Que signifie être conservateur aujourd’hui ?

Source [Pierre de Lauzun pour Le nouveau conservateur] On parle beaucoup de conservatisme depuis quelques temps. C’est dû en partie à la situation politique : l’émergence d’E. Macron a fait éclater la cohabitation ambiguë des droites, libérale, conservatrice et autres au sein des Républicains, et on a perçu un peu vite les tentatives de F. Fillon ou de FX Bellamy comme signes de l’émergence de thèmes conservateurs. Mais c’est aussi un thème éditorial, comme le montre le monumental dictionnaire du conservatisme. Mon propos ici sera de cerner quel sens authentique, c’est-à-dire porteur de voies nouvelles, on peut lui donner aujourd’hui.

De quoi s’agit-il ?

Le conservatisme est né en réaction à la Révolution française ; il s’est positionné face à elle et aux idées qu’elle représentait. Né en Angleterre avec Burke, il s’est développé ensuite ailleurs, avec toutefois une difficulté plus grande en France, du fait de l’emprise plus grande du fait révolutionnaire. D’autant que la réaction en retour y a pris de Bonald à Maurras des formes contre-révolutionnaires plus dures que le conservatisme.

Pour faire simple, le conservateur oppose au projet révolutionnaire de reconstruction de la société à partir d’une idéologie posée au départ, une conception de la société politique fondée sur l’expérience de l’histoire, empirique mais attentive à dégager des références morales ou sociales, ainsi que sur l’attachement à des institutions issues de cette même histoire et permettant la vie en commun, de la famille à la nation.

Tel quel, ses limites sont de deux ordres. D’un côté, l’empirisme peut le conduire à admettre aujourd’hui ce qu’il refusait hier et donc à être à la remorque d’une évolution dominée par le camp d’en-face., d’autant que sa réserve à l’égard de l’élaboration théorique le conduit souvent à rester flou et à s’hybrider avec d’autres conceptions, comme le libéralisme. D’un autre côté, la prédominance d’un comportement en réaction empêche de discerner et de proposer des directions d’action assurées et affirmatives, fondées sur des idées explicitement assumées. Certes, le XIXe siècle a donné des exemples de politiques de type conservateur hardies et réussies dans leur genre, comme Disraeli ou Bismarck– malgré leurs défauts. Mais c’est moins net au siècle suivant : Reagan et Mme Thatcher par exemple ont eu un réel succès, mais leur positionnement était hybride entre conservatisme et libéralisme ; comme était hybride le gaullisme, de façon différente. L’ordo-libéralisme allemand d’un Adenauer est en partie aussi un succès conservateur, mais il ne se présentait pas comme tel et était lui aussi hybride.

Il y a donc dans le conservatisme une faiblesse constitutive, que le nom même met en évidence : conserver peut être une fonction noble, mais elle ne se suffit pas à elle-même et suppose un critère du vrai ou du bien, afin de pouvoir reconnaître ce qui est bon et qu’on conserve, sans être dominé par une vision du temps dictée par ceux qu’on combat. Il apparaît donc qu’un développement sain du conservatisme suppose une réflexion et une élaboration intellectuelles plus exigeantes et plus approfondies.

Pensée classique et paradigme relativiste

C’est qu’en réalité l’enjeu est fondamental, et va bien au-delà d’une réaction adaptée à une conjoncture politique : ce contre quoi le conservatisme réagit, au-delà des événements révolutionnaires, est en effet un paradigme dominant depuis trois siècles. C’est ce que je montre dans un livre qui vient de paraître, Pour un grand retournement politique . Un paradigme est ce qui structure la pensée et l’expression commune : ce paradigme, qu’on l’appelle libéral ou relativiste, est fondé sur le refus de la recherche commune du vrai et du bien, au profit d’un a priori de neutralité dans lequel l’homme émancipé est censé se faire lui-même. Dès lors, la seule notion du bien que doit reconnaître la société est le droit de chacun à définir comme il l’entend ses valeurs et références sous réserve du droit équivalent du voisin. Les conséquences de ce paradigme ne se sont fait sentir que progressivement : si on maintenait jusque vers 1960 bien des éléments traditionnels, on ne déployait ce faisant pas tout le potentiel révolutionnaire inscrit dès 1789. En revanche l’époque actuelle en est une étape radicale, à la suite du grand virage des années 60 et de ce qu’on appelle post-modernisme.

