Parlement européen

Certes, la vraie solidarité, conformément à l’étymologie de ce mot, rend solide. Mais elle est difficile à mettre en œuvre. Se gargariser d’un mot magique est une chose, la plus répandue qui soit ; se montrer pleinement solidaire, avec tout ce que cela implique de discipline, de renoncement à l’indépendance, de consentement à des prélèvements parfois très lourds, en est une autre. Il est des cas où, faute de pouvoir mettre en œuvre une vraie mise en commun à l’échelle voulue, mieux vaut maintenir ou ériger des cloisons raisonnablement étanches capables d’éviter aux erreurs des uns d’entraîner les autres dans le même malheur que leurs auteurs.

Inatteignable Union européenne

L’union, pour être autre chose qu’un mot creux, requiert la solidarité. L’Union européenne ne fait pas exception à cette règle. Or les conditions d’une pleine solidarité ne sont pas remplies à l’échelle des 27 pays membres, non plus qu’à celle des 17 pays ayant adopté l’euro. Il existe un petit peu de solidarité entre les 27, et entre les 17, mais sans commune mesure avec ce qui est nécessaire pour constituer une véritable union. L’État fédéral allemand réalise vraiment l’union des Länder ; les États-Unis d’Amérique constituent un vrai pays, nonobstant la diversité des 50 États ; l’Union européenne ne rassemble pas de la même façon, loin s’en faut, ses États-membres.

Les innombrables réunions de chefs d’État ou de ministres européens l’ont bien montré : les États-Unis d’Europe ne sont pas pour demain. Le chemin à parcourir est beaucoup trop long, beaucoup trop escarpé, pour qu’on puisse espérer déboucher en un ou deux ans sur une fédération comportant un pouvoir exécutif et un législateur capables de prendre en main les affaires de l’Europe. Quand l’union et la pleine solidarité sont hors de portée, rien ne sert de sauter comme des cabris en criant « l’Europe, l’Europe », disait Charles de Gaulle, il faut être réaliste, prendre les choses comme elles sont.

Assumer un cloisonnement réaliste

Mais alors, que faire ? Dominique de Villepin concluait un article récent, intitulé « La désunion est la véritable cause de la crise de l’Euro », en citant Benjamin Franklin, dont la formule « s’unir ou périr » a impulsé la formation des USA. Si cette alternative s’imposait aujourd’hui aux peuples européens, il ne resterait plus qu’à périr, puisque l’union ne se fera pas à bref délai, comme il le faudrait pour miser très gros sur elle dans la tragique conjoncture actuelle. Heureusement, l’ancien Premier ministre dramatise, recourant à la technique, classique en politique, qui consiste à présenter une solution irréaliste (ou, dans d’autres cas, bancale) comme la seule existante.

Tournons-nous plutôt vers la devise (apocryphe ?) des Rohan : « Roi ne puis, duc ne daigne, Rohan suis ». L’Europe est diverse, multiple, cloisonnée : ne pouvant s’unir, c’est de son cloisonnement (à la fois linguistique, culturel et politique) qu’elle peut tirer le moyen de surmonter la crise actuelle.

Les cargos et pétroliers sont construits selon un principe de cloisonnement, de façon à ce qu’une avarie survenant en dessous de la ligne de flottaison cause seulement l’inondation d’un compartiment du navire, et non pas celle de sa totalité, ce qui aurait pour effet de l’envoyer par le fond. Le cloisonnement n’empêche pas le bateau d’être une entité ; il ne signifie pas que la salle des machines navigue à part des cabines et des soutes : il augmente les chances de survie de l’ensemble en cas d’accident grave survenue à l’une des parties constitutives.

Le cloisonnement est le moyen de surmonter des coups durs ; c’est un facteur non de division, mais de résilience. Il n’est pas une manifestation d’égoïsme, de chacun pour soi, mais le moyen d’éviter la catastrophe complète en évitant que les maux qui affectent un compartiment s’étendent aux autres. Pour colmater la brèche qui a provoqué l’inondation d’une partie du bateau, il faut que les autres parties soient au sec, pour que leurs occupants soient à même de travailler à cette réparation.

Cloisonner pays par pays les finances publiques européennes

Autrement dit, en cas d’avarie survenue en un point de la coque, il ne faut pas ouvrir grand les portes étanches qui font communiquer entre elles les différentes parties du navire, dans l’espoir que la solidarité des parties préservées sera de quelque utilité pour les parties où des voies d’eau se sont déclarées : cela ne servirait qu’à faire couler le bateau entier. La solution est au contraire de fermer ces portes tant que c’est possible, de façon à limiter l’inondation et à avoir une chance de pouvoir se diriger vers un port ou du moins flotter jusqu’à l’arrivée de secours.

Les eurobonds, les fonds européens de sauvetage (FESF ou MES) ouvrent les portes étanches : c’est le plus sûr moyen de faire « boire la tasse » à tous les Européens. De même que la libre circulation à l’intérieur de l’espace Schengen, à laquelle s’ajoute la jurisprudence européenne rendant pratiquement impossible l’expulsion d’un immigré clandestin, est le plus sûr moyen d’aboutir à la submersion de l’ensemble de l’Europe par les malheureux du Tiers-monde – submersion prévue depuis un demi-siècle par Alfred Sauvy.

