Rémi Brague : « On ne peut pas survivre sans Dieu »

Rémi Brague est philosophe, membre de l’Institut. Dans son dernier livre, Le Règne de l’homme (Gallimard) — le dernier volet d’une trilogie consacrée à la manière dont l’homme a pensé successivement son rapport au monde, à Dieu puis à lui-même — il décrit la montée en puissance du projet moderne. Et son échec.

En se coupant de son passé pour aller toujours plus de l’avant, l’homme moderne s’est-il empêché de penser l’avenir, et donc de le réaliser ?

Le passé n’est pas un boulet que nous traînerions au pied et qui nous entraverait. Il est au contraire ce sur quoi nous nous appuyons pour avancer. Nous ne pouvons nous comprendre comme porteurs d’avenir que si nous commençons par nous comprendre comme héritiers du passé.

Nous ne sommes gros d’avenir que si nous sommes lourds de passé. Nous ne serons les parents de nos enfants que si nous sommes conscients d’avoir été d’abord les enfants de nos parents. Nous ne transmettrons aux générations futures que si nous nous sentons, pour ainsi dire, transmis nous-mêmes.

Pour que l’homme puisse régner, il fallait le couper de Dieu, faire « table rase ». Mais ce plan ne s’est-il pas retourné contre l’homme lui-même, en l’amenant à s’idolâtrer ?

Il a fallu commencer par se faire de Dieu une certaine idée, particulièrement imbécile. C’est celle d’un adversaire qu’il faut abaisser pour que l’homme puisse s’élever. Comme s’il existait une sorte de balançoire : quand Dieu monte, l’homme descend, et réciproquement. On peut à la rigueur la trouver chez Hérodote, avec son idée de la nemesis, une sorte de jalousie des dieux devant le bonheur des hommes. Elle est plus claire chez Feuerbach, puis chez Nietzsche.

Depuis le christianisme, pour lequel Dieu se laisse crucifier pour libérer l’homme, il faut laisser cette image plus ou moins consciente là où elle a sa place, c’est-à-dire à la nursery, si ce n’est à l’asile.

Des auteurs du xixe siècle ont déjà dénoncé l’auto-idolâtrie de l’homme moderne : un chrétien comme Baudelaire, ou un agnostique comme Flaubert. Mais au fond, toute idolâtrie est une idolâtrie de soi-même. Ce que nous appelons des idoles sont au fond des miroirs que nous tendons à notre propre désir.

L’homme peut-il survivre, ou plutôt peut-il vouloir survivre sans Dieu ?

Le « ou plutôt » par lequel vous précisez votre question met le doigt sur le point essentiel : vouloir. Nous vivons une sorte de « triomphe de la volonté », en ce que l’homme décide de plus en plus de ce qu’il est, et déjà, de savoir s’il existera. Mais comment décider que notre volonté doit mener à la vie plutôt qu’à la mort ? Le suicide est lui aussi un acte volontaire, et qui n’est même pas sans une certaine noblesse.

Survivre sans Dieu ? L’expérience commence à nous montrer que non. Les groupes sociaux qui se définissent comme « séculiers » sont particulièrement inféconds. Et certains disent très explicitement qu’il est moralement mal d’avoir des enfants. Un marchand de soupe « philosophique », qui se proclame hédoniste, donc faire du plaisir le souverain bien, le déclare à qui veut l’entendre.

Mais finalement, vive Darwin ! Nous procédons à une sorte de sélection naturelle — ou surnaturelle. Les groupes humains qui veulent survivre, et qui en prennent les moyens, survivront. Quant à ceux dont les comportements montrent qu’ils veulent la mort, ils l’auront. Mais qu’on se rassure : sans violence, par simple extinction. Vous vouliez la mort ? Vous l’avez. Alors, de quoi vous plaignez-vous ?  

Pour faire advenir le projet moderne, l’homme a dû dominer la nature, grâce à la technique. Quelle est la place de la nature, dans un monde moderne qui rejette tout ordre, naturel ou divin ?

La nature n’y est guère vue plus que comme un réservoir d’énergie, ou une carrière d’où extraire des matières premières. Ou alors, nous la rêvons comme un jardin dans lequel nous pouvons nous délasser.

