Semeur

Le psaume 126 nous di : « ils ont semé dans les larmes, ils moissonnent en chantant ». Il arrive aussi que ce soit l’inverse : que l’on sème dans l’euphorie, et que l’on récolte dans l’amertume.

Le premier cas de figure correspond à l’investissement : au lieu de consommer, de jouir du présent, on dépense pour préparer l’avenir, pour construire des  équipements, des institutions, des relations, qui donneront des fruits plus tard. Les mères ont longtemps enfanté dans la douleur – et il arrive, en dépit des progrès de l’obstétrique, que ce soit encore le cas – mais ensuite que de joie !

Le second enchaînement est fréquent en politique. L’État (y compris l’État providence) commence par distribuer de l’argent en empruntant – c’est-à-dire en le faisant créer par un simple jeu d’écritures, sans que rien n’ait été produit. Cet argent s’accumule sous diverses formes – celle de l’assurance vie en euros, par exemple – et constitue de la fausse épargne, qui ne correspond à aucun investissement. Parallèlement, la dette publique gonfle. Cela peut durer des années, voire dix, vingt ou trente ans, parce que les prêteurs ne font pas leur devoir d’état, qui est de ne prêter qu’à bon escient, pour produire et investir. Puis certains créanciers commencent à s’inquiéter : si la dette publique a pris la forme de titres négociables, comme c’est en général le cas depuis un siècle, ils cherchent à refiler la patate chaude à des institutions encore confiantes.

La spirale infernale

Progressivement, il y a de moins en moins de gogos pour accepter le mistigri. Les ventes se font donc à bas prix, ce qui signifie des taux de rendement élevés au cas (de moins en moins probable) où le principal serait intégralement remboursé. Les nouveaux emprunts portent intérêt à ces mêmes taux, et les États emprunteurs doivent s’endetter de plus en plus pour payer les intérêts. Ils augmentent les impôts, ce qui ralentit l’activité, donc rend plus difficile le paiement des impôts, et par voie de conséquence celui des intérêts, sauf recours accru à l’emprunt. La spirale infernale est en place.

Parfois, un gouvernement et un peuple courageux parviennent à enrayer ce mouvement. Mais si des amis bien intentionnés viennent faciliter l’octroi de crédits supplémentaires de façon à rendre le redressement moins pénible, alors le plus souvent celui-ci n’a pas lieu ; à un moment donné le débiteur ne trouve plus personne pour lui prêter encore et encore, chacun le considérant comme une sorte de tonneau des Danaïdes. Il cesse donc d’honorer ses engagements, c’est la banqueroute,  et ses créanciers perdent, non pas leur richesse, évaporée depuis un certain temps, mais la possibilité de refiler le mistigri à d’autres. Ces créanciers directs doivent reconnaître et assumer leurs pertes, et le cas échéant en reporter une fraction sur d’autres (déposants, épargnants, qui sont les créanciers indirects des États) dont ils ont trahi la confiance en ne cessant pas assez vite leurs opérations hasardeuses.

Amputer pour éviter la gangrène

Actuellement, les États surendettés et les institutions financières en sont à la phase où certains créanciers se débinent. Beaucoup de banques et d’organismes d’assurances, notamment, ont considérablement allégé leur portefeuille de titres « souverains » émis par les États dont la réputation faiblit.

Le scénario européen est celui des « amis bien intentionnés » dont la commisération ne fait que retarder l’échéance fatale et augmenter le montant des créances qui devront être passées par pertes et profits. La vraie solidarité, en l’occurrence, serait de laisser les faillites se produire : elles auraient dû avoir lieu il y a déjà plusieurs années ; plus on attendra, plus elles seront graves, plus leurs conséquences sur l’économie réelle, sur la vie des gens, seront pénibles.

La situation est comparable à celle d’une gangrène qui commence par le pied : à défaut d’antibiotique adéquat, plus l’amputation est précoce, moins elle est handicapante. Attendre en appliquant des cataplasmes, soi-disant par bienveillance, mais en fait par pusillanimité, signifie que le blessé ne perdra pas seulement le pied, mais la jambe entière, ou même la vie.

Continuons la métaphore médicale. Les antibiotiques, ce sont les refus d’accorder des crédits supplémentaires que les prêteurs professionnels auraient dû opposer il y a déjà longtemps aux États dont les finances ne sont pas saines. Les banques et les investisseurs institutionnels ont le pouvoir de dire oui, mais parfois le devoir de dire non. Le drame est que ces organismes n’ont pas su dire « non » en temps voulu. Leurs responsables ont-ils été naïfs, moutonniers, ou cyniques ? Se sont-ils dit que les États peuvent se comporter comme Bernard Madoff, mais nettement plus longtemps, sans que leurs dirigeants risquent la prison ? Ont-ils pensé qu’il leur suffirait d’être les premiers lorsque les rats quitteraient le navire ? En tous cas, ils ont failli à leur devoir qui était d’opposer un refus catégorique à des emprunteurs ne remplissant pas les conditions de solvabilité usuelles.

