À l'occasion de la mise à l'eau à Cherbourg, le vendredi 21 mars 2008, du Terrible, un nouveau sous-marin nucléaire de la Marine nationale, le président Sarkozy a réaffirmé la doctrine de dissuasion de la France.
Un léger décalage apparaît entre son discours et celui prononcé par Jacques Chirac à l'Île-Longue en janvier 2006. À l'époque, Jacques Chirac avait étonné en précisant la notion d' intérêts vitaux , et en l'élargissant à la garantie de nos approvisionnements stratégiques et la défense de pays alliés . Il avait aussi évoqué pour la première fois, une possible riposte contre les dirigeants d'États qui auraient recours à des moyens terroristes contre nous .
Le discours de Cherbourg marque un retour à une conception plus traditionnelle selon laquelle la dissuasion est une dialectique des incertitudes (général Poirier). Il convient par conséquent de ne pas trop détailler les hypothèses d'emplois. Comme c'est avec les vieux concepts que l'on aborde les problèmes neufs, le rappel de la doctrine d'emploi de la dissuasion nucléaire permet de donner la mesure du discours de Nicolas Sarkozy. Discours d'autant plus important que la décision de recourir à l'arme nucléaire, au terme du décret n° 96-520 du 15 juin 1996 portant détermination des responsabilités concernant les forces nucléaires, est du ressort exclusif du chef de l'État.
Naissance de la dissuasion nucléaire
L'arme nucléaire, ultima ratio des peuples [1], constitue l'un des piliers de la défense de la France. Elle permet la sanctuarisation du territoire national. Outre le général de Gaulle qui en fut l'un des initiateurs, quatre militaires — par la suite surnommés les généraux de l'apocalypse — eurent un rôle déterminant dans sa conception technique et dans la réflexion stratégique. Il s'agit des généraux Ailleret, Beaufre, Gallois et Poirier. La décision de doter les forces armées d'un armement nucléaire afin de leur permettre de remplir la mission de défense du territoire apparaît pour la première fois dans la loi de programmation militaire de 1960 [2].
Depuis 1964, la France dispose ainsi d'une dissuasion nucléaire autonome. Afin de répondre à toutes menaces éventuelles, cette force comporte aujourd'hui deux composantes différentes et complémentaires : une force océanique (missiles balistiques emportés par des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins-SNLE), et une force aéroportée (missiles air-sol à moyenne portée, mis en oeuvre par des avions de combat de l'armée de l'air (Mirage 2000N) et de la Marine nationale (Super-Étendard)).
Le rôle politique de la dissuasion
La base de la doctrine française est la volonté de conférer à l'arme nucléaire un rôle fondamentalement politique. Il s'agit d'empêcher la guerre : l'arme nucléaire ne saurait être un moyen de coercition ou une arme d'emploi , c'est-à-dire une arme conventionnelle. Mais il s'agit également de pouvoir affirmer, sur la scène internationale, que la France ne dépend d'aucune autre puissance pour ce qui est de sa survie. Pour reprendre les termes de l'un des fondateurs de la dissuasion nucléaire française, le général Poirier, vous ne pouvez être libre dans votre politique que si vous pouvez vous moquer que l'ennemi respecte ou ne respecte pas la règle du jeu [3] .
Une directive présidentielle du 16 décembre 1961 demandait que les forces nucléaires soient capables d'infliger à l'URSS une réduction notable, c'est-à-dire environ 50 %, de sa fonction économique . L'attaque de la France ne saurait ainsi se montrer rentable. Cet objectif fut explicité comme suit au début du projet : Dans dix ans, nous aurons de quoi tuer 80 millions de Russes. Eh bien je crois qu'on n'attaque pas volontiers des gens qui ont de quoi tuer 80 millions de Russes, même si on a soi-même de quoi tuer 800 millions de Français, à supposer qu'il y eût 800 millions de Français.
Les contraintes de la dissuasion
Dissuasive, la stratégie nucléaire de la France demeure exclusivement défensive. Elle ne saurait être un instrument de coercition, encore moins un outil de bataille susceptible d'être employé en vue d'un gain militaire. Son rôle est de faire peser sur tout agresseur éventuel une menace sans rapport avec le bénéfice de l'action que ce dernier pourrait entreprendre. C'est ce qu'on appelle la stratégie du faible au fort. La stratégie du faible au fort, c'est-à-dire la dissuasion française, est fondée sur l'idée qu'étant donné la capacité de destruction unitaire de l'arme nucléaire, comparée aux panoplies classiques, il suffit d'un nombre suffisant d'armes nucléaires pour dissuader un adversaire (général Poirier). Lorsque l'on compare l'espérance de gain au coût ou au risque, cela rend rationnel. Le général Poirier évoque la vertu rationnalisante de l'atome . Celle-ci n'aboutit pas à faire disparaître la guerre. Elle abolit, entre les puissances nucléaires, les agressions dont le but est de s'emparer du territoire adverse. C'est ce qu'on a appelé les intérêts vitaux [4].
Le point est essentiel. L'intérêt vital, c'est ce qui représente la substance vive de l'État, sa population, ses activités essentielles, ce qui se présume par l'intégrité du territoire national et l'autonomie de décision politique. L'intérêt vital en tant que tel, c'est l'espace national. D'où un corollaire concernant les alliances : une puissance nucléaire ne peut pas prétendre protéger le territoire ou les intérêts d'un allié, parce que les intérêts de celui-ci ne correspondent pas à l'intérêt national stricto sensu.
Cette spécificité fait ressortir un premier obstacle à l'européanisation de la dissuasion. Un second obstacle existe. La force de la dissuasion repose sur le fait qu'elle doit pouvoir être déclenchée par une seule personne pour des raisons de rapidité. Il faut que l'ennemi sache qu'en cas d'attaque sur le territoire français, il a la certitude d'être vitrifié avant même de poser le pied en France. Ce qui impliquerait que la dissuasion, pour continuer à être efficace, devrait être confiée à une seule personne au niveau européen. Or personne ne possède, au sein de l'Union européenne, une légitimité telle que lui soit confié l'arme nucléaire.
*Ramu de Bellescize est diplômé d'état major (ORSEM), auteur avec le général de Zélicourt du Piège de l'armée professionnelle, éd. F.-X. de Guibert, 1997.
[1] Colonel Ailleret, "L'arme atomique, ultima ratio des peuples", Revue de défense nationale, décembre 1954.
[2] Loi de programmation militaire, Journal officiel de la République française, 1960, p. 11076.
[3] L. Poirier, Je crois en la vertu rationnalisante de l'atome , Le Monde, 28 mai 2006.
[4] L. Poirier, op. cit..
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