On peut noter d’ailleurs que, comme cela se produit souvent, exagérer dans une direction mène, par contrecoup, à aller trop loin dans la direction opposée. Je pense à une certaine tendance à diviniser la Nature, chez les « Philosophes » autoproclamés des « Lumières » françaises. Et aussi, de nos jours, à la figure de Gaia, la Terre, à laquelle certains adeptes de l’écologie dite « profonde » rêvent de sacrifier l’homme.

À égale distance de ces deux extrêmes, il serait bon d’en revenir à la nature « vicaire de Dieu » dont parlent Alain de Lille au XIIe siècle, puis le Roman de la Rose au XIIIe : puissante, belle, inventive, mais subordonnée ; créative, mais sans qu’on la confonde avec le Créateur. 

 

Propos recueillis par François de Lens.

 

L’histoire et l’échec de la Modernité

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Dernier volet d’une trilogie consacrée à l’anthropologie, Le Règne de l’homme est un ouvrage fouillé et rigoureux sur l’histoire et l’échec de la Modernité. Et si l’auteur regrette qu’il soit incomplet (« je croyais que je ne réussirais pas à lire le dixième de ce qu’il aurait fallu ; je sais maintenant qu’il s’agissait du centième »), le lecteur, lui, profite largement du savoir encyclopédique du philosophe.

« Le projet moderne comporte deux faces tournées, l’une vers le bas, ce qui est inférieur à l’homme, l’autre vers le haut, ce qui lui est supérieur. » Il s’agit d’abord de soumettre la nature : « Au lieu que ce soit le cosmos qui donne sa mesure à l’homme, c’est l’homme qui doit se créer un habitat à sa mesure. Le sens de l’idée d’ordre change alors radicalement. » C’est ensuite une volonté d’émanciper l’homme « par rapport à tout ce qui se présente […] comme son origine inaccessible : un dieu créateur et/ou législateur, ou une nature que son caractère actif rend divine ».

L’auteur explique comment l’avènement de la Modernité a été préparé puis comment elle s’est déployée, et montre enfin son échec. La pensée moderne s’est attelée à concevoir des choses avant qu’elles existent, ouvrant ainsi le chemin à sa réalisation technique : « L’intention de dominer la nature précède la naissance de la technique qui en permettra la réalisation. » Non sans paradoxes. Elle se base sur ce qu’elle rejette : « Ce que l’on repousse est aussi ce sur quoi on s’appuie. » En oubliant de distinguer les progrès matériels et la progression spirituelle, comme le faisait saint Augustin, et qu’ils ne sont pas toujours liés… loin de là ! Or « l’esprit public des sociétés occidentales a fait de l’adhésion au progrès le critère du bien ». S’y opposer, ou même seulement s’en poser la question, c’est se discréditer. Et passer dans le camp du mal.

L’homme se tourne vers lui-même. « Péguy fait remarquer que l’homme moderne est moins athée que, d’un mot de son cru, “auto-thée”. » Il devient l’être suprême, débarrassé de toute servitude. Puis il doit être « recréé », voire « remplacé ». L’échec se profile alors.

Comment, en effet, se projeter dans l’avenir sans conscience de son passé ? En se coupant de toute antériorité et supériorité, l’homme s’empêche de penser son avenir. « Il faut se savoir descendant d’ancêtres pour se sentir soi-même appelé à devenir le père d’une postérité. » Ce problème de la perte conjointe du passé et de l’avenir avait déjà été énoncé par Tocqueville : « Non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants. » Et la société moderne, en se coupant de ses attaches, se met elle-même en danger, ce que Rémi Brague explique en citant Böckenförde : « L’État libéral, sécularisé, vit de présupposés qu’il est incapable de garantir lui-même. »

L’abandon de Dieu, loin de faire avancer l’homme, le renvoie en arrière : « La fin du culte de Dieu mène moins à un progrès qu’à une régression vers une religiosité primitive, l’idolâtrie, qui porte désormais sur l’homme lui-même. » Or « l’homme ne peut lui-même se prononcer sur sa valeur ; il serait juge et partie. […] Il y faudrait un arbitre neutre entre les hommes et les animaux. […] Il y faut Celui qui a déclaré au sixième jour de la Création que tout y était “très bon” ». Mais l’homme moderne est-il encore capable d’adorer ce qu’il a brûlé ?

 Fr. de L.

 

Rémi Brague
 Le Règne de l’homme
 Genèse et l’échec du projet moderne
 Gallimard, 2015
 Coll. « L’esprit de la cité »
 416 pages, 25,00 €