Derrière la neutralité apparente du discours, l'avis n. 107 du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) sur les questions éthiques liées aux diagnostics anténatals est entièrement bâti sur une doctrine philosophique qui porte un nom : l'utilitarisme. Procéder au dépistage systématique de la trisomie 21 chez des embryons déjà soumis au diagnostic préimplantatoire ne constitue pas un dérapage, mais une proposition parfaitement cohérente avec l'économie du texte.

Si l'histoire retiendra que Jeremy Bentham est le fondateur de l'utilitarisme à la fin du XVIIIe siècle, c'est son disciple, John Stuart Mill (1806-1873) qui en fera une doctrine aboutie. C'est d'ailleurs lui qui forge le terme en publiant en 1861 un de ses maîtres ouvrages, l'Utilitarisme.
Ces penseurs sont à la recherche d'un fondement externe, d'un critère objectif, évident, universel pour penser la moralité de nos actions sans faire appel à la métaphysique et à une quelconque loi morale naturelle. Ils partent du fait que l'être humain évite tout ce qui peut le détruire ou le faire souffrir, et recherche tout ce qui peut contribuer à son bien-être et à la conservation de sa vie. D'ailleurs le système nerveux d'un homme fonctionne pour éviter une douleur, signe négatif d'une menace ou d'un danger, et pour rechercher un plaisir, signe positif de la satisfaction de ses besoins et de la conservation de soi. L'utilitarisme s'appuie donc sur un fondement hétéronomique de type naturaliste : éviter la peine et la douleur et/ou rechercher le plaisir. À partir de là, Mill met en forme la grande maxime utilitariste ou principe d'utilité, à savoir promouvoir le plus grand bien-être du plus grand nombre.
L'utilitarisme se définit donc comme une doctrine normative éthique – pour les choix personnels –, et politique – pour les choix collectifs –, qui fonde la moralité d'une action ou d'une règle d'action sur une aptitude à conduire au plus grand bonheur du plus grand nombre. Le bonheur étant défini en termes de plaisir ou d'absence de souffrances. Mill écrit à ce propos : La croyance qui accepte l'utilité comme la fondation de la morale, soutient que les actions sont justes selon le degré auquel elles tendent à promouvoir le bien-être c'est-à-dire le bonheur. Par bonheur, j'entends le plaisir et l'absence de peine. Par absence de bonheur j'entends la peine et la privation du plaisir . On mesure le bien d'une action à ses conséquences proches ou lointaines sur la vie individuelle et la vie en société.
Si l'on devait qualifier ce système, on pourrait dire qu'il véhicule une éthique sensualiste, individualiste, égalitariste et universelle.
Sensualiste, car il nous offre un critère hédoniste qui nous permet de choisir concrètement. Ce critère est une évaluation très simple entre deux branches d'une alternative consistant à calculer les conséquences sur mon bien-être ou mon utilité. Je les additionne et choisis le résultat qui me procure le plus de plaisir. Cette doctrine est donc un conséquentialisme avec comparaison des plaisirs, calcul des conséquences et optimisation de mon bonheur. Ce qui est bien et juste en soi n'a aucune importance. Si cela me fait plaisir d'accueillir un enfant handicapé, il ne s'agit pas d'un choix moral, c'est uniquement une conséquence que je dois prendre en compte comme un plaisir à mettre en balance avec d'autres calculs.
Individualiste, l'utilitarisme l'est aussi, car l'utilité n'est liée qu'à un individu. Chacun doit compter pour un, et personne pour plus d'un , selon la célèbre formule de Bentham qui croyait à une arithmétique du plaisir. Et puisque tous les individus se valent au regard de leur capacité à souffrir et à ressentir du plaisir, le principe d'utilité reconnaît l'égalité entre tous. Enfin, il s'agit d'un universalisme car la société est vue comme un ensemble d'individus dont il faut minimiser le plus possible la souffrance.
Un réductionnisme extrême
Les critiques que l'on peut émettre à l'endroit de ce système sont bien connues [1]. D'abord, un réductionnisme extrême. Qui ne considère que la somme des utilités. L'utilitarisme ne juge les actes moraux qu'à l'aune d'un rapport avantages/désavantages, plaisirs/déplaisirs, préférences/aversions. Ce qu'il y a en germe ici, c'est le caractère sacrificiel de l'utilitarisme et qui constitue sa dérive redoutable. Les gains de certains pourraient compenser les pertes des autres et par exemple, la violation de la liberté ou même de la vie d'un petit nombre peut être justifiée par l'intérêt maximal du plus grand nombre. C'est le droit du plus fort. Puisqu'il n'y a aucune référence à des valeurs, l'utilitarisme pose clairement le problème de la tyrannie.
Ainsi, les droits de l'homme ne valent pas pour eux-mêmes mais seulement parce qu'ils procurent une certaine utilité dans les rapports interindividuels. Se pose alors la question du sacrifice des innocents pour un plus grand bien puisqu'il n'y a aucun droit inaliénable dans une perspective utilitariste. Le droit à la vie n'a d'importance que s'il est utile à augmenter la somme nette des satisfactions : si tel n'est pas le cas, la violation de ce droit est légitime.
D'autre part, lorsque le principe est appliqué à la société – soi qu'il s'agisse d'utilitarisme classique lorsque le bien-être collectif est la somme des bien-êtres particuliers (on maximise la somme), soit que l'on ait à faire à l'utilitarisme dit moyen lorsque l'on vise à augmenter le niveau moyen des bien-êtres particuliers (on maximise l'utilité par tête) –, il y a nécessité de disposer d'un observateur impartial qui préside à l'évaluation des avantages et qui va décider pour la société du choix de maximisation. Mais qui est ce spectateur extérieur et impartial ?
La stratégie de dépistage anténatal illustre à merveille cette doctrine, c'en est même l'exemple bioéthique paradigmatique. Devant l'information que nous donne aujourd'hui le diagnostic prénatal d'une maladie ou d'une malformation chez l'enfant à naître, le raisonnement utilitariste consistera à maximiser le bien-être et à minimiser la peine en évaluant le handicap et la souffrance de cet enfant, en envisageant son avenir, en calculant la souffrance des parents, de la fratrie, avec toutes leurs conséquences, le coût économique et social de ce handicap,...
L'optimisation du principe d'utilité fera toujours pencher la balance, sauf exception ou conviction contraire, vers une décision d'avortement par interruption médiale de grossesse (IMG). Et c'est ce que l'on observe à l'échelle de notre pays comme l'a reconnu récemment le Conseil d'État. Quant à l'observateur impartial chargé de maximiser nos satisfactions, il s'agit ici des pouvoirs publics, lesquels offrent systématiquement à toutes les femmes enceintes de notre pays la possibilité de recourir au DPN. Les médecins ont d'ailleurs obligation de le proposer, la femme qui refuserait de s'y soumettre étant contrainte de signer une décharge.
Transgression humanitaire
Dans l'avis qu'il a rendu le 17 novembre, le CCNE justifie parfaitement ces pratiques en déployant une argumentation spécifiquement utilitariste. Dès l'introduction, il donne le ton en assénant que les souffrances attendues d'une vie humaine peuvent conduire à des décisions transgressives dans un esprit d'humanité . À vrai dire, voilà une belle formule utilitariste !

