Mourir dans la dignité

La question, de l’euthanasie revient à l’ordre du jour. Comme il arrive souvent, les défenseurs des bonnes causes ne trouvent pas toujours les bons arguments.

Tu ne tueras pas ?

 

Il est sans doute plus que jamais nécessaire de rappeler que la vie humaine est sacrée, que, sous aucun prétexte, on ne saurait y mettre un terme ou aider un malade à y mettre un terme volontairement. « Tu ne tueras pas » est tenu pour un absolu de l’héritage judéo-chrétien. Sous le serment d’Hippocrate, les futurs médecins disent à peu près la même chose.

Mais si c'était là le seul argument des adversaires de l'euthanasie, comment se cacher les objections auxquelles il se heurte : toute l’histoire de l’Occident n’a-t-elle pas consisté, quoiqu’on dise, à organiser des exceptions à ce principe qui en principe n’en souffre pas ? La légitime défense, le droit de la guerre qui en procède, la peine de mort, incontestée pendant des siècles, sont de ces exceptions. Sans doute les condamnés à mort n'étaient-ils pas innocents, mais ils n'étaient pas non plus volontaires !

 

Des limites difficiles à fixer

 

C'est pourquoi il convient de compléter cet argument par d'autres :  même si le droit a toujours admis des exceptions au précepte « Tu ne tueras pas », au moins faut-il que ces exceptions soient bornées par une limite claire.  Il est douteux que la légalisation  de l’euthanasie  permette de marquer une telle limite. Si le droit d’accélérer la fin de moribonds qui le demandent ( ou  paraissent le demander) était admis, comment éviter les abus  dans une société où les progrès de la médecine aidant , le nombre de grands vieillards en état de dépendance ne cesse de s’accroître. La crise du COVID a déjà ouvert la porte à de tes abus sous la forme hypocrite de « sédation profonde ». Il n’est pas toujours facile de savoir ce que veulent ces personnes (dont beaucoup sont privées de la capacité juridique par  la mise sous tutelle) mais la tentation est de les tenir pour  encombrantes. Comment dès lors  éviter que, une fois l’habitude prise d’abréger leurs jours à leur demande,  on n’en arrive vite à le faire avec un semblant de consentement ou pas de consentement du tout . Surtout si notre société s’appauvrissait au point de ne plus supporter le poids des dépenses sociales les plus lourdes. C’est ce qui arriva en Union soviétique à la fin du communisme où le taux de mortalité s’éleva très vite au milieu de la dégradation générale des systèmes de santé. L’expérience de pays comme  la Belgique ou les Pays-Bas qui  ont légalisé l’euthanasie n’est pas pour nous rassurer sur le risque de telles dérives. Parmi les défenseurs de la proposition de loi en cours de discussion, qui voudrait être admis dans une maison de retraite belge ?

Si la ligne rouge venait ainsi à être fréquemment transgressée, on n’ose imaginer ce que serait l’état d’esprit des malades hospitalisés, toujours aux aguets de crainte d’être « euthanasiés ». Le souci peu éclairé d’adoucir les derniers jours des grands malades plongerait au contraire ceux-ci dans une angoisse dramatique. Cette inversion des résultats est le destin, désormais bien connu, de tous les partis  pris  idéologiques.

 

Lutter contre la mort est au cœur de la condition humaine

 

Mais nous pensons qu’il faut prendre aussi la question sous un autre angle. Même si la fin de vie se traduit par de grandes souffrances, toute la noblesse de la condition humaine historique n’est-elle pas dans ce combat sans espoir contre la mort ? Cela est vrai au niveau de l’espèce laquelle a traversé dans des conditions de précarité incroyable des centaines de milliers d’année, luttant avec acharnement contre la menace de l’extinction.   S’il est vrai que le commandement « Choisis la vie » (Dt 31,19) par lequel se termine le Pentateuque est, aux dires de Pierre Chaunu, le plus important de la Bible, il faut croire qu’il fut ardemment mis en œuvre tout au long de l’histoire humaine pour que celle-ci malgré les multiples menaces qui pesaient sur les hommes se prolonge jusqu’à nous.

Le confort exceptionnel dont jouissent nos contemporains (au moins la majorité d’entre eux dans les pays développés), bien qu’il ne soit que le fruit de ces luttes multiséculaires, amortit la perception que  la vie est une lutte acharnée contre la mort, que celle-ci prenne le visage de la guerre, de la famine ou  de la maladie. A ces menaces de toujours, il faut sans doute ajouter celle du    désespoir, de la perte de sens individuelle ou collective.

Il s’agit d’une une lutte sans espoir. Car à la fin, au moins en ce bas monde, c’est la mort qui gagne. Comme dit Heidegger, l’homme est dès le départ un « être pour la mort ». Même sains de corps et d’esprit, nous sommes tous des morts en sursis, au même titre que ceux qui sont frappés d’une maladie mortelle à évolution lente. Cela n’a jamais été une raison pour ne pas combattre.

Le combat contre la mort porte sa part de souffrances : le travail, l’accouchement, la   lutte contre la maladie, parfois la guerre. Pourquoi ce combat ne se prolongerait-il pas dans un ultime affrontement contre la mort ? L’agonie, étymologiquement, ne signifie-t-elle pas le combat ? Combattre jusqu’au bout, n’est-ce pas en définitive cela, « mourir dans la dignité » ?

Vouloir faire l’économie de cet ultime combat (nous ne remettons évidemment pas en cause la légitimité et la nécessité des soins palliatifs), n’est ce pas risquer de briser le ressort par lequel notre espèce a traversé les siècles, en tous les cas mettre la mettre dans un engrenage allant à contre-sens ?

