Le grand déclassement de l'université française

Source [Causeur] Les nouvelles s’accumulent et vont toutes dans le même sens : celui de la détérioration programmée de l’enseignement supérieur en France.

 

Il y a eu, cette semaine, le controversé, mais fort médiatisé, classement international – dit « de Shanghaï » – des universités. On sait depuis longtemps ce palmarès formaté à l’aune de la marchandisation globale du savoir et, croit-on chez nous, de la taille des établissements, acquise à coups de regroupements souvent dénués de logique. Dans ce classement, la France peut se vanter d’avoir… cinq représentantes parmi les cent premières institutions. Il est révélateur d’un processus plus vaste, celui de la marginalisation de la culture, avec des sciences humaines et sociales réduites à la portion congrue. Non seulement quantifiable dans les curriculums, où compétence ne rime plus qu’avec efficience, le processus affecte avant tout les finalités de l’enseignement, et la qualité de la formation : ce que devrait être une véritable éducation de l’individu, l’invendable, disait Michel Tournier.

Il y a aussi l’uniformité grandissante, dans les modes de transmission comme dans les objectifs. On jargonnera, bien sûr, en parlant d’harmonisation, d’interopérabilité des ressources. Un indice de cet instinct grégaire, éloigné de toute aspiration à la diversité des cultures éducatives et à la diversité humaine pourtant dans l’air du temps, est la généralisation d’un parler, un anglo-américain où se dilue l’originalité de la pensée. Une certification en anglais est imposée ou va l’être dans toutes les filières et l’usage en est déjà bien présent dans les fiches de recrutement académique, où il tourne au charabia (exemple récent : « implémentation de la frame semantics »). Quant aux publications scientifiques, comment échapperaient-elles à une lingua franca qui prétend faciliter toute mobilité, mais pousse surtout au recrutement, sous conditions précaires, de diplômés « internationaux » qui manquent dès lors au développement de leurs propres pays ? Il faudrait encore mentionner le nivellement par le bas : l’arrivée, sur ce marché, de futurs enseignants-chercheurs, contractuels, rendus dociles par l’attente d’une titularisation sans cesse reportée. Ils sont sur la piste d’un poste, tenure-track. Ils y croient.

C’est la disparition progressive du modèle humboldtien qui est en vue, celui d’un enseignement supérieur profondément européen, constitutif même de l’universitas, un modèle associant étroitement recherche et enseignement. Il est déclaré ne plus correspondre à la fluidité requise par une emprise économique dont nous nous accommodons chaque jour un peu plus. Il est surtout soumis à des oeillères idéologiques, celles d’une post-modernité où tout changement signifierait automatiquement progrès. Je renvoie au travail de Kevin Carey, The End of College. The University of Everywhere (Riverhead, 2015) qui dévoilait le dessous des cartes sur les évolutions à venir, avec des conclusions dont j’ai montré, dans un ouvrage récent, qu’elle dépassaient la question des savoirs.

C’est en effet toute la fonction de socialisation de l’université qui est amoindrie par un enseignement numérisé, largement distanciel, dont la situation sanitaire a accéléré la mise en place et sans aucun doute l’installation durable. Comme le digital a fait le bonheur de la grande industrie, du commerce ou de la banque, ce futur de l’enseignement supérieur ravit d’ailleurs les institutions éducatives : coûts abaissés (personnel, matériel, entretien des locaux), esprit de corps des étudiants et formateurs affaibli, rendant toute espèce de contestation avec le pouvoir décisionnaire difficile. La vie des individus et des équipes en est transformée. Nos collègues subissent déjà le système obsédant de la recherche de fonds, mangeuse de temps, et des appels à projets, générateurs de financements disparates, de doublons, de recherches menées par à-coups.

Quant aux étudiants, ils sont toujours plus nombreux, comme si l’université était la seule marche plus haute qui leur soit accessible après le lycée et la seule permettant de se réaliser dans la vie. Vu la démographie et les inégalités territoriales, ils sont orientés aussi mal et hâtivement qu’on le sait, admis presque de droit dans certaines filières, illusion flatteuse pour les bénéficiaires, tandis qu’ailleurs, étrangement, « sélection » n’est pas un mot tabou. Ils le sont enfin sans que puissent être véritablement pris en compte leurs acquis antérieurs et leurs potentialités, si hétérogènes qu’il devient tentant de voir leur admission comme une voie de garage, évitant provisoirement le chômage et la contestation de rue. Les Ateliers Nationaux de 1848, en somme ?

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