Droit à la vie, principe de dignité, primat de l'éthique, autant d'expressions qui ne trouvent pas grâce aux yeux du CCNE. Si elles apparaissent parfois au détour du texte, ce n'est que pour alimenter un personnalisme de façade. Bien au contraire, deux chapitres sont consacrés à la souffrance attendue de l'enfant à naître et à la souffrance des couples , non pas pour les explorer en elles-mêmes mais pour justifier l'interruption médicale de grossesse et/ou le diagnostic préimplantatoire. Au nom du principe d'humanité, il est légitime que le couple veuille épargner à l'enfant une vie que le handicap et/ou la maladie rendront trop éprouvante . Pour évaluer la gravité d'une pathologie ouvrant droit à une IMG, le CCNE recommande d'ailleurs aux centres pluridisciplinaires de diagnostic prénatal (CPDPN) de prendre en compte les difficultés relationnelles et contextuelles que l'enfant va rencontrer au cours de sa vie . Quant au DPI, il est lui aussi légitime au nom de la compassion .
Formidable instrumentalisation des mots. Faut-il rappeler que l'authentique compassion – compatir, pâtir avec – ne consiste pas à supprimer celui qui est vulnérable mais bien à l'accompagner et à être solidaire avec lui dans son épreuve sans l'abandonner ? En changeant le sens des mots, le CCNE se prend pour Big Brother : La guerre, c'est la paix ; la liberté, c'est l'esclavage ; l'ignorance, c'est la force [2]. La suppression des enfants trisomiques et handicapés, c'est la compassion... (L'euthanasie, c'est la dignité, selon le slogan entendu cette semaine sur les bancs de l'Assemblée nationale par l'opposition parlementaire.) Décidément, mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde , nous redirait Albert Camus.
Pluralisme des options ?
Dernier point concernant les arguments avancés par le Comité pour justifier sa position : la qualité de l'information. Pour être gage de liberté des couples, celle-ci doit être plurielle en restant ouverte sur plusieurs possibilités d'action . Le problème est que le Comité ordonne que cette information soit dans le même temps neutre et n'influence pas les parents. Or il s'agit justement d'un des points qui aurait dû amener le CCNE à engager une réflexion novatrice. Tout en préservant le pluralisme des options , il eût été envisageable au moins de faire le pari de la vie.

