La démesure des rémunérations de certains dirigeants dans les grandes entreprises est un marronnier du débat politique, d'autant que l'imagination des hommes est sans limite quand il s'agit d'inventer de nouvelles manières de gagner à coup sûr beaucoup d'argent, surtout quand les résultats de l'entreprise ne sont pas au niveau attendu.

Ensuite, l'histoire est chaque fois la même, et l'actualité nous la ressert ces jours-ci, sauf qu'en temps de crise, l'excès est plus criant.
Pourquoi, de période en période, le même scandale refait-il surface de la même manière ? La récession, en mettant à nu les mécanismes profonds de l'économie actuelle, permet peut-être, d'une part de mieux comprendre l'origine de ces rémunérations pharaoniques, d'autre part d'entendre des réponses qui étaient inaudibles il y a encore un an.
La crise révélatrice
La présente crise économique a sa source dans le surendettement généralisé de tous les acteurs de l'économie. Cette analyse est assez claire aujourd'hui, même si elle est souvent niée pour ne pas avoir à faire face aux conséquences pratiques d'une telle affirmation [1]. Mais d'où vient ce surendettement ? Comment le système s'est-il emballé ? Qu'est-ce qui a changé ?
D'un point de vue individuel, le moteur de l'endettement excessif est évidemment l'avidité : la cupidité, d'une part, et la surconsommation, d'autre part. Mais ces passions sont de tout temps, donc cela ne dit pas comment elles ont trouvé à se réaliser dans une aussi grande ampleur et sans frein. On trouvera la réponse dans la créativité des professionnels de la finance.
Tout le monde voudrait jouir d'une rente sur un capital. À cela rien de neuf. Mais une nouvelle possibilité est apparue au fil du temps. Le capital de cette rente ne serait pas une richesse déjà possédée ; il reposerait lui-même sur un emprunt, c'est-à-dire sur la promesse d'une richesse future.
Le mécanisme est le suivant : on possède un petit capital, qui peut même n'être qu'une bonne réputation auprès des établissements de crédit. Adossé à ce capital, on emprunte, sur la croyance dans un accroissement futur de la valeur de ce capital sans qu'on ait besoin d'y mettre de travail, par la seule hausse des cours sur le marché où ce capital est coté. Le capital de départ, augmenté de la dette, constitue donc l'avoir à partir duquel on pense pouvoir tirer une rente.
Tous ont cru à ce mécanisme : banquiers, fonds d'investissement et dirigeants d'entreprise avec les LBO, propriétaires immobiliers avec les subprimes, traders avec les effets de levier, mais aussi fonctionnaires ou allocataires avec les emprunts d'État.
Le cas de l'État est un peu particulier mais il entre dans la même logique. Les dépenses de fonctionnement (salaires des fonctionnaires et allocations, en particulier) excèdent les revenus, donc se font en partie à crédit. La maintien de ce train élevé de dépenses de fonctionnement devait soutenir la consommation, donc l'économie, donc les recette fiscales, et la boucle serait bouclée. Or il s'agit d'une forme de spéculation alimentée par la dette. (Ce procédé se réclame de Keynes, mais en le trahissant puisque Keynes ne parle d'un tel mécanisme que pour l'investissement, via le multiplicateur. C'est le propre de l'investissement productif de permettre un accroissement de la richesse future. La spéculation ne crée rien, elle consiste à profiter d'un mouvement haussier pour capter des richesses créées par ailleurs.)
Asseoir une rente sur un emprunt est un procédé fou parce qu'il néglige une réalité première : le capital n'est rien sans le travail productif. Le capital est une sorte de matière brute à partir de laquelle le travail productif crée la valeur. Un emprunt ne peut venir abonder un capital que si le nouvel ensemble est un investissement productif. L'avoir constitué de ce capital et de cet emprunt ne saurait servir de socle au versement d'une rente.
Le montage n'a pu tenir qu'un temps parce qu'il est spéculatif à court terme, et usuraire à long terme. Le cours ne peuvent monter à l'infini ; donc les rentes versées sont, en réalité, prises soit sur le capital lui-même, soit sur la juste rémunération de ceux qui travaillent. Quoi qu'il en soit, la dette reste, aucune valeur supplémentaire n'ayant été créée pour la rembourser.
