé à se retirer plus loin.

On ignore si ce sont les mêmes individus qui participent aux différents « raids ». On ignore si le groupe agressé a eu conscience de l’être. On ne sait d’ailleurs pas si le groupe agresseur a eu conscience d’en agresser un autre.

On discute aussi au sujet du rôle que peut jouer la présence et la pression de l’homme sur ces comportements. Mon opinion est qu’ils semblent plutôt en rapport avec un besoin d’espace vierge à la recherche de nourriture. C’est ainsi que les truites (qui ne sont pas suspectes d’être pour nous de proches parentes), s’entredévorent, dans un espace clos, et pas ailleurs. Les spécialistes hésitent. Ce sont des questions ouvertes et disputées.  

Une particularité sociale

La guerre se trouve dans l’homme en tant qu’homme et non pas dans l’homme en tant qu’animal. La guerre comme choc de deux sociétés est donc une particularité humaine et cela éclaire sur les causes de la guerre. Comme il est faux que la guerre soit un résidu d’animalité, le progrès de la raison ne va pas l’éliminer automatiquement – car la raison peut être structurée plus qu’on ne croit par une logique de méfiance et donc de guerre (à travers le « doute », par exemple).

L’homme, dépourvu des régulations instinctuelles très rigides de l’animal, n’évite la guerre et ne régule sa violence que par la religion, la morale et le droit. Si ces régulateurs viennent à manquer, ou ne fonctionnement pas, voire se changent en enjeu et motif de conflit, la guerre peut prendre un caractère dévastateur. Il est courant que l’homme, subvertissant la fonction de la culture, en fasse un motif de guerre (guerres de religions ou d’idéologies, par exemple). La guerre se trouve donc bien dans l’homme en tant qu’homme (dans sa conscience et sa raison) et non pas dans l’homme en tant que simple animal. 

 

Henri Hude est philosophe, professeur aux écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan. Il a enseigné à l'Institut pontifical Jean-Paul II près l'Université du Latran. Dernier ouvrage paru : La Force de la liberté : nouvelle philosophie du décideur (Economica, 2011).
Aller plus loin : http://www.henrihude.fr/approfondir/theme2/405-2015-08-31-14-09-59

 

 Prochain article :
 Le mal et l’énigme de l’homme

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[1] Le prénom féminin « Irène » vient d’un mot grec signifiant « la paix ».
[2] Jean Zammit et Jean Guilaine, Le Sentier de la guerre. Visages de la violence préhistorique, Seuil, 2000.
[3] Konrad Lorenz, L’Homme dans le fleuve du vivant, Flammarion, 1992, L’Agression. Une histoire naturelle du mal, Flammarion, 2010.
[4] Michael Wilson and alii auctores, Nature, 513, Issue 7518, 414–417.
[5] John C. Mitani, David C. Watts, Sylvia J. Amsler, “Lethal intergroup aggression leads to territorial expansion in wild chimpanzees, Current Biology, Volume 20, Issue 12, 22 June 2010, p. 507-508.

 

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