La solvabilité, mystérieuse inconnue

Quelles sont ces conditions ? Beaucoup pensent qu’être solvable, c’est être capable de rembourser ses dettes : c’est une erreur monumentale quand il ne s’agit pas d’individus et de ménages, mais de personnes morales. Un couple qui s’endette pour acheter le logement familial doit effectivement être capable de payer les échéances prévues sans avoir recours à l’emprunt. Mais une entreprise ou un État n’est pas une famille. Pour ces agents, il est normal de rester endettés à perpétuité : c’est un moyen, complémentaire des fonds propres, pour financer les immobilisations et disposer du fonds de roulement requis pour avancer les salaires et les achats, qui précèdent les ventes. Une entreprise saine, qui se développe, ne se désendette normalement pas : au contraire, ses dettes augmentent, ainsi que son capital et ses réserves, à peu près au même rythme que son activité. Et il en va de même pour un État bien géré. Certes, on ne parle généralement pas des fonds propres des États, mais cela ne veut pas dire qu’ils n’existent pas : si la valeur des immobilisations dépasse le montant des dettes, il y a des réserves.

Qu’est-ce donc que la solvabilité de ces personnes morales qui restent perpétuellement endettées ? C’est le respect d’un certain nombre de règles de bon sens : un capital social et des réserves suffisants ; un compte de résultat régulièrement bénéficiaire, sauf accident de parcours ; des perspectives d’avenir prometteuses, correspondant à des produits pour lesquels il existe des débouchés rémunérateurs, à la maîtrise d’un ou plusieurs métiers, à une capacité d’innovation, d’adaptation aux inévitables changements, et à une bonne résilience (surmonter les coups durs), généralement liée à la qualité et à la loyauté des équipes.

Autrement dit, la solvabilité est le point de contact de la finance avec la réalité. On reproche parfois à la « sphère financière » d’être déconnectée du monde réel, ce qui est hélas en partie exact : cette déconnexion consiste essentiellement dans un oubli des critères de solvabilité – critères qui ne sont pas principalement financiers, mais réels. Le vrai job d’un banquier, ce n’est pas de prévoir l’évolution des cours de bourse, mais d’apprécier la qualité professionnelle, organisationnelle et morale d’hommes qui produisent et qui vendent des biens et des services. Il peut estimer solvable une petite entreprise dont le patron n’a aucun bien immobilier à donner en garantie mais dont le projet de développement est solide et porté par des hommes compétents et courageux.

Le banquier, et plus généralement le créancier et l’investisseur en fonds propres, sont en quelque sorte des juges de solvabilité. Leur verdict est susceptible d’appel, car il est toujours possible de s’adresser à un autre prêteur potentiel, mais ces juges peuvent prononcer l’arrêt de mort d’une organisation, et ils ont le devoir de le faire lorsqu’elle ne remplit pas les conditions requises pour mériter la confiance des prêteurs.

Le drame est que ces juges de solvabilité n’ont pas osé juger les États, ou plus exactement les équipes dirigeantes (et dans une certaine mesure les peuples) comme ils auraient dû le faire.

Le surendettement, conséquence du mépris de la démocratie

Les débats actuels montrent combien difficile est la prise de conscience de la fragilité des pouvoirs publics. Notre imaginaire nous fait croire que la seule limite au pouvoir des élus doit être le suffrage universel. Quelle naïveté ! Il existe une autre limite, à savoir ne pas dépenser durablement plus que le montant des recettes, c’est-à-dire des impôts, sauf pour des investissements valables[1]. Comme tous les organismes, l’État, les collectivités territoriales et la sécurité sociale sont assujettis à la contrainte budgétaire : ils ne doivent pas produire des services coûtant nettement plus cher que ce que le bon peuple est disposé à payer. Le consentement à l’impôt – question classique lors des oraux de finances publiques – est à l’origine même de la démocratie, et il a autant d’importance que le suffrage universel. En un mot, il ne faut pas que le Prince ait la possibilité de faire financer ses dépenses autrement que par l’impôt démocratiquement consenti.

On comprend la colère contre « les marchés » de ceux qui n’ont jamais eu la fibre démocratique : leur poil se hérisse contre la souveraineté du consommateur de services publics, contre le contrôle de la dépense publique par le contribuable. Ils voudraient tellement qu’une sorte de despotisme – évidemment éclairé – soit à l’abri de ce contrôle vulgaire exercé en première instance par les « cochons de payants », et en seconde instance par les prêteurs. La plus grande partie des nombreux articles qui paraissent pour réclamer une mise au pas des marchés, réalisée par exemple par une mainmise du pouvoir politique sur la Banque Centrale, correspond à ce rêve d’un pouvoir tutélaire qui ne doit pas avoir de limites, sa sagesse étant infiniment supérieure à celle des citoyens.