D'où l'excès de dette, car elle devait sans cesse soutenir un capital, qui devait servir une rente indépendamment de tout travail productif. À ce titre, et sans vouloir faire de polémique, il faut considérer comme majoritairement improductifs nombre de financiers, de cadres dirigeants, de fonctionnaires et de propriétaires immobiliers. La productivité se mesure par rapport au service rendu, et les salaires devraient être proportionnels à cette contribution (les économistes disent que la rémunération devrait être égale à la productivité marginale du travail). En ce sens, les métiers de la finance sont peu productifs car ils ne rendent qu'une prestation de liquidité, dont l'utilité est faible comparée au travail de ceux qui délivrent les services ou fabriquent les produits ; de même, quand elle est mesurée sérieusement, la productivité réelle des dirigeants des grandes entreprises apparaît souvent minime [2]. Dans les faits, ces métiers bénéficient d'une rente de situation, financée en partie par le crédit.
La survalorisation de certains métiers
Venons-en au fait. Il s'agit d'une bulle, la bulle du crédit, qui a entraîné dans son sillage une autre bulle, la survalorisation des métiers qui tournent autour du capital (les directions générales des grandes entreprises et leurs conseillers, les banquiers d'affaires, les traders). La génération massive de crédits a permis à ces professions de se servir des rémunérations totalement disproportionnées au regard de leur contribution à la création de richesse. (Contrairement à ce que laisse croire, la notion de création de valeur pour l'actionnaire, les actionnaires n'ont pas gagné à cette situation dont ils sont censés être les rois. Les intermédiaires qui étaient supposés les servir au mieux de leurs intérêts en ont davantage profité. Cette singularité a été remarquée par un sociologue, Olivier Godechot, quand il a analysé les systèmes de rémunération des traders dans les années 1990 et 2000 [3].) Seule une création monumentale de monnaie par le crédit a pu permettre à autant de personnes de gagner autant d'argent sur une période aussi longue, pour une productivité réelle aussi faible.
Cette même bulle de la rémunération des métiers du capital a poussé à la fraude certains acteurs, pour se maintenir au niveau intenable auquel la profession tournait dans son ensemble. Après la faillite d'Enron, la loi Sarbanes-Oxley aux États-Unis et la loi sur les Nouvelles Régulations économiques en France avaient eu pour but affiché d'empêcher tout nouveau scandale majeur ; il n'a pas fallu attendre longtemps après leur vote pour que Bernard Madoff monte sa vaste escroquerie et que plusieurs autres financiers réputés élaborent des systèmes frauduleux massifs, quoique de moindre ampleur, ce jusqu'à Jérôme Kerviel. Face à la loi, la pression sociale du milieu du capital a prévalu : toute la profession affichait des revenus exorbitants ; il fallait s'y conformer. La règle implicite du monde de la finance et des instances dirigeantes des grandes entreprises semble l'avoir emporté sur l'impératif de légalité, ce qui explique l'inefficacité des lois qui n'ont pas tenu compte de cette culture déréglée.
Maintenant, la résorption d'une telle bulle est particulièrement difficile parce qu'elle implique qu'un grand nombre de professionnels renoncent aux niveaux de rémunération très élevés dont ils ont bénéficié pendant longtemps, et parce que cette habitude est devenue la norme du milieu de la finance. C'est à ce niveau que se situent les scandales successifs des retraites des dirigeants de la Royal Bank of Scotland et de Valeo, des primes des cadres d'AIG et de Natixis, et des stock-options de la Société Générale. Ces affaires montrent juste que nombre d'esprits ne sont pas du tout prêts à reconnaître que leurs rémunérations ont été portées par une bulle, et que toutes les bulles spéculatives ont une fin.
[1] Liberté politique.com, Les Etats et la crise devant le mur de la dette
[2] Voir par exemple le 1er chapitre de Robert S. Kaplan, David P. Norton, Alignment: Using the Balanced Scorecard to Create Corporate Synergies, Harvard Business School Press, 2006

 

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