Le débat est supposé régner, mais dans les faits les références communes se réduisent au minimum : le matérialisme, l’argent et le politiquement correct. Il en résulte une lente dérive qui ronge ces biens communs essentiels que l’humanité avait repérés ou construits au cours de son histoire. On le voit avec la famille : peu touchée jusqu’en 68, elle fait maintenant l’objet d’une véritable déconstruction, avec à la base le refus de s’engager. Or son principe même est l’engagement mutuel sur la durée. Cela dit, dans la pratique elle subsiste : une proportion peut-être majoritaire des personnes reste fidèle à son conjoint, élève au mieux ses enfants, et est solidaire de ses parents. Et donc la sagesse ancienne, les réflexes naturels restent présents. Mais les gens ne savent pas articuler une pensée alternative, car la pensée et l’expression collective sont dominées par notre paradigme. C’est qu’échapper à cette emprise n’est pas simple. Un paradigme n’est dépassé que lorsqu’un autre émerge, qui permet de résoudre les difficultés que le précédent ne résolvait pas. A défaut, la pensée reste conditionnée, et les mouvements contestataires se heurtent aux dominantes de la société. On l’a vu avec La Manif pour tous, mobilisant paisiblement des millions de personnes, mais sans qu’il y ait écoute de son message, même hypocritement. Au contraire le mouvement a continué avec la PMA, bientôt la GPA et l’euthanasie. Parce que c’est dans la logique du système de pensée dominant, et qu’inversement l’argumentation de la Manif pour tous, fondée sur une forme de loi naturelle, est irrecevable dans ce contexte de pensée.

Cette réflexion doit conduire à reconnaître que le fondement conceptuel et moral d’un conservatisme bien compris doit être cherché dans un corps de pensée plus fondamental, en l’occurrence la pensée classique, dont les conservateurs développent en fait une forme pragmatique, mélangée avec des éléments allogènes. La pensée classique est notre grande tradition de pensée politique depuis Aristote et Thomas d’Aquin ; toujours vivante, elle se trouve de nos jours chez un Alasdair MacIntyre ou un Roger Scruton, malgré certaines limites. C’est elle qui nourrit la Doctrine sociale de l’Eglise. On y trouve le sens de l’objectivité du bien et du vrai - et l’importance centrale de la personne, qui ne peut exister et se développer qu’au sein de communautés solidaires, grâce à une éducation humaniste tournée vers le vrai et le bien. S’y ajoute la conscience que les sociétés sont des édifices complexes, impliquant l’interaction de nombreuses personnes, qui se régit par des règles de vie dégagées au cours du temps et intériorisées, et non à partir de théories édifiées a priori. Une des forces de la pensée classique est de donner du recul. Cela permet de se moins perdre dans les miasmes du débat politique, sans pour autant cesser d’espérer et d’agir.

Les impasses

Les effets de notre paradigme sont délétères. Derrière le décalage croissant entre les opinions et les élites, le délitement et l’éclatement des partis ou la montée de ce qu’on appelle populisme, il faut lire la sourde angoisse naissant de la dégradation du lien social et de la perte de repères, sans parler de la mondialisation, des migrations ou de l’écologie. Face à la montée des interrogations, on ne se sent pas les ressources collectives pour les affronter ensemble.

Le populisme est un symptôme majeur du désarroi actuel : c’est une remise en question parfois brutale des élites dominantes, en qui une bonne partie de la population n’a plus confiance. Il peut avoir un impact réel, comme le montrent Trump, Johnson, ou Salvini. Mais il recouvre des réalités très variables. Or pour être une solution durable, un mouvement politique doit déboucher sur une vie commune profondément renouvelée, ce qui implique une élaboration intellectuelle appréciable et l’émergence d’élites et de mœurs nouvelles. Mais à ce stade non seulement les divers populismes, à commencer par le RN, ne proposent rien de tel, mais ils refusent ces tâches. D’où le risque soit de l’échec, soit d’une dérive. On l’a vu avec les Gilets jaunes : leur dérive a mis en évidence leur tentation anarchique et leur indétermination. Ils sont bien sûr l’expression d’une souffrance réelle, et retrouvent souvent les préoccupations des conservateurs, mais ils n’offrent pas une solution.

