L'affaire des réfugiés Afghans donne lieu à l'habituel étalage de bons sentiments. C'est gentil, ce n'est pas suffisant. La première chose à faire serait de se renseigner sérieusement : l'arrivée de quelques centaines d'individus est-elle une sorte de test qui, s'il est positif, donnera lieu à des flux de plus en plus importants ?

Si le directeur de France Terre d'asile est bien renseigné, il y aurait actuellement trois millions d'Afghans en exil au Pakistan et en Iran, deux des pays limitrophes [1] ; ce chiffre montre l'ampleur du mouvement migratoire provoqué par la situation dramatique de ce pays. Quelle fraction de ce flux serait-elle susceptible de prendre le chemin de l'Europe si les pays membres de l'Union ouvraient grand leurs portes ?
Deuxième question à se poser : sommes-nous capables d'accueillir convenablement des masses de réfugiés ? Dans l'état actuel de notre gouvernance, il est à craindre que l'immigration soit traitée comme les autres problèmes : nominalement, sans s'en donner réellement les moyens. Regardons ce qui se passe pour nos régimes sociaux : nous voulons des retraites généreuses, des soins d'excellente qualité pour tous, des subsides (RSA, etc.) versés à tous ceux qui n'ont pas des revenus suffisants pour vivre décemment ; mais nous ne voulons pas payer l'addition, ou du moins nos dirigeants ont peur de nous la faire payer, si bien que même durant les années de croissance nos finances sociales s'enfoncent dans le déficit. Qui va lancer une pétition pour que la CSG et l'impôt sur le revenu soient augmentés au profit des réfugiés (Afghans, mais aussi Soudanais, Somaliens, etc.) ?
Le coût de la générosité abstraite
Nous savons comment se terminent les élans de générosité abstraite : des centaines de milliers de pauvres hères, parqués dans des camps ou livrés à eux-mêmes, réduits aux petits boulots, à la mendicité, à la rapine. Cessons de raisonner comme si la France et l'Europe étaient des entités capables de faire des efforts sérieux, soutenus, au profit des centaines de millions de nos frères humains déshérités. Or, quand ils viennent chez nous, s'occuper d'eux convenablement coûte fort cher : par exemple, les Pays-Bas, qui pratiquent le bon scolaire [2], majorent celui-ci de 90 % quand il concerne un immigré, car c'est le prix à payer pour lui donner toutes ses chances malgré son handicap culturel.
Or qui d'autre veut payer ce prix ? En Occident, l'argent ne va pas facilement à nos frères du Tiers Monde ; il sert plus facilement à effectuer des paris sur la défaillance de Thomson, à hauteur de 60 milliards d'euros – c'est le montant des Credit Default Swaps émis à titre de protection , dira-t-on dans un langage financièrement correct décalqué du politiquement correct , envers une éventuelle défaillance de cette société endettée de seulement 2,84 milliards d'euros [3] — ou encore à augmenter de moitié le montant des bonus versés par les institutions financières de la City [4] pour fêter les merveilles accomplies par la finance en 2009.
Ne soyons pas injustes : la charité privée existe, et certains se dévouent de façon admirable. Mais quand je vois le président du Secours catholique proposer que tous les États renoncent au règlement de Dublin qui leur permet de renvoyer les réfugiés vers les pays d'entrée dans l'espace européen , et que l'on organise au niveau européen une répartition de l'accueil temporaire [des réfugiés afghans] [5], je me demande : cette ONG et ses homologues vont-elles parvenir à offrir, concrètement, des conditions de vie décentes à des millions de réfugiés, pendant une durée qui a de grandes chances de tendre vers l'éternité – car, même si par miracle l'Afghanistan ne reste pas encore de nombreuses années dans une situation épouvantable, d'autres pays prendront le relais : pour créer des situations désastreuses à côté de réussites extraordinaires, on peut faire confiance à l'humanité !