En réalité, le pouvoir des prêteurs est le rempart de la démocratie ; il s’oppose à ce diktat permanent qui, au nom de l’intérêt général (assimilé à ce que quelques dirigeants doctrinaires ont comme projets pour leurs semblables, qu’ils considèrent en leur for intérieur comme leurs sujets), organise la vie des gens comme bon leur semble à eux les chefs.

Les sujets faisant de la résistance, c’est-à-dire rechignant à payer des impôts égaux au coût excessif des services publics dont les pouvoirs publics leur imposent la consommation, l’endettement est le moyen de continuer à commander et agir comme bon leur semble en dépit de cet obstacle. Et c’est là que le laxisme financier devient l’allié de nos tyranneaux : les prêteurs complaisants, qui ne font pas respecter les règles de la solvabilité, annihilent le contrôle démocratique (la nécessité du consentement à l’impôt). Le surendettement de beaucoup de nos États est ainsi le résultat d’un régime de faveur accordé aux pouvoirs publics, en contradiction avec les principes de base de la démocratie, par les organismes dont le devoir aurait été de surveiller les élus et les hauts fonctionnaires tout autant que les chefs d’entreprise et les ménages.

La faillite des surendettés est la juste punition des prêteurs laxistes

Les prêteurs sont les surveillants des agents qui dépensent plus qu’ils ne gagnent, y compris lorsque ces agents sont des États. Et comme souvent, le problème est de savoir qui va surveiller les surveillants. La réponse est simple : les créanciers se surveillent les uns les autres. Certes, une Banque centrale ou une autre autorité monétaire et financière peut contribuer utilement à cette surveillance ; certes, les agences de notation et les analystes financiers apportent leur contribution ; mais in fine les créanciers qui n’ont pas voulu sanctionner le manque de solvabilité de leurs emprunteurs sont sanctionnés par le refus que finissent par essuyer les dits emprunteurs quand il leur faut trouver de nouveaux crédits pour s’acquitter du service de leur dette (remboursements et paiements d’intérêt). Car à cet instant – l’heure de vérité – la valeur de leur créance s’évanouit, ou du moins baisse fortement.

Ainsi ceux qui n’ont pas déclaré à temps l’insolvabilité des mauvais emprunteurs sont-ils sanctionnés non par une instance administrative ou judiciaire, mais par le refus de leurs pairs de continuer à remplir le tonneau des Danaïdes.

À cet égard les sauvetages qui s’organisent sous nos yeux sont consternants. Ils retardent les faillites indispensables pour la régulation du système financier. Ils donnent le sentiment aux prêteurs que les règles de la solvabilité peuvent être adoucies par des décisions discrétionnaires. Le relativisme envahit la déontologie financière ; le bien et le mal se transforment en appréciations subjectives ; on espère qu’en intronisant des grands-prêtres pour dire que le mal n’en est pas vraiment un, le problème sera résolu. Mais relisons Raymond Boudon : le relativisme n’est jamais la solution ; celle-ci vient toujours des tâtonnements que nous effectuons pour nous rapprocher de la vérité.

Cessons de déguiser la réalité. Les faux droits se sont multipliés : il faut les résorber. L’inflation n’étant pas suffisante pour s’en charger, il ne reste que la banqueroute, totale ou partielle, des débiteurs insolvables. Keynes parlait de la nécessaire « euthanasie des rentiers », mais son rival français, Jacques Rueff, exprimait les choses de façon plus précise : les créances partiellement fausses doivent être réduites à leur contenu réel. Il est temps de faire le ménage. Ce sera douloureux, mais il s’agit là de semer dans les larmes pour pouvoir un jour moissonner en chantant.

Codicille

Entre l’écriture de ce texte et sa relecture, j’ai pris connaissance d’un article fort intéressant écrit par mes collègues Augustin Landier et David Thesmar[2]. Ils estiment que « le surendettement de certains États et banques bloque la reprise », si bien que « les créanciers doivent accepter de perdre une fraction de leur mise pour relancer l’économie ». Par exemple, « les épargnants allemands abandonneront une partie de leurs créances vis-à-vis des banques espagnoles ». Ou encore, la dette des banques insolvables, exception faite des dépôts à vue, « pourra être transformée en capitaux propres sur décision du régulateur ». Et enfin : « il est essentiel que les investisseurs soient exposés au risque réel de leurs investissements ».

Après tant de discours lénifiants, ce réalisme est ce qu’on appelait jadis « une culotte de gendarme » (un peu de bleu) dans un ciel désespérément gris. Les règles de la solvabilité, et la nécessité de les faire respecter, ont tant été perdues de vue, y compris par beaucoup d’économistes, qu’elles semblaient avoir coulé dans l’océan du sentimentalisme contemporain contre lequel s’élève Benoît XVI. Il est réconfortant de les voir remonter à la surface.

Photo : Statut du semeur de Grande-Anse © Wikimedia Commons / adqproductions

[1] Rémy Prud’homme, collègue dont les qualités d’observateur et la perspicacité sont éminentes, a donné maints exemples d’investissements publics inutiles.

[2] « Un euro sans fédéralisme, c’est possible », Les Échos, 20 juin 2012.