Une guerre pourrait entraîner des pogroms contre la communauté chrétienne, déjà victime de violences. Chaque église est comme cernée par une escouade d'une dizaine de mosquées. Pas moins de treize pour le seul petit couvent des dominicains.

A l'heure des prières, les quatre, voire huit haut-parleurs juchés sur chaque minaret mitraillent les sanctuaires chrétiens de tous leurs décibels. Il faut alors fermer les fenêtres pour pouvoir poursuivre les conversations. A Mossoul, la capitale du nord de l'Irak et la ville aux mille mosquées, il n'est pas facile d'être chrétien. Petites minorités ne dépassant pas ensemble 80 000 âmes, les communautés latines (chaldéenne, syriaque-catholique, arménienne-catholique...) et orthodoxes (syriaque-orthodoxe, arménienne-orthodoxe, nestorienne) du district vivent des jours difficiles et craignent que le pire soit à venir en cas d'attaque américaine. Car, comme le dit un prêtre, "dans la mentalité d'une grande majorité de musulmans, un homme ne peut pas être sans religion. Pour eux, Bush est un chrétien et un croisé, donc les chrétiens d'Irak sont des agents de Bush alors que ce dernier n'a sans doute même pas connaissance de l'existence des chrétiens de Mossoul". Et d'ajouter : "Il y a deux jours, j'ai entendu un prédicateur à la radio de la ville qui lançait : qu'il vienne Bush et nous allons l'écraser avec sa croix."

Tabassage. Ce qui hante d'abord les chrétiens de Mossoul, c'est l'attaque du 8 septembre. Ce jour-là, une célébration a réuni dans une église de la rue Farouk, une artère commerçante, près de 400 personnes, dont plusieurs évêques. La plupart des fidèles sont des femmes et des jeunes filles, la guerre Iran-Irak et l'immigration ayant provoqué une hémorragie chez les hommes on compte à Mossoul environ neuf filles pour un garçon chez les chrétiens. A la sortie de la messe, lorsque les filles chrétiennes, sans voile et habillées à l'occidentale, montent dans les bus, de jeunes islamistes attaquent les véhicules avec des marteaux et de pierres en criant : "Mort aux chrétiens ! Jihad pour le peuple de Mahomet." Le prêtre, témoin de l'événement, raconte : "Ils ont cherché à entrer de force dans les cars. Chacun voulait enlever une fille. Les garçons chrétiens sont intervenus pour les défendre. Ils se sont fait tabasser. Les assaillants ont pris des couteaux de boucherie sur les étals de la rue. Et des chauffeurs de taxis, qui passaient par là, sont intervenus pour battre les chrétiens." L'attaque fera une quinzaine de blessés, dont plusieurs graves. La police n'interviendra pas, ni les services secrets. "Les victimes, qui ont porté plainte, ont dû les retirer, leurs agresseurs ayant menacé de se venger en les accusant d'avoir insulté l'islam et Mahomet", ajoute le même prêtre. Huit attaquants seront arrêtés mais relâchés cinq jours plus tard. Cependant, le chef des services de sécurité de la ville se serait fait rappeler à l'ordre par Bagdad pour n'avoir pas empêché l'émeute.

La conversion ou la mort. Pour les chrétiens, l'assaut du 8 septembre est loin d'être un acte isolé. Deux jours après, la vierge de la grotte de Lourdes d'un monastère a été retrouvée voilée. Une semaine plus tard, des tracts appelant les chrétiens à la conversion ou à la mort ont été déposés devant huit églises ou maisons chrétiennes. Dernièrement, trois religieuses ont été menacées : "Nous allons mettre l'épée sous votre gorge si vous ne devenez pas musulmanes." Ce n'est pas la première fois que des actes antichrétiens sont signalés. Il y a quatre ans, les portes d'une église avaient brûlé dans un incendie criminel. Ce qui a attisé les braises, c'est l'embargo international que connaît l'Irak depuis 1990, puis la menace d'une guerre initiée par Washington. Autre sujet d'inquiétude, la montée dans la ville, qui fut longtemps majoritairement chrétienne, du fondamentalisme wahhabite depuis le début des années 80. Mossoul semble même en être devenu le principal foyer en Irak. Dans le quartier de Hasar, les membres de cette secte, reconnaissables à leur disdacha (robe) blanche et plus courte et à leur longue barbe, ne se cachent pas. Un chauffeur de taxi chrétien a récemment fait savoir aux représentants de sa communauté qu'en passant devant une église il avait entendu ses passagers, deux islamistes, se demander tour à tour si une seule bombe suffirait pour la détruire ou s'il valait mieux l'épargner pour en faire plus tard une mosquée.

Fractures. Mossoul a déjà un lourd passé de violence. Le 6 mars 1959, sous la dictature du général Abdel Karim Kacem, à l'occasion d'une convention d'une organisation procommuniste, la ville avait comme explosé, affichant au grand jour les profondes fractures qui traversent l'Irak. L'historien Hanna Batatu en rend compte ainsi : "Pendant quatre jours et quatre nuits, des Kurdes et des Yézidis se sont battus contre des Arabes, des Arabes et des Assyriens chrétiens contre des Arabes musulmans, la tribu arabe d'Abou Mutaiwit contre celle de Shamar et contre la tribu kurde de Gargariyyah, les paysans de Mossoul contre leurs propriétaires, les soldats de la Ve brigade contre leurs officiers, la périphérie de Mossoul contre le centre-ville, la plèbe des quartiers arabes d'el-Makkawi et Wadi Hajjar contre les aristocrates arabes du quartier d'el-Dawwasah." "La rébellion de Mossoul" fit des centaines de morts et marqua profondément la mémoire de l'Irak. Aussi, le clergé craint-il qu'une attaque américaine fasse à nouveau éclater les fissures cachées de l'Irak et donne le signal de pogroms antichrétiens.

Mais, paradoxe irakien, si les chrétiens d'Irak craignent d'être classés dans le camp de George W. Bush, ils ont tout aussi peur d'être rangés dans celui de Saddam Hussein. Pour au moins une raison : ne représentant pas une menace pour le pouvoir, ils se sont vu confier certains postes de responsabilité, y compris au plus haut niveau. "C'est vrai, ajoute un autre prêtre, officiant à Bagdad, le coiffeur du raïs est chrétien, comme son dentiste, son cuisinier ou certains gardes du corps." Cela ne suffit pas pour autant à assurer un sort très enviable à nombre de leurs coreligionnaires, frappés à présent par nombre d'interdits, dont celui d'acheter des terrains. Ou de donner à leurs enfants des prénoms qui ne sont pas irakiens.

Cherchant à donner des gages aux islamistes, dont elles craignent les capacités de nuisance (Libération du 14 janvier), les autorités ont exproprié des terrains pour permettre l'installation de communautés musulmanes et l'édification de mosquées dans les derniers bourgs et villages chrétiens. "Elles ne veulent pas de villages entièrement chrétiens", précise un prêtre.

Face à la montée des périls, et d'abord celui d'une attaque américaine, les communautés chrétiennes se sont soudées. Fini les conflits. Sans équivalent en Orient, un comité oecuménique réunit les six rites célébrés à Mossoul. Mais cela n'empêche guère les chrétiens de chercher à quitter la ville où il est devenu trop difficile de vivre. "Il ne se passe pas une journée sans qu'une famille saignée par l'embargo ou victime d'insultes et de menaces proférées par les islamistes ne me demande de l'aider ou de porter plainte à sa place", confie un ecclésiastique.

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