Cette perte de ressort n’est-ce pas ce dont souffrirent des civilisations déclinantes, comme l’Empire romain ou d’autres où, au moins dans les hautes classes, le recours au suicide se banalisa ? Heureusement pour l’espèce, d’autres civilisations prirent le relais.

On dira que cette vision héroïque de l’existence humaine ne saurait s’appliquer à tous, et aussi qu’il existe des souffrances si grandes que, devant elles, de tels propos ne tiennent pas. Notre société a certes beaucoup fait pour limiter les souffrances. Elle supporte d’autant moins celles qui restent.  La compassion pour ceux qui souffrent encore, notamment certains grands malades, est plus forte que dans les sociétés plus aguerries d’autrefois.

Nous ne supportons pas davantage la souffrance des animaux à l’égard desquels la pratique de l’euthanasie est généralisée.

Cette compassion « animale » que nous éprouvons envers nos frères inférieurs peut-elle être étendue à des moribonds qui demanderaient qu’on abrège leurs souffrances ? Non, l’homme n’est pas un   chat ou un chien. Plus important que la compassion, il y a le respect, non point seulement le respect de la vie mais le respect de cette éminente dignité qui est le propre de l’homme, le droit pour chacun, même les petits et les sans grade, de mener jusqu’au bout le combat qui fait la grandeur de leur destinée.  Éventuellement contre lui-même, contre les demandes que le désespoir ou des souffrances trop aiguës pourraient le conduire à formuler.

Si la morale chrétienne - la morale tout court - n’étaient que ce que disait Nietzsche, une pitié animale, une compassion primaire, une sorte de sensiblerie, rien ne devrait s’opposer à l’euthanasie. Mais la morale est justement plus que cela : la reconnaissance de l’éminente noblesse de tout homme - de toute femme -, quelle que soit sa condition.  Ce n’est pas seulement la vie qui doit être respectée, c’est la personne vivante.

 

Le risque de l’acharnement thérapeutique

 

Reste à trancher la question de l’euthanasie dite passive, ou plutôt de l’acharnement thérapeutique. Bien que la distinction entre euthanasie active (donner la mort par un acte positif) et passive (laisser advenir la mort par la cessation de certains soins devenus déraisonnables) soit à peu près claire, les partisans de l’euthanasie active cherchent à mêler les deux problèmes.

Les progrès de la médecine, s’ils ont permis le développement des soins palliatifs qui, dans la plupart des cas, permettent d’atténuer les souffrances des grands malades, ont aussi donné les moyens de prolonger   la vie par des soins sophistiqués et lourds, lors même qu’il n’y a plus d’espoir de guérison ou de retour à la conscience. Cela pose un problème nouveau. Le zèle médical aidant, la tentation de ce qu’il est convenu d’appeler l’ « acharnement thérapeutique » est grande. N’est-ce pas d’ailleurs le même esprit technicien qui inspire l’euthanasie active et l’acharnement thérapeutique ? L’homme moderne, fort de sa technique, veut être maître absolu de la vie et de la mort.

Si, parait-il, une large majorité de nos compatriotes sont favorables à l’euthanasie, c’est surtout par crainte de l’acharnement thérapeutique.

Indépendamment de son coût qui ne saurait entrer en considération, l’acharnement thérapeutique est aujourd’hui un vrai problème de société. Nous connaissons des personnes qui se sont suicidées non point par crainte de la maladie et de la mort, mais de l’acharnement thérapeutique. Un brave homme de nos provinces nous dit une fois : « Heureusement, l’ambulance est arrivée trop tard : ma mère a pu mourir dans sa maison ». Cet homme, n’en doutons pas, aimait beaucoup sa mère. La maison dont il parlait, ses ancêtres y avaient vécu et y étaient morts, de génération en génération, depuis trois siècles. A une époque où, en France, 80 % des gens meurent à l’hôpital, généralement dans les services dits de réanimation, ne faudrait-il pas reconnaître aux grands vieillards le droit de mourir chez eux, quitte à les y mieux soigner ? En Italie, pays de développement comparable, 80 % des décès ont lieu au contraire au domicile.  Le matin de sa mort, le pape Jean Paul II refusa une ultime hospitalisation   pour rendre son dernier soupir au Vatican : n’y a-t-il pas là un exemple à méditer ?

Cela ne veut pas dire que les soins intensifs soient illégitimes. D’autant que, ainsi que le rappelle le beau film de Pedro Almodovar  Parle avec elle (2002), le destin du  comateux le plus lourd peut encore s’inscrire dans une socialité. En outre, des retours à la conscience quasi-miraculeux ont été observés.

Mais si la césure entre euthanasie active et passive est à peu près claire, il faut bien admettre que la frontière entre soins intensifs légitimes et acharnement thérapeutique ne l’est pas toujours. Nous entrons là dans le domaine prudentiel. Les moralistes comme les médecins qui voudraient trouver une règle parfaitement logique auront du mal : en toutes choses, la logique conduit aux excès. La vertu de prudence est, en la matière, plus que jamais nécessaire.

La loi Léonetti légalisant la sédation lourde a paru un moment résoudre le problème. Elle a cependant montré à l’usage ses dangers. Tant l’affaire Vincent Lambert où on a pu mettre à mort un patient par inanition, dans le respect littéral de cette loi, que le Covid où la sédation lourde de personnes âgées a servi de prétexte à leur élimination massive, ont  montré les risques de cette loi. Il reste qu’elle vaut mieux que l’euthanasie pure et dure que le présent gouvernement voudrait faire adopter.

 

Roland HUREAUX