Pourquoi les CPDPN n'auraient-ils pas pour fonction justement d'aider les couples à accueillir leurs enfants ? En leur permettant de rencontrer des familles et des associations qui auraient pu témoigner de leur engagement, de leurs joies et difficultés ? En leur expliquant les aides et les soutiens auxquels ils ont droit ? Mais non, le Comité ne souhaite pas intégrer dans la démarche des centres pluridisciplinaires une quelconque présomption en faveur de la vie : il refuse ainsi au nom de la neutralité de l'information d'inclure dans les CPDPN les regards issus de la société civile ou des réseaux associatifs .
La force de l'utilitarisme enfin, c'est qu'il s'accorde éminemment avec le développement des techniques biomédicales dont les progrès ne peuvent que contribuer à maximiser notre bien-être. Le CCNE ne pouvait donc qu'applaudir la parution des arrêtés du 23 juin 2009 fixant le dépistage combiné de la trisomie 21 au premier trimestre. Concernant la perspective de mise au point de tests génétiques ultraperformants et ultraprécoces dans le sang de la mère, le Comité n'y voit rien à redire si le consentement de la femme est libre et éclairé . D'ailleurs, nous n'aurions plus besoin de pratiquer d'amniocentèses de contrôle dont les délais d'attente angoissent les femmes, l'inquiétude étant toujours une épine dans le pied pour un utilitariste.
D'ailleurs, pour mettre toutes les chances du côté du principe d'utilité, le CCNE ne laisse aucun détail technique échapper à sa vigilance. Alors même qu'il professe solennellement que l'absence actuelle de liste permet d'éviter une attitude discriminatoire pour les sujets qu seraient atteints d'une des maladies listées , il se dédie lui-même en proposant quelques paragraphes plus loin de rechercher une trisomie 21 à l'occasion de n'importe quel DPI pour maladie génétique. Ce serait en effet le comble de sélectionner un embryon exempt de la mucoviscidose ou de la myopathie et de faire naître un enfant trisomique, nous dit implicitement le CCNE.
L'insulte au parents
En définitive, le Comité veut faire figurer le dépistage de la trisomie 21 dans les articles du Code de santé publique qui régissent le DPI. Il pose donc la première ébauche du fichier qu'il nous disait repousser. Les signataires de l'avis mesurent-ils l'insulte faite aux parents, grands-parents, frères et sœurs d'enfant handicapés en stigmatisant de la sorte les personnes trisomiques ? Faudra-t-il donc que les familles qui les ont accueillis avec courage écrivent aux rapporteurs du texte pour leur demander des excuses et des comptes ?
Quant au diagnostic préimplantatoire proprement dit et au risque de dérapage eugéniste, le Comité, la main sur le cœur, se veut rassurant en faisant état des quelques centaines de couples qui seraient concernés annuellement. Sans compter que seulement trois centres en tout et pour tout sont habilités à le pratiquer sur notre territoire. Pas à une incohérence près, le CCNE préconise pourtant de renforcer le DPI en augmentant les moyens et créant de nouvelles structures. Il envisage même le développement de centres privés de DPI à condition qu'ils se soumettent au contrôle tutélaire des pouvoirs publics.
Contrairement à ce que nous aurions pu penser au préalable, l'avis n. 107 n'est pas le fruit d'une délibération ou d'une disputatio confrontant différents points de vue philosophiques. Il s'agit ni plus ni moins que de l'application d'un système doctrinal qui porte un nom : l'utilitarisme. Issu du monde anglo-saxon, il ne fait pas partie de la tradition morale de la France et fonctionne comme un rouleau compresseur faisant voler en éclats le principe du respect intangible de la dignité humaine.
Le postulat essentiel du raisonnement du CCNE, on l'a bien compris, n'est évidemment pas le principe d'humanité ou de compassion mais le fait qu'il existe des vies de moindre qualité qui valent moins que d'autres la peine d'être vécues. Le législateur saura-t-il récuser les thèses partiales du CCNE et désavouer un avis qui ne fait pas honneur à la mission de vigilance que nous sommes en droit d'attendre de cette institution ?

 

Sur ce sujet :

Quand s'arrêtera l'escalade de l'eugénisme ? par Jean-Marie le Méné, Libertepolitique.com, 20 novembre

 

 

[1] Suzanne Rameix, Fondements philosophiques de l'éthique médicale, Ellipses, 1996.

[2] George Orwell, 1984, Folio, p. 30.
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