La notion d' art recouvre aujourd'hui des réalités totalement diverses. L'art contemporain se définit lui-même comme une négation de l'art, tout en revendiquant sa démarche... artistique, laquelle est parfois seulement financière (financial art). D'où des confusions aux confins parfois de la perversité intellectuelle, et la nécessité de maîtriser les contours du vocabulaire utilisé.

Ainsi, les mots Art , Art contemporain et Financial Art sont trois notions différentes.

 

Art

Dans sa conception originelle, l'art est une activité humaine existant depuis le paléolithique. C'est un langage qui délivre un sens par des moyens non verbaux, grâce à un accomplissement de la forme. L'art se juge selon des critères de qualité de la forme, de rayonnement, par son caractère unique, lié à l'œil et à la main de celui qui crée. L'art peut être exceptionnel, bon, médiocre ou mauvais, un jugement de valeur peut lui être appliqué.
L'artiste, quand à lui, accepte le risque d'échouer dans sa tentative ou de ne pas toujours atteindre le meilleur. La finalité première qui l'anime est d'accomplir l'œuvre. Le contenu ne pouvant être que le don de la forme.
L'art a de multiples facettes, styles, genres. L'expression est toujours renouvelée puisque elle est le fruit de la création d'êtres singuliers et uniques.

Art contemporain

Malgré l'emploi du substantif Art , l' Art contemporain (AC) a un sens tout à fait différent.
Que dit l'AC de lui-même ? L'Art contemporain se présente comme étant tout sauf l'art au sens originel du terme.
L'AC exclut :

  • l'idée d'une nécessité d'accomplir la forme pour dégager le sens,
  • l'idée qu'une œuvre d'art se juge d'abord et selon des critères esthétiques,
  • l'idée positive et mystérieuse de la beauté,
  • l'idée de l'existence d'une forme de présence et d'être dans les œuvres accomplies.

L'AC affirme :

  • la création par le verbe, l'élaboration d'un concept,
  • la présentation de la réalité telle qu'elle est, excluant tout mystère ou transcendance,
  • la présentation du monde présent, sans passé ni avenir,
  • une démarche expérimentale ayant pour but l'expérience elle-même.

L'AC se légitime :

  • par sa capacité de rendre compte de la réalité sans l'idéaliser,
  • par son rôle critique de la société.
  • par sa métamorphose, sa créativité permanente qui entraîne une rotation sans fin d'objets dont l'imperfection permet de s'en défaire pour en consommer d'autres,
  • par le fait qu'elle privilégie l'évènement, la relation, l'instant présent.

Les deux pratiques de l'AC
La dé-liaison entre le fond et la forme qui caractérise l'AC a pour conséquences une incertitude sur le sens et les finalités de ce type d'expression.
Il en découle deux pratiques différentes de l'AC :

1/ L'AC vertueux
L'AC vertueux accomplit la noble fonction critique . Les théoriciens évoquent sa pertinence , son utilité sociale, son autonomie face à la récupération politique où financière. Il existe en effet des mouvements et des artistes pratiquant cette voie... beaucoup sont issus de groupuscules ayant des idéaux politiques, écologiques ou autres. Ils usent du statut d'artiste pour apparaître dans les médias et bénéficier de l'impunité, privilège lié à la liberté attachée à la création en Occident.
Citons en exemple parmi d'autres, les artistes anglais Yes men dont les happenings détournent par ruse des situations sociales scandaleuses afin de les révéler aux yeux de tous. On se souvient du happening que fut leur conférence de presse au retentissement mondial où, déguisés en dirigeants de l'entreprise Dow Chemical, à l'insu des journalistes, ils déclaraient assumer, vingt ans après les faits, la responsabilité de l'accident de Bhopal en Inde. Ils annoncent le versement de 12 milliards de dollars aux sinistrés [1].