Toutefois l’exemple majeur de l’emprise de la pensée dominante, et le plus porteur de menace, est son refus de reconnaître l’ampleur et la signification de l’immigration de masse que connaît l’Europe – alors même qu’elle inquiète une bonne partie de la population. Car selon ce cadre de pensée qui vénère l’émancipation et le bouleversement de l’existant, le mal provient des cultures européennes, mais pas de l’arrivée de populations qu’il perçoit comme minoritaires et opprimées (comme le prolétariat autrefois). Mais cela conduira le système à une impasse définitive, car les références de ces migrants, notamment musulmans, sont contradictoires avec notre paradigme.

Que faire ?

Plutôt que d’être bloqués entre l’islamisation et la décomposition, et pris de vitesse, il faut se remuer. Mais retourner un paradigme est une opération de grande ampleur, qui prend beaucoup de temps, au-delà des péripéties de la vie politique. Cela demande trois choses, que je développe dans ce livre : rebâtir une pensée politique ; agir à la base dans les communautés ; et ne pas délaisser le champ politique. J’ai évoqué le premier point avec la pensée classique : l’enjeu n’est rien moins qu’une décolonisation des esprits, à commencer par soi-même.

Il faut ensuite agir à la base. Toutes les grandes transformations se sont faites d’abord de façon capillaire. La société de demain se joue d’abord dans les familles et l’éducation. Puis dans les associations, les entreprises ou plus généralement l’innovation économique et sociale dans des communautés élémentaires qui sont plus libres et mobiles que l’appareil public et qu’il ne peut entièrement contrôler. Ces lieux où se combine une gratuité réelle et l’esprit d’entreprise, et où on peut reconstruire.

Cela n’implique pas pour autant un repli communautaire. Car il faut aussi agir dans les structures politiques où cela s’avère possible malgré leurs limites, y compris européennes. Et avant tout au niveau national, car la nation reste la seule communauté politique vivante : c’est dans son cadre que nos sociétés s’organisent, en commençant par le droit, la solidarité économique et sociale et la défense ; et le niveau de vie de la plupart des gens est déterminé par leur appartenance nationale. Seul le principe national fait que des soldats meurent pour sauver des touristes en vadrouille. Mais cela ne veut pas dire que les menaces contre la nation ne soient pas considérables. Citons-en deux : la sécession d’une partie des élites qui jouent le mondialisme, profitant des structures nationales mais en refusant les solidarités. Et le rêve fédéraliste européen, qui poursuit la chimère d’un peuple européen inexistant et en son nom paralyse les capacités de réveil national. Or il y a de nombreuses mesures urgentes à prendre sur des enjeux de survie : immigration, économie, coopération intra-européenne (hors fédéralisme), déficits etc. Sans parler des espaces de jeu à élargir, notamment pour l’éducation. Encore faut-il pour cela mettre une vraie compétence au service d’une vraie créativité : ce n’est pas parce que les gens compétents ou les intellos sont plutôt de l’autre côté et ont dit bien des bêtises, que l’on peut se passer de la compétence ou de la réflexion. Et naturellement, comme dans toute action politique, cela dépend des circonstances et du jeu des personnes. Mais le champ est trop important pour être abandonné.

A très court terme, beaucoup souhaitent une recomposition groupant conservateurs, souverainistes et populistes. Hors de France la formule prospère, sous des formes diverses. Mais ce stade, ici c’est irréaliste : tant que les Républicains n’auront pas vu l’échec de leur retour à l’UMP, que Marine Le Pen sera là, que les chapelles domineront, et qu’un leader ne se sera pas détaché. Le moment n’est donc pas propice. Il peut le devenir, et il faudra saisir l’occasion. Mais même dans ce cas, il faut garder à l’esprit la portée séculaire du renversement à opérer. Cela évite les impatiences et les désillusions, en cas d’échec comme en cas de succès apparent. Car le vrai succès ne se situe pas sur ce registre. Il faut donc prendre les aléas électoraux comme ce qu’ils sont : des péripéties. Et garder tranquillement le cap sur le long terme.