" Une expérience vécue qui vous traverse et vous transforme. "
Entretien de Max Gallo avec Samuel Pruvot | 25 octobre 2002
Max Gallo ? On connaît le militant de gauche, adepte farouche de la laïcité républicaine, récemment de tous les combats souverainistes.
.. On connaît le romancier à succès (La Baie des Anges) et le biographe : c'est son histoire de Napoléon qui sert de trame au feuilleton télévisé à grand budget qui passe actuellement sur France 2. Mais qui savait que Max Gallo était aussi un homme de foi religieuse ? Sa nouvelle série historique sur les chrétiens nous le montre entièrement pris par son sujet, réfléchissant sous nos yeux aux rapports entre nation et religion. Une démarche d'historien qui n'est pas sans rappeler les intuitions du philosophe Karol Woljtyla sur les fondations européennes. France Catholique l'a rencontré : nous sommes heureux de publier leur entretien, avec l'aimable autorisation de l'hebdomadaire.
Max Gallo, après Napoléon, de Gaulle et Victor Hugo, vous avez choisi d'écrire sur les chrétiens qui ont fait la France... Est-ce une tentative pour réconcilier l'histoire nationale avec elle-même ?
L'enracinement chrétien de la France est aujourd'hui occulté. Il m'a donc semblé utile, dans ce parcours que j'ai fait de Napoléon à Hugo, de placer ces trois colonnes de la chrétienté que sont saint Martin, Clovis et saint Bernard. On ne peut amputer une collectivité d'une partie de son histoire. L'histoire de France est une totalité dont on ne doit rien exclure. Chacun peut privilégier une partie, mais l'histoire chrétienne et l'histoire républicaine participent toutes les deux à la sensibilité nationale.
C'est pourquoi j'ai voulu dédier Les Chrétiens à Marc Bloch - un médiéviste fusillé par les Allemands en juillet 1944 - qui soulignait dans L'Étrange défaite : "Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération (ndlr, en 1790). Peu importe l'orientation présente de leurs préférences, leur imperméabilité au plus beau jaillissement de l'enthousiasme collectif suffit à les condamner."
Est-ce qu'on ne vous reproche pas de flirter en même temps avec Marianne et sainte Geneviève ?
L'histoire n'est pas si simple. Il y a des paradoxes. Le baptême de Clovis est à mes yeux une des sources de la laïcité en France ! D'un côté, on voit la légitimation par l'Église du pouvoir politique - Clovis sera un bouclier de l'orthodoxie contre les hérésies - et de l'autre le retrait des évêques par rapport au pouvoir. Il n'y a pas de confusion entre le pouvoir de César et celui du pape. Clovis est le politique, le roi des Francs tandis que les évêques, eux, sont dans un autre monde.
Comment les saints se démarquent-ils du politique ?
Evidemment leur détermination historique ne limite pas leur vie. Ils obéissent à une autre influence qui leur est majeure, même s'ils sont aussi des acteurs de l'histoire. Les saints agissent d'abord par devoir. Quand ils apparaissent sur le balcon de l'histoire c'est qu'on est allé les chercher. Saint Martin est arraché à la solitude pour exorciser et prêcher. Même chose avec saint Bernard qui va prêcher la seconde croisade et s'opposer à Abélard. Martin et Bernard sont des êtres qui, tout en étant dans l'action, restent séparés du monde. Ils ne se laissent pas absorber ou dissoudre. Le propre du saint est de rester conscient de la fragilité de sa vie et des entreprises d'ici-bas.
Mais bien sûr, les plus grands politiques ont aussi cette conscience-là. Je voudrais évoquer sur ce point la personnalité du général de Gaulle. Ce n'est certes pas un saint, mais il nous montre comment un homme peut s'engager dans le monde sans être entièrement dupe de cette comédie.
De Gaulle est sceptique par rapport à ses actions. Lorsqu'il se retire en Irlande après avoir démissionné, l'ambassadeur de France vient lui demander une dédicace de ses Mémoires. De Gaulle choisit une citation de Nietzsche : "Rien ne vaut rien. Il ne se passe rien et cependant tout arrive et c'est indifférent." Cela était sans doute sa pensée profonde sur le politique, en tout cas à ce moment-là. Mais nous y reviendrons peut-être...
Qu'est-ce qui vous a séduit dans ces personnages qui incarnent les origines chrétiennes de la France ?
Saint Martin est l'artisan de l'évangélisation de la Gaule post-romaine. Ce n'est pas pour rien que Saint-Martin est le nom de commune le plus répandu en France ! Au XIXe siècle encore, le pèlerinage à Tours était une véritable institution. Clovis représente un des moments clés de la construction politique de la France.
De Gaulle encore écrit à ce sujet : "Mon pays est un pays chrétien et je commence à compter l'histoire de France à partir de l'accession d'un roi chrétien qui porte le nom des Francs." Le baptême de Clovis est au croisement de l'histoire religieuse et politique et scelle l'histoire de notre pays pour plusieurs siècles.
Quant à la figure de saint Bernard, elle m'a toujours fasciné. Les traces de son action sont monumentales ! Il est à la fois mystique, écrivain, prédicateur et constructeur. En l'espace de 50 ans, il va répandre son ordre dans toute l'Europe.
