Ce qui nous caractérise, nous, post-modernes occidentaux, c'est l'inconsistance des propos et l'incohérence des comportements, avec, toutefois, une épaisse couche de bons sentiments, pour faire de ces gravats une sauce. Nous continuons, par exemple en France, de donner des leçons d'humanisme à la Terre entière, et nous oublions de nous en donner à nous-mêmes.

Comment ose-t-on se croire porteurs d'humanisme, avec plus de six millions d'enfants avortés (trois fois la population de Paris), légalement dépecés dans le sein de leur mère, au mépris de cette déclaration des droits de l'homme, pourtant brandie à tous propos, que toute personne a le droit à la vie ? Quel futur proposer aux jeunes – par ailleurs rescapés de ces avortements, de la contraception et de l'eugénisme –, quand des millions de personnes se font stériliser (par exemple en Allemagne ou aux États-Unis) ? Comment ose-t-on répandre sur la société une nappe aussi écœurante de politiquement correct et de moralement consensuel, quand la plupart des personnages politiques, qui nous gouvernent ou le voudraient, ne cessent d'afficher leur ego à petit budget, leurs querelles lamentables, leur bi- ou leur trigamie factuelles, sans compter les palinodies de leurs discours et leurs reculades programmées sur les questions éthiques ?
Le spectacle continue
Comment les médias en chœur (car la liberté de penser consiste ces temps-ci à produire partout les mêmes argumentaires, du moment que ceux-ci se décident dans les cocktails de la Rive gauche) osent-ils reprocher à Pie XII son silence, lui qui a sauvé tant de juifs, n'ayant, pour étayer leurs sarcasmes, en fait de pièces à conviction, que la pièce de théâtre d'un auteur par ailleurs révisionniste (merci, inattendu Bernard-Henri Lévy, de l'avoir rappelé) ? Qui sauvent-ils eux-mêmes, en ce moment, ces brameurs de vide, sauf leur pathétique audimat ? Pour qui mouillent-ils la chemise, ces tartuffes, hormis de se sentir transpirer sous les projecteurs ? Pas pour combattre les contre-vérités, pour lesquelles la postérité risque de nous juger aussi sévèrement que nous jugeons dans nos fauteuils tant de bourreaux ou de lâches du passé ; certainement pas non plus les victimes de catastrophes naturelles, après quelques jours bien remplis de compassion télévisée puis oublieuse : le spectacle continue !
La France, pays de liberté, risque de bientôt sanctionner par des lois toute parole non prévue dans telle circonstance ou toute indignation qui n'est pas dans l'air du temps. La police des mots et des idées est en marche. À tel point qu'il va falloir suivre les évolutions de près, pour ne pas se tromper, à une semaine ou deux d'intervalle, entre ce qu'il est bien vu de dire et ce qu'il faut continuer à taire. Quant au dialogue, malheureusement, il n'est souvent que le discours monologuant des responsables sourcilleux de leur pouvoir et autistes face à leurs interlocuteurs, ou bien le signe d'un malaise sur les valeurs auxquelles ils sont censés croire encore et qu'ils bradent sans plus les connaître.
Non, ce n'est plus d'humanisme qu'il faut parler, pas même d'humanité. Ceux qui nous dirigent font-ils montre d'une certaine qualité humaine, d'une noblesse de cœur, d'une haute culture, d'un courage médiatique ordinaire, d'entrailles ? Entre mots d'ordre et compromissions, il faut se contenter d'un minimum. Certes, ce n'est pas le chaos, tout n'est pas corrompu, gouverner est difficile, nous vivons sur la lancée d'un pays de droit, il y a de beaux restes. Quant aux convictions spirituelles, elles sont publiquement étouffées, moquées lorsqu'elles sont chrétiennes, et livrées à ce que les rapports de gendarmerie permettent d'en tolérer sans risquer les émeutes des banlieues ou les vapeurs citadines.
Nommer les choses
Nul n'est parfait, mais le citoyen de base aimerait respirer un air moins asphyxié et rester fier de ses élites, toutes opinions confondues, de droite et de gauche, dans un pays qui se croit encore démocratique. Il s'en faudrait de peu, tant un zeste de courage suffirait, et qui serait même payant d'un point de vue électoral. Le chrétien, lui, aimerait vivre sans être montré du doigt, à l'école (même catholique) ou au travail (sans voir freinée sa carrière). Quant au prêtre, réduit à l'humilité de sa condition et souvent au dénigrement public, il pleure en silence sur l'engourdissement de ses contemporains, adonnés au loisir et à l'oubli de Dieu. Il côtoie par profession les arrière-boutiques de cette apostasie et se désole de ne pas pouvoir en soulager toutes les misères. Il voit le délitement d'une civilisation riche à crever et aveugle sur ses forfaitures, mais qui conserve de bon ce que le christianisme lui a, en deux mille ans d'efforts, instillé ; sans oser se l'avouer, bien sûr. Car du message chrétien ne reste plus que le socle humaniste supposé commun à tous, et, de celui-ci, ce que nos estomacs spirituels rétrécis peuvent en supporter.
Sans un peu plus d'honnêteté (je n'ose dire de recherche de la vérité, il ne faut pas exagérer), les gosses de riche finiront sur la paille, détroussés par les anciens pauvres, reniés par leur maigre et recomposée descendance, mais ce sera trop tard. Le sursaut social n'est pas politique, il est d'abord spirituel. Il suppose une conversion. La conversion est décision de se tourner vers ce Dieu qui seul peut encore nous sauver. Elle est aussi de nommer les choses de leur vrai nom : culture de mort, culture de vie. Car, lorsque Dieu n'est plus exclu, l'humanisme reprend ses droits. Avec les changements que cela implique.

 

*Religieux dominicain, philosophe, couvent de Bordeaux. Dernier ouvrage paru : Lire saint Thomas d'aquin (Nlle édition), Ellipses, déc. 2009.

Photo : Forumdesjeunes.com

 

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