“La Défaite de la raison” (Salvator) de Charles-Éric de Saint Germain est un cri d'alarme philosophique. En se coupant des racines juives et chrétiennes à l'origine de la culture occidentale, l'humanité européenne s’égare dans la barbarie libertaire et le chaos social. Quand les questions de fond sont constamment éludées, le pire est à craindre. C’est alors qu’il faut revenir aux sources.
NÉ EN 1967 en Bretagne, marié et père de quatre adolescentes, agrégé et docteur en philosophie, Charles-Éric de Saint Germain est également un chrétien engagé : ses recherches, qui constituent une entreprise d’unification entre la philosophie et sa foi protestante, sont fondées sur une analyse aiguë et critique de la postmodernité. Le fil directeur de son travail est donc l’attachement à l’idée de transmission, manifeste à la fois du point de vue pédagogique — où sa vocation de professeur, soucieux de clarté et de clarification, est visible — et du point de vue du fond : son travail témoigne du fait que la pensée a une histoire, ce dont il rend compte avec une conviction éclairée, un courage intellectuel décapant, et même une audace nécessaire.
La Défaite de la raison est un livre enraciné, un travail profondément philosophique : Charles-Éric de Saint Germain veut rendre compte du sens de l’origine — mais aussi, de manière incarnée, du bonheur libérateur et vivifiant que l’on trouve dans la reconnaissance de cette filiation à partir des étapes et des manifestations contemporaines témoignant de notre actuelle désaffiliation : comment la raison s’est-elle retrouvée arraisonnée, déliée au point de tourner à vide sur des individus errants, prométhéens, autoréférentiels ?
Idéologies de la perversion
L’auteur rend compte de ce processus en analysant cinq idéologies délétères de notre Occident de plus en plus sécularisé : le dogme égalitariste, perversion de l’idéal méritocratique ; le culte hédoniste, perversion de l’idée de liberté ; la laïcité, brandie comme étendard de la République et récupérée pour pervertir la notion d’essence ; la limitation de la liberté de conscience comme moyen d'imposer une soumission larvée ; enfin, l’idéologie culturaliste comme dissolution des identités dans « la théorie du genre », et reposant sur le refus de l’idée de nature.
Instruit et argumenté avec autant de conviction que de probité, le travail de Charles-Éric de Saint Germain présente les responsabilités et les conséquences politiques et institutionnelles de ce délitement mortifère : si nous sommes des personnes et des sujets, nous ne saurions toutefois être des individus, isolés, juxtaposés ; nous nous mouvons dans un espace public, nos décisions sont prises dans un corps politique — conditionnées par lui ? Le livre est ainsi traversé par une critique des médias contemporains qui, précisément, ne jouent plus leur rôle de médiateurs, de « quatrième pouvoir », de contre-pouvoir démocratique : par leurs complicités avec des politiques démagogues, ils contribuent eux aussi à une défaite de la raison, à une léthargie consensuelle qui révèle une violence d’autant plus dangereuse qu’elle est subreptice.
Le retour des barbares
Car c’est bien de violence dont il est question dans cette défaite — et même cette défection — morale, politique, intellectuelle, comme le souligne le sous-titre incisif de l’ouvrage, écrit dans le double sillage du remarquable Alain Finkielkraut (La Défaite de la pensée) et du percutant Michel Henry : la démocratie actuelle a généré une barbarie (La Barbarie de Michel Henry date de 2002).
Le barbare, c’est littéralement, celui qui bafouille, ne sait pas parler, donc, par extension, parle sans rien dire ni rien avoir à dire, mais sans davantage de vergogne qu’un être dépourvu de raison : est-il encore Parole ce verbiage de l’insignifiance, qui n’interroge jamais ses fondements, éructe des propos qui font rire, atomisent, indiffèrent — seuls les propos sensés semblent susciter aujourd’hui le scandale — et dont les conséquences dramatiques témoignent précisément de leur inconséquence même ?
Dictatures démocratiques
La Défaite de la raison révèle ainsi toutes les formes de dictature démocratique, depuis la dictature de l’instant (on ne saurait même parler de présent) d’un monde privé de généalogie et de maîtres, jusqu’à celle de l’indifférence et indifférenciation la plus totales, en passant par celle de la « pensée unique » — ce qui est en soi un oxymore. Précisément, le livre de Charles-Éric de Saint Germain témoigne et actualise la dialectique dynamique qui est au cœur de l’acte de penser : c’est peu de dire que l’auteur sait démanteler les idéologies qu’il condamne en n’employant jamais les armes (sophistiques) des égalitaristes, des hédonistes ou des « laïcards ». La complaisance n’est pas son fort — plutôt la force de conviction, fondée sur un débat exigeant et serré.