Le cloisonnement financier n’est pas un refus de la solidarité entre pays européens, pas plus que la surveillance efficace des flux migratoires n’est un refus de la solidarité avec le Tiers monde. Dans les deux cas, ce qui est refusé est la sensiblerie, la conception bécassine du partage qui aboutit au malheur à la fois de ceux qui donnent et de ceux qui ont besoin de recevoir. Actuellement, la soi-disant solidarité européenne empêche les pays surendettés de faire la banqueroute partielle nécessaire à leur redémarrage ; et de même l’excès d’immigration a pour résultat l’impossibilité de faire ce qui permettrait une bonne intégration des immigrés, et ce qui serait utile au développement de leurs pays d’origine. Ces bonnes intentions solidaristes ne sont pas seulement inefficaces, mais nuisibles, contraires au bien commun.

La « maison Europe » doit donc se concevoir non comme un « open space » où tout le monde est censé travailler en dépit du brouhaha, mais comme une demeure composée de différentes pièces séparées par des portes. Les portes sont faites pour être tantôt ouvertes, tantôt fermées : n’ayons pas peur de les fermer lorsque c’est utile, c’est la condition pour disposer aussi de bonnes occasions de les ouvrir.

Le cloisonnement ne signifie pas la fin de l’euro

Quelques pays sur 17 feraient mieux de sortir de l’euro : cela est tout autre chose que de revenir partout aux monnaies nationales ! L’euro n’est pas en lui-même un obstacle au cloisonnement ; ce qui ouvre grand les portes à la déferlante qui risque de tous nous noyer, c’est l’utilisation de la BCE au service d’une solidarité sotte. La BCE n’a pas à aider les pays dont la dette publique est excessive ; contrairement à ce qui se dit et s’écrit à longueur de colonnes, elle n’en a d’ailleurs pas les moyens : il y a belle lurette que la planche à billets n’existe plus, et les discours sur ce sauveteur tout-puissant relèvent du fantasme.

Majoritairement, les commentateurs assimilent la crise des dettes publiques européennes à une crise de l’euro : c’est une erreur. Certes, la dépréciation sur les marchés des obligations et bons du Trésor des pays surendettés de la zone euro, phénomène on ne peut plus normal, peut entraîner une baisse de l’euro par rapport au dollar et à d’autres unités monétaires, parce que les investisseurs qui vendent ces titres vendent les euros qu’ils en obtiennent pour acheter des dollars et les utiliser pour acquérir des titres du trésor américain. Mais en quoi cela serait-il une menace pour l’euro ? Les mêmes commentateurs n’expliquent-ils pas que l’économie de la zone euro n’est pas assez compétitive ? Cela veut dire que la baisse de l’euro à laquelle nous assistons depuis quelques mois est plutôt une bonne chose.

Arrêtons donc de considérer la faillite des États surendettés comme une catastrophe qu’il faudrait empêcher à tout prix. La grande catastrophe serait que, ayant instauré une solidarité sotte, un méli-mélo des bonnes et des mauvaises créances au sein de l’Union européenne et de la zone euro, nous obligions les investisseurs internationaux à bazarder le bon grain avec l’ivraie, à massacrer tout ce qui est libellé en euro, au lieu de sanctionner les seuls débiteurs qui ont trop longtemps tiré sur la ficelle.

La destruction créatrice à l’œuvre au niveau des États

Les marchés sont comme les aires où l’on vannait le blé : ils servent à éliminer le son pour conserver le bon grain. Ne les empêchons pas de remplir leur fonction. Certes, ce n’est pas agréable pour des hommes politiques d’être à la tête de pays en banqueroute, surtout si la responsabilité en incombe très largement à leurs prédécesseurs, mais il en va de même pour les chefs d’entreprise. Il y a besoin de destruction créatrice pour les États comme pour les entreprises : disparition des produits, des formules, des manières de faire, des modes de gestion, devenus obsolètes, pour laisser la place à de nouveaux produits (des services publics renouvelés, par exemple dans le domaine de la protection sociale), à de nouvelles méthodes de production et de gouvernance.

La crise est un processus économique, politique et social classique. Il ne faut pas, sous l’effet de la panique, chercher à tout prix à en dissimuler les symptômes, à faire tomber la fièvre, à ingurgiter force médicaments fussent-ils en fait plus néfastes qu’utiles. Les médecins nous expliquent avec raison qu’il est mauvais de prendre des antibiotiques quand notre rhinopharyngite est provoquée par un virus et non par un microbe : inspirons-nous de cette sagesse médicale, ne nous bourrons pas de médicaments politico-économiques inadaptés, et rappelons-nous que le meilleur moyen pour éviter la propagation de certaines maladies est encore de ne pas aller toutes les cinq minutes embrasser les porteurs de germes.  

 

Jacques Bichot est économiste et professeur émérite à l’université Lyon 3

 

Photo : Parlement européen à Bruxelles © Wikimedia Commons / Alina Zienowicz Ala z