Comment avez-vous composé cette nouvelle série romanesque intitulée Les Chrétiens ?
À soi-même, on est un peu opaque ! Mais voilà ce que je peux dire en conscience de ma méthode. Il faut que je pense très longtemps à un sujet. La réflexion sur un sujet sourd en vous pendant des années. Puis un événement se produit qui va tout cristalliser, comme dirait Stendhal. Cette question des origines chrétiennes de la France n'est pas neuve chez moi. Cela m'a beaucoup travaillé en écrivant la biographie de De Gaulle. Tout se rejoint finalement. Il habitait Colombey-les-Deux-Églises. Quand vous lisez le dialogue entre De Gaulle et Malraux dans Les chênes qu'on abat, l'écrivain y décrit "les forêts dans lesquelles saint Bernard se promenait"...
Le premier travail consiste toujours à se procurer de la documentation. Avec saint Martin, il n'y a qu'une source, c'est Sulpice Sévère. L'auteur a l'avantage d'être un contemporain. Comme tout bon enquêteur, il est allé à la rencontre des témoins et a vu celui dont il allait écrire la vie. Pour saint Bernard, il existe au moins 500 lettres, sans compter les textes de ses sermons. C'est quelqu'un qui a énormément écrit et qui a laissé une pensée parfaitement maîtrisée.
Suffit-il de maîtriser la documentation pour obtenir l'inspiration ?
Il y a un second travail que j'appellerais l'entrée en obsession. Après avoir lu, il faut se laisser obséder par le personnage et le milieu historique jusqu'à ce que l'obsession soit si forte que l'on passe à l'écriture. Cette phase dépend des matériaux accumulés et de sa réflexion d'écrivain expérimenté. Quel angle choisir ? La vie de saint Martin par Sulpice Sévère est scandée par les miracles. Comment rendre perceptible le côté miraculeux tout en faisant entendre le discours critique qui existe dans la tête d'un lecteur du XXIe siècle ? Sulpice raconte que Martin, évêque de Tours et exorciste, rencontre des possédés dans l'église. Il leur impose les mains alors que ces derniers tremblent et bavent. Ils s'élèvent au-dessus du sol, flottent dans les airs la tête en bas... Mais, précise Sulpice Sévère, les jupes des femmes restent attachées ! On devine l'intention de l'auteur qui veut juste faire comprendre que la nudité des femmes n'a pas été dévoilée. Difficile de ne pas provoquer un sourire narquois du lecteur. Il nous faut coller au récit et prendre de la distance.
Dans Le Manteau du soldat, la vie de saint Martin se déroule sous la forme d'un dialogue entre un tribun de Rome fidèle au paganisme et un jeune converti au christianisme. Pourquoi cet artifice ?
J'ai choisi le genre de la disputatio entre un père et un fils. Le père tient le discours critique - le lecteur voit que l'écrivain est conscient des difficultés du récit. Julius Galvinius joue le rôle du rationaliste, du jouisseur et du cynique. C'est l'homme imprégné de culture grecque et latine, le polythéiste. En face, il y a le jeune Antonius, son fils, qui va faire entendre le discours de la foi tel qu'il est, selon moi, vécu à la fin du IVe siècle.
Le christianisme, à cette époque, est vécu comme une aventure moderne. La nouvelle religion est devenue celle des élites mais la foule des païens en est restée aux cultes de la Gaule druidique. Il y a une rivalité complexe entre les vieilles croyances et le christianisme déjà adossé au pouvoir impérial. Martin se présente comme un évêque à "crosse de bois" et non pas à "crosse d'or". Il est l'évêque des humbles, imposé à une hiérarchie qui aurait préféré un homme savant parlant le grec. On voit arriver ce candidat avec beaucoup d'inquiétude. Martin est un homme des marges, un ancien soldat de l'armée romaine.
Est-ce possible d'écrire des vies de saints en évitant les écueils de l'hagiographie et de l'historicisme ?
Comme auteur, je m'implique totalement. Dans saint Martin - je suis un peu schizophrène comme tous les romanciers -, je suis à fond dans l'un et l'autre de mes personnages. J'essaye de leur donner une voix avec le maximum de crédibilité et de sincérité. Je crois que le roman - idem avec le livre d'histoire - est le contraire d'une œuvre propagandiste. Il y a une antinomie de fond entre le prosélytisme et le roman qui est le genre de la liberté. Dans Les Chrétiens, la liberté est donnée au lecteur. L'auteur met toutes les cartes sur la table et les dispose à son gré. Charge au lecteur de choisir lui-même les cartes maîtresses.
Comment est bâtie votre intrigue avec Clovis et saint Bernard ?
