La théorie postmoderne de la justice prévoit une loi neutre ne brimant aucune identité. Dans la pratique, l’identité négative ainsi constituée installe la dictature de l’identité transgressive et nihiliste. Peut-on sauver cette théorie pour lui éviter de n’être qu’une imposture ? (IV/VI)
Avant d’aller plus loin, demandons-nous si l’on peut sauver la théorie postmoderne de la justice, autrement dit : peut-on cesser de discriminer sous couvert de non-discrimination ?
La question est de savoir si la clé de voûte de la théorie, c’est-à-dire la fameuse « procédure impartiale », qui ne l’est pas du tout, peut être amendée pour devenir réellement impartiale, si possible.
Donc, à supposer qu’on veuille sauver cette procédure et utiliser malgré tout, valablement, le voile d’ignorance, il faudrait commencer par inclure l’identité nihiliste au nombre des identités entre lesquelles s’imposerait l’impartialité. Chacun voit aisément qu’on en est loin !
Il faudrait aussi prendre les mesures et précautions propres à prévenir les abus dont nous venons de parler (machine à détruire les identités non nihilistes et ordre moral à rebours).
La discrimination nihiliste
Comment empêcher que la procédure du voile d’ignorance (c’est-à-dire décider en supposant qu’on ne connaît pas sa propre identité) ne procure le moindre privilège à l’identité négatrice ? Pour y parvenir, il faudrait évidemment définir plus largement la discrimination, en y incluant la « discrimination nihiliste », qui consiste à discriminer les identités non nihilistes au profit de l’identité nihiliste.
Malheureusement, cette fameuse méthode postmoderne de décision juste, une fois amendée de cette manière, ne sert plus à rien pour déterminer une loi « impartiale ». Car il est évident que la loi dite impartiale est nécessairement partiale en faveur du nihiliste. Et que donc n’importe quelle décision prise sous le voile sera forcément partiale, du point de vue de la théorie. Et donc, sous le voile, on décidera seulement de ne pas décider sous le voile, si on décide au moins de décider.
En somme, si l’on commence par prendre ces précautions équitables, la procédure n’est plus de la moindre utilité, puisqu’elle ne permet plus dès lors de décider quoi que ce soit.
Ceci nous ramène à la pure situation de départ, dont Rawls voulait nous faire sortir : un relativisme des opinions qui déboucherait sur la permission de n’importe quoi, et donc ou l’indécision ou le droit du plus fort et la violence.
Justice injuste ou justice impossible
En résumé, ou bien la théorie postmoderne de la décision juste est injuste ; ou bien elle ne permet pas de décider.
Il reste donc à trouver d’autres moyens pour poser un principe de justice objectif (ne débouchant pas sur le droit du plus fort ou du plus arrogant). Pas facile. Mais ce dont on est au moins sûr, c’est que ce principe ne peut pas être procédural. En ceci, la théorie postmoderne de Rawls n’aura pas été tout à fait inutile, puisque c’est elle-même qui permet de l’éliminer du nombre des hypothèses possibles.
Henri Hude est philosophe, ancien élève de l’ENS, directeur du Pôle Éthique des Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Dernier livre paru : La Force de la liberté (Economica).
Article précédents :
Comment casser la machine à broyer notre identité (I/VI)
Quand la tolérance finit en intolérance (II/VI)
Comment les libéraux-libertaires imposent un ordre moral à rebours (III/VI)
Prochain article :
L’identité amnésique pour tous : que fera Jason Bourne ? (V/VI)
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