En France on pourrait citer l'irrécupérable et follement critique groupuscule Présence Panchounette , sans oublier parmi bien d'autres, Pierre Pinoncelli, dont la fidélité scrupuleuse à Marcel Duchamp rend fous les conservateurs de l'AC [2]. L' AC vertueux est cependant fragile car il ne peut exister que par ruse et par effraction. Incontrôlables, ses représentants sont tôt ou tard rejetés par les réseaux de consécration.
2/ L'AC cynique
L'AC cynique est fondé sur le double langage : l'œuvre a toutes les allures de la contestation de l'ordre établi, de la transgression révolutionnaire qui sert à faire choc, à provoquer le scandale, la controverse, le procès, les réactions populaires. Il faut à tout prix laisser des traces médiatiques pour entrer dans l'Histoire. À partir de l'œuvre-évènement, les réseaux ont de la matière pour procéder à la cotation de l'œuvre. Son aspect critique lui donne de l'authenticité et cache la fabrication financière.
Les grands collectionneurs, qui sont les vrais créateurs de leur valeur, entretiennent à peu de frais la bonne conscience des artistes, des amateurs, des critiques, des théoriciens et des institutionnels dont ils se servent.
En définitive l'AC fonctionne comme un leurre qui préserve l'état des choses tout en évacuant, par la monstration spectaculaire des œuvres, les ressentiments et refoulements divers de la société, comme jadis le carnaval et la fête des fous. Ces procédés ressemblent aussi par certains côtés à l'autocritique , manipulation qui faisait jadis partie des rouages du pouvoir soviétique en plein stalinisme.

Ces deux faces de l'AC existent et il n'est pas toujours facile de les distinguer.

 

Art Financier

Pendant un demi-siècle, l'AC évolue peu dans ses formes et pas davantage dans ses idées. Théories et concepts sont les mêmes : transgression, rupture, créativité, critique, mise en abîme, dérangement, miroir de la société, activité expérimentale, etc. En revanche, le changement existe dans le domaine des finalités et de l'usage qui sont faits de l'AC.
De 1960 à la chute du communisme, l'AC a permis de destituer Paris de sa primauté dans le domaine des arts et de gagner la guerre froide culturelle. Il a joué le rôle de leurre pour les intellectuels de gauche afin de les détourner d'un rattachement au système international de reconnaissance organisé par Moscou. L'Art conceptuel leur offrait tous les aspects d'un art critique de la société capitaliste. Il a satisfait leur besoin d'engagement . Intellectuels et artistes ont rejeté le réalisme socialiste qui leur paraissait réactionnaire et caricatural et ont saisi les opportunités de reconnaissance que leur offrait désormais New York, sans avoir l'impression de renier leurs convictions.
Après la chute du mur de Berlin, la référence révolutionnaire s'étant effondrée, les enjeux politiques changent. L'AC doit sa survie à son adaptation à d'autres pouvoirs. Il va correspondre aux nécessités d'une société désormais mondiale, fondée sur la communication et les réseaux et la financiarisation de l'économie.
Sa rapidité de fabrication en factory, sa sérialité, lui permettent de circuler facilement, de jouer un rôle quasi monétaire, d'autoriser une spéculation sous contrôle et de rendre beaucoup de services. C'est un moyen qui échappe à bien des réglementations, aux taux de change, aux problèmes de douane, grâce aux zones franches. C'est aussi le moyen de créer des événements , de promouvoir des marques, de rendre gloire à la révolution permanente des marchandises, à célébrer leur fongibilité. L'ACF permet d'afficher une capacité monétaire sur les scènes mondiales que sont les salles des ventes Christie's et Sotheby's, de payer ainsi un pas de porte pour entrer dans les réseaux et la fréquentation des grands.
Très vite s'est crée un mimétisme entre l'AC et les produits financiers. Vers la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix, il prend la forme d'un produit dérivé très sécurisé afin d'éviter les inconvénients d'un krach comme celui qui a ruiné le marché de l'art en 1990.
L'idée d'un réseau très contrôlé, rassemblant des collectionneurs choisis, s'engageant à être totalement propriétaires de l'œuvre et agissant de concert, fondera les bases d'un nouveau type de spéculation plus savant et d'autant plus maîtrisé que les interdits et contrôles concernant le délit d'initiés, les trust et les ententes qui régulent les marchés, n'existent pas sur le marché de l'art.
Au tournant de l'an 2000 tout est en place pour jouer le grand jeu à l'échelle de la planète. C'est à ce moment là qu'a lieu de façon concertée la réforme des méthodes de travail des deux plus grandes salles des ventes du monde, Christie's et Sotheby's. Elles auront désormais deux départements : celui de l'Art Moderne et celui de l'Art Contemporain. Elles interviendront désormais sur le premier marché et contribueront ainsi au lancement d' artistes spéculatifs . Il devient désormais possible de fabriquer des cotes de façon rationnelle et dans un temps record.
L'AC servira aussi à animer les villes, à amuser le peuple par ses spectacles ludiques tout en faisant de l'image et de la cote. Ces œuvres-évènements sans contenu, plutôt ludiques, affranchies des langues, des cultures, des religions, créent du lien social sans qu'aucune identité forte ne vienne troubler la concorde des peuples (photo ci-dessus, une propriété de François Pinault, estimée entre 2,5 et 3 millions de dollars).