Pour la vie de Clovis, il me fallait un témoin. J'ai inventé Parthénius, un vieil homme sans âge qui a traversé les Ve et VIe siècles aux côtés de Geneviève, Rémi et Clovis. Retiré dans un ermitage, il reçoit un visiteur et accepte de recommencer le récit de sa vie (qui avait été consigné dans des livres malheureusement détruits). Cet artifice me permet de raconter tous les épisodes de la vie de Clovis comme si le lecteur était à la place de l'enquêteur. Dans saint Bernard je me suis lancé dans quelque chose qui peut paraître sacrilège - j'en accepte les risques sans regret. Ce qui m'a semblé le meilleur, c'est de parler à la première personne pour mieux faire passer le rapport avec son temps. J'ai pris le risque de me glisser dans la peau de saint Bernard !
Vos saints héros ont en commun une très rude ascèse. Est-ce une forme cachée de masochisme ?
Julius Galvinius accuse effectivement son fils de choisir, à la suite de Martin, une religion masochiste. Leur ascèse est incontournable. Les documents attestent qu'ils ont mené ce genre de vie. Il y a chez eux une sorte de négation de la matérialité pour accéder à un contact plus épuré avec Dieu. L'action dans le monde, qu'ils assument et qu'ils mènent à bien, est considérée par eux comme une distraction par rapport à l'essentiel. Ce qui compte plus que tout, c'est la solitude et la prière. Le reste est nécessaire mais parasite leur contact avec Dieu.
Allez-vous continuer encore dans la veine des vies de saints ?
Pour l'instant, je n'ai pas le désir d'écrire la vie de saint Paul ou de Jeanne d'Arc ! Mais je n'écris jamais un livre sur un coup de dé. J'écris parce que cela correspond à un moment de mon parcours personnel, intellectuel et affectif. Ecrire un livre vous modifie toujours. Cela demande du temps. L'écriture est une forme de monachisme qui suppose le retrait des autres. C'est une expérience vécue qui vous traverse et vous transforme.
L'Église catholique peut-elle encore susciter de nouveaux saints ?
Il n'existe qu'une seule loi de l'histoire, c'est la surprise. Autant dire que ce n'est pas une loi ! Cela renvoie à la créativité de l'homme capable de déployer une initiative. La surprise c'est l'événement ; la surprise, c'est la liberté. Je ne suis pas un théologien. Pour moi, l'Église est une réalité à double face. D'un côté, elle maintient par ses monuments et son clergé la permanence de la religion. Elle est la garante de la foi, de la transcendance, et d'une certaine distance par rapport aux réalités historiques. L'autre face de l'Église, c'est son côté humain, plongé et immergé dans les circonstances du moment avec ses imperfections, ses aveuglements, etc.
Je n'ai jamais été anticlérical ou athée tout en revendiquant toujours hautement mon identité laïque. Les dérives de l'Église n'impliquent pas la vérité du message. De l'incompétence, voire du contre-témoignage de tel clerc, on ne peut rien déduire quant aux questions fondamentales que l'Église porte en elle. Si on ne conçoit pas ces deux faces de l'Église, on ne peut pas comprendre sa permanence.
Distinguer la théorie et la pratique des hommes d'Église, n'est-ce pas les disculper à peu de frais ? Pourrait-on dire la même chose du communisme ?
Voilà une très belle idée en soi, même si le socialisme réel est synonyme de barbarie et de goulag... Mais la comparaison ne tient pas. Les pensées et les théories du communisme se veulent dans l'histoire. On a le droit de les juger et de les condamner, de les annuler en fonction de la pratique. Dans le cas de l'Église, il y a au contraire une transcendance qui affirme que l'on n'est pas réductible à l'histoire.
Quels sont les signes de bonne santé que vous discerneriez dans l'Église aujourd'hui ?
L'Église catholique affirme plus que jamais le souci de maintenir sa lumière en dehors des compromissions avec les pouvoirs. Par rapport à d'autres époques, elle affirme mieux son autonomie et sa spécificité, même quand elle tient un discours qui choque la société. On reproche souvent au Pape son discours moral. Mais l'Église a saisi qu'il fallait rester, non pas en dehors de l'histoire mais en dehors des pouvoirs. Elle ne veut pas se lester avec des créations humaines. Jean-Paul II a combattu le communisme en tant que système athée. En même temps, il a jugé durement le fonctionnement économique de nos sociétés occidentales. Il maintient son cap : l'autonomie de jugement de l'Église par rapport aux pouvoirs historiques.
Le christianisme est-il toujours d'actualité ?
Je vois trois piliers à la novation chrétienne. Le premier est l'affirmation qu'il y a en chaque homme du sacré. Ce qui implique le respect inconditionnel de l'autre. Le second élément, c'est la liberté. L'homme est une créature libre, capable de choisir entre le bien et le mal. Il y a une responsabilité individuelle, quelles que soient les circonstances atténuantes. Le troisième est la Résurrection. La vie ne s'arrête pas à la mort. Elle change de forme. Je me refuse à admettre que la vie, avec toute la charge d'affectivité que l'on donne et que l'on reçoit, puisse être brusquement annihilée par la mort.
Publié avec l'aimable autorisation de France catholique©.
Max Gallo, Les Chrétiens (I), Le Manteau du soldat, Fayard, 374 pages. (II), Le Baptême du Roi, 280 pages. (III), La croisade du moine. En vente sur www.libertepolitique.com avec notre partenaire Amazon.com.
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