Le commerce équitable est à la mode. Il a même sa Quinzaine, ouverte ce 1er mai, destinée à sensibiliser les consommateurs à sa cause. Il n’est pas négligeable sur un certain nombre de produits tels que le café, le thé ou le chocolat.

Il faut donc se pencher, avec discernement, sur ce phénomène.

Les bonnes intentions ne sont pas en cause. La plupart des acteurs du commerce équitable sont des hommes de bonne volonté. Qui ne souscrirait à des objectifs de justice et de développement ? Cela explique que les catholiques soient nombreux à soutenir de telles opérations et s’engagent, parfois un peu rapidement, dans la bataille du commerce équitable. Comment pourrait-on reprocher à des chrétiens de chercher à soulager la misère du monde ?

Ensuite, l’essentiel est que le commerce équitable soit un commerce. Cela signifie que l’on a enfin compris que les échanges extérieurs bénéficient à tous et que le commerce est la meilleure forme d’aide. Le message de Jean-Paul II dans Centesimus annus (§ 33) a enfin été compris : " Il n’y a pas très longtemps, on soutenait que le développement supposait, pour les pays les plus pauvres, qu’ils restent isolés du marché mondial et ne comptent que sur leurs propres forces. L’expérience de ces dernières années a montré que les pays qui se sont exclus des échanges généraux de l’activité économique sur le plan international ont connu la stagnation et la régression, et que le développement a bénéficié aux pays qui ont réussi à y entrer. "

Ce sont les altermondialistes qui sont opposés aux échanges et au commerce, pas l’Église. Et ceux qui veulent instaurer un commerce équitable doivent poser comme un postulat qu’il s’agit bien d’un commerce et d’un libre commerce. Lui seul permettra de sortir le tiers-monde de sa misère.

Mais il y a aussi l’idée, dans le commerce équitable, que le commerce international ne saurait être laissé aux seuls mécanismes du marché. Et pourtant, comme le note encore Jean-Paul II (CA § 34), " il semble que, à l’intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins ". Et ce n’est pas seulement une question technique, c’est d’abord une réponse éthique, qui fait partie de ce que le pape appelle les " avantages solides " des mécanismes du marché : ceux-ci, en effet, " placent au centre la volonté et les préférences de la personne qui, dans un contrat, rencontrent celles d’une autre personne " (CA § 40). Oui, dans un marché libre, dans un contrat libre, ce sont deux volontés libres qui se rencontrent, et c’est ce qui fait la supériorité éthique du marché.

Valeur objective ou subjective ?

Car, on l’oublie souvent, dans un échange, il y a toujours une dimension volontaire : nul n’est obligé d’échanger et, s’il le fait, c’est qu’il y a trouvé un intérêt. Il y a deux gagnants dans un échange libre. Or, dans le commerce équitable, il y a l’idée que le prix de marché n’est pas un juste prix. Qu’il faut, par un mécanisme quelconque, négocier l’échange à un prix plus élevé, pour satisfaire le besoin de justice de la part du vendeur. Mais cette analyse repose sur l’idée qu’il y a une valeur objective à l’échange, c'est-à-dire que le juste prix est un résultat.

C’est un problème qui a agité tout le Moyen Âge et il est vrai que certains scolastiques pensaient qu’il existait un juste prix objectif, suivant en cela une théorie objective de la valeur. Mais la seule valeur objective, totalement inacceptable sur le plan moral, c’est la valeur travail, qui sera défendue au XIXe siècle par Marx et plus tard par les marxistes. Si la valeur travail est juste, alors il y a bien un prix objectif qui est également juste.

Mais le réalité est différente, comme l’ont montré les scolastiques tardifs de l’école de Salamanque, qui ont su résoudre ce problème : la valeur est subjective. Chacun de nous accorde une valeur différente aux biens et si ce bien ne correspond pour moi à aucun besoin, à aucune nécessité, sa valeur sera nulle, même s’il a coûté cher à produire : on ne produit pas pour produire, on ne produit pas pour satisfaire le producteur, on produit pour répondre au besoin d’une autre personne. Personne ne peut donc dire à l’avance quel est le juste prix, et moins encore une instance étatique ou supranationale. Seul le marché permet de découvrir le juste prix. Car ce que l’école de Salamanque a montré, c’est que le juste prix n’est pas un résultat, mais un problème de conditions ; ce n’est pas une justice de résultat, c’est une justice de procédure. Le prix est juste quand les conditions de fonctionnement du marché sont justes, c'est-à-dire quand le marché est libre, ouvert, sans fraude, sans monopole, sans manipulation, bref quand il s’agit d’un marché de concurrence.

Personne d’autre que le fonctionnement du marché, s’il est vraiment libre, ne peut déterminer le prix. Prétendre le contraire, c’est vouloir revenir aux prix administrés, c'est-à-dire à la fixation des prix par une instance politique. Et que cette instance soit internationale ou supra étatique ne change rien au fait qu’elle établira ce que Jacques Rueff appelait un " faux prix " et un faux prix conduit forcément à de fausses (et mauvaises décisions) : un prix arbitraire plus élevé que le prix de concurrence stimule l’offre, décourage la demande et aboutit à des surproductions artificielles. La politique agricole commune nous en fournit chaque jour des exemples au niveau de l’Union européenne. Est-ce cette politique que les tenants du commerce équitable veulent étendre au niveau de tout le commerce mondial ? Le prix n’est pas un élément arbitraire, mais traduit les réalités objectives des raretés sur les marchés. C’est un vecteur d’informations qui ne doivent pas être faussées.

Deux courants inconciliables

En réalité, il y a dans les thèses du commerce équitable deux courants inconciliables.

L’un est composé de ceux qui veulent, en conscience, agir pour le bien des producteurs du tiers-monde. Ceux-là sont prêts, sur une base volontaire, à payer librement un surcroît de prix, pour aider les producteurs. Il n’y a là aucune objection, c’est librement consenti de part et d’autre et rien ne nous interdit de surpayer si nous le voulons les produits pour transférer une aide à nos frères du tiers-monde : c’est une forme de solidarité volontaire tout à fait honorable et conforme à l’éthique.

Mais il y a dans ces thèses un autre courant qui, lui, camoufle mal ses arrières-pensées. Il est fondamentalement hostile au libre marché et veut remplacer le marché par des mécanismes internationaux de régulations, étatiques ou supra étatiques, c'est-à-dire par ce qui a échoué partout dans le monde : un organisme politique décidant arbitrairement de fixer prix et (ou) quantités. Et là, l’opposition au marché ne se fait pas pour de bonnes raisons, mais pour des raisons idéologiques. Ce courant-là est proche de l’altermondialisme et sous des prétextes faussement altruistes vise à détruire l’économie libre, au nom d’une idéologie.

Or ceux qui veulent sincèrement le bien des peuples du tiers-monde doivent savoir qu’il " ne s’agit pas non plus de détruire des instruments d’organisation sociale qui ont fait leurs preuves, mais de les orienter en fonction d’une juste conception du bien commun " (Jean-Paul II, CA § 58). Et le marché libre en fait partie, l’expérience des pays de l’Est ne le montre que trop, de même que l’échec des manipulations du marché à l’Ouest, des instruments d’organisation sociale qui ont fait leurs preuves.

Le souci légitime des plus démunis, présent dans le commerce équitable, ne doit pas nous faire oublier le nécessaire discernement face aux solutions trop simplistes pour être totalement innocentes ou efficaces. La réalité économique et sociale est toujours plus complexe qu’il n’y parait.

Jean-Yves Naudet est professeur à l’université d’Aix-Marseille III, président de l’Association des économistes catholiques.

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