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Le problème des frontières
Tout comme les frontières sont floues entre l'AC critique et l'AC cynique , il en est de même entre l'Art et l'AC.
En effet, il existe dans l'AC des démarches singulières, inclassables, relevant de l'art éphémère, de l'installation, de la vidéo, etc., mais se rapprochent de l'art par leur recherche esthétique, leur contenu poétique et la quête d'un sens autre qu'étroitement critique . Leur souci d'accomplissement les arrime à l'art en quelque sorte.
On note parallèlement à cela, une invasion du concept chez les peintres et les sculpteurs au point que le discours tient lieu d'œuvre, la forme n'ayant qu'un aspect secondaire. Ces artistes seraient plutôt à classer dans la catégorie Art contemporain .
L'évaluation des œuvres demande donc une grande attention. Beaucoup d'œuvres ne sont pas à la place où elles croient être.
La liberté de choix
Il faut se rendre à l'évidence Art , Art contemporain et Art Financier coexistent aujourd'hui, poursuivant des finalités contradictoires.
Tout s'éclairerait si l'on admettait leur distinction sémantique.
Les œuvres seraient jugées selon les critères qui leur correspondraient — la pertinence du concept pour l'AC , le bon placement à court terme pour l'Art Financier , le rayonnement du sens dans la forme pour l'Art .
Ainsi l'artiste, l'amateur et le commanditaire pourraient prendre, en toute connaissance de cause, un parti, exercer leur liberté et assumer leurs choix devant eux-mêmes, la société et la postérité. Grâce à cette clarification de la pensée, l'exclusion de l'Art telle qu'elle se pratique arbitrairement aujourd'hui, serait moins aisée.
*Aude de Kerros est peintre, graveur, essayiste. Dernier ouvrage paru : L'Art caché (Eyrolles, 2007).
[1] Ou bien en 2008 la diffusion de cent mille exemplaires du New York Times avec pour grand titre Iraq War Ends !
[2] Pinoncelli a voulu faire ce que recommandait Duchamp au regardeur de ces œuvres : les compléter. Il urina donc dans un exemplaire du célèbre Urinoir exposé dans un musée. Une autre fois, il brisa l'exemplaire exposé à Beaubourg, ce qui lui valut un long procès ou le tribunal dut statuer sur la définition du mot Art .
Illustrations, par ordre d'apparition :
. Exposition Murakami-Versailles, Château de Versailles, 4 septembre au 12 décembre 2010.
. Grotte de Lascaux
. Fontaine, L'Urinoir de Duchamp revisité par Pinoncelli (1993)
. Francis Moreeuw, 33 God toys, Installation de 33 crucifix (détail), technique mixte (dimensions variables) 2005-2006.
. Paul McCarthy, Mechanical Pig, 2005. Sculpture mécanique, silicone, platine / fibre de verre, métal, composants électriques 101,6 x 147,3 x 157,5 cm.
. Installation de Robert Stadler, Nuit blanche 2007, église Saint-Paul, Paris.