Maintenant, soyons encore plus épouvantablement réalistes : les réfugiés, comme la fabrication des vêtements ordinaires, coûtent beaucoup moins cher dans le Tiers Monde qu'en Europe. Dans un pays où les gens, majoritairement, vivent en dépensant l'équivalent de trois dollars par jour, les Occidentaux peuvent subvenir aux besoins des réfugiés avec disons six dollars par tête et par jour (dont un pour la gestion de l'aide et deux pour les prédateurs qui se remplissent les poches au passage). En France, pour ces quatre euros, on leur fournira au maximum le logement ! Pour les nourrir, les vêtir, les soigner, leur apprendre la langue et les usages, etc., et gérer le tout, on ne s'en sort pas à moins de 50 euros par jour. Compte tenu de l'ampleur du problème et de la rareté des fonds disponibles, sous-traiter à des pays pauvres l'accueil des réfugiés en provenance d'autres pays pauvres est une manière de faire que l'on devrait étudier sérieusement. Peut-être existe-t-il des raisons de ne pas s'engager dans cette voie, mais refuser a priori de lui consacrer une étude d'impact et de faisabilité me semblerait irresponsable.
Mieux aider avec l'intelligence
Et pour terminer une suggestion peut-être moins farfelue qu'elle n'en a l'air. Deux des trois Afghans renvoyés à Kaboul, à en croire les photos, sont de jeunes hommes – à peu près de l'âge des soldats français qui vont risquer leur vie là-bas (cf. à ce sujet l'avis du général Salvan). S'ils veulent que leur pays retrouve la paix — et une paix autre que la pax talibana — pourquoi ne leur donnerait-on pas les moyens d'y contribuer efficacement ? L'armée française n'aurait-elle pas besoin sur place d'hommes qui parlent le dari, connaissent les usages locaux, et puissent faciliter la coopération avec les militaires afghans ? Non seulement pour se battre, mais aussi pour mener les programmes de contact avec la population et de pacification sans lesquels, à ce que j'ai compris, la supériorité des armes ne suffira jamais à éradiquer le totalitarisme islamique.
Pour s'attaquer au délicat problème des réfugiés en provenance des zones de conflit, bien d'autres idées pourraient être encore lancées, puis examinées et soit rejetées, soit mises en pratique. Ce qu'il faut, c'est sortir de l'enfermement dans une sorte de charité traditionaliste et bécassine où, me semble-t-il, nous sommes passablement tombés.
Caritas in veritate nous exhorte à nous servir de nos méninges quand nous nous soucions du bien d'autrui ; faisons-le !
Osons voir que se donner bonne conscience en ouvrant les portes à ceux qui ont eu les moyens de se payer des passeurs est autre chose que la charité chrétienne [6] ; osons imaginer que Jésus, aujourd'hui, nous demande peut-être d'optimiser la façon dont nous utilisons des ressources rares pour améliorer le sort de centaines de millions d'hommes placés dans des situations impossibles, plutôt que de faire tout un pathos autour des quelques cas les plus médiatisés.
La charité en vérité, ou la charité télévisée, il faut choisir !
*Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l'université Lyon 3, vice-président de l'association des économistes catholiques.

 

 

[1] La Croix, 22 octobre 2009.
[2] Financement des établissements scolaires par attribution d'une somme déterminée pour chaque enfant ou adolescent qui le fréquente. Très intéressante, cette formule réalise une véritable égalité entre établissements, publics et privés, et assure le libre choix de l'école par les familles. La Hollande la pratique avec bonheur depuis environ quatre-vingts ans. Nous aurons l'occasion d'en reparler.
[3] Le Figaro, 22 octobre 2009.
[4] Les Echos, 22 octobre 2009.
[5] Dans La Croix, 22 octobre 2009.
[6] Celle-ci commence par la justice, dit la doctrine sociale de l'Église. Or est-il juste de dépenser 50 euros par jour en faveur des personnes, plutôt privilégiées en moyenne, qui parviennent à émigrer en Europe, et de refuser 4 ou 5 euros à celles qui restent sur place ou s'exilent dans un pays voisin, simplement parce que la détresse des premières, portée à notre connaissance par les médias, nous émeut davantage que celle des secondes ?
***