L’interdit « sympa »
« On nous interdit aujourd’hui de regarder derrière nous », a dit Alain Finkielkraut dans un entretien au journal La Vie (28 novembre 2013). Cet irrespect foncier — car le respect signifie littéralement l’acte de regarder en arrière, de se retourner — Charles-Éric de Saint Germain en rend compte magistralement ici : toute la thèse de l’ouvrage pourrait être formulée dans cette problématique laconique. Dans une société devenue anomique, l’interdit est devenu non identifiable : c’est « on » qui interdit, entrave, surveille, verrouille, mais si ce « on » a un semblant de visage, ce ne saurait être que celui de l’innocence ; en tous cas, il est « sympa », laïcard, progressiste, il satisfait nos desiderata plus que nos intérêts, donne licence à nos divertissements, et la parole indifféremment à tous. Ainsi, l’intellectuel ne pourra que disparaître — au mieux, noyé dans la masse des crieurs, au pire, conspué par cette même meute aboyant au son de l’air du temps.
Et vers qui se retourner alors, où seront les figures admirables si le miroir n’est qu’un écran renvoyant en écho des bavardages informes ? Au royaume des inconscients, des jouisseurs et des nouveaux ministres (de ceux qui « rigolent bien » avec Patrick Modiano, lors du repas donné en l’honneur du prix Nobel de littérature), quelle actualité et quel destin pour la liberté de conscience ? Justement, soulignons que l’un des intérêts de ce livre foisonnant — qui convoque avec brio, profondeur et sans dispersion les institutions, les différentes religions, l’histoire, la famille, les comportements sexuels, la philosophie, la science, les anciens et les contemporains — est de proposer, au-delà de l’analyse lucide, des éléments de réponse concrets, à partir d’un questionnement critique sur la question d’une refondation possible de la laïcité (chapitre 3). L’ancrage est vitalisant, relié à une actualité pensée, qui ne sacrifie jamais à la facilité de belles formules, de leçons de morale, ou d’une quelconque consensualité.
Résistance
Il n’est pas anodin que les travaux antérieurs de Charles-Éric de Saint Germain soient consacrés à Hegel, Kierkegaard, Heidegger et Lévinas : sa philosophie est parcourue par la défense de l’altérité et de son corollaire méthodologique, la dialectique. Comment en effet chercher la conciliation des contraires (notons que ces philosophes — ce qui n’est pas si fréquent — étaient mariés ou, pour Kierkegaard, hanté par la question existentielle du mariage) sans reconnaissance initiale de la différence ?
Hommage à une philosophie agissante et incarnée, ancré dans une ferme analyse des impostures de notre temps, offrant des clés pour désirer connaître et comprendre des penseurs modernes et contemporains (Tocqueville, Arendt, Habermas,…) ce travail sur la défaite de la raison est nécessaire à tous ceux qui se sentent égarés, piégés, ou qui voudraient voir conceptualisées leurs intuitions sur l’actuelle déroute de notre pays, afin de s’extraire d’un découragement compréhensible autant que tragique. Non pas incitation à un pessimisme démissionnaire — dans ce cas, il n’y aurait rien à dire ni à écrire, il n’y aurait pas lieu de travailler — mais invitation exigeante à un sursaut, à un acte de résistance : ils passent nécessairement d’abord par une conscience instruite, honnêtement éclairée.
Nul doute alors que ce livre, qui donne à penser et à croire, donc à agir et réagir en se reconnaissant d’une vie reçue et signifiante pourrait contribuer à donner du courage.
Valérie Maréchal
Charles-Éric de Saint-Germain
La Défaite de la raison
Essai sur la barbarie politico-morale contemporaine
Salvator, 2015
356 p., 22 €
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La barbarie, de Michel Henry date de 1987 et non de 2002. Son actualité reste pourtant stupéfiante et ce livre demeure une des analyses les plus fondamentales de notre modernité et des relations entre culture et barbarie.
Le livre de Charles-Eric de St Germain possède cette vertu propre à toutes les œuvres philosophiques qui font date : il libère de l'erreur et plus encore, - puisqu'il y est question de notre "bien vivre" - nous fait retrouver le sens des réalités, ce qui permet au philosophe de pourfendre à la fois les dérives intellectuelles de notre temps et les illusions qui y sont logées, voire "institutionnalisées" au risque même de faire basculer nos manières d'être dans une nouvelle forme de "barbarie". Soyons clair : St Augustin écrivait dans un temps de catastrophes, disait Marrou. Cet ouvrage d'une remarquable limpidité tout en étant très dense et bien documenté (on retrouve les mêmes qualités d'exposition dans ses Cours Particuliers, véritable somme de leçons à l'usage des professeurs) ose enfin ouvrir le dossier de la ruine intellectuelle de notre temps et il entreprend ce travail en tant que philosophe garant de la tradition chrétienne. La raison en tant qu'elle est le "sens du réel" est en crise et l'auteur dénonce avec un courage peu commun la subversion idéologique que nous sommes en train de vivre : qu'il y ait eu déjà des temps chaotiques dans l'histoire des hommes, cela ne fait aucun doute et l'on peut même dire que la philosophie de Platon n'est autre qu'un effort pour dénoncer la dictature des sophistes. Felix culpa. Mais le plus grave est que nous prenons le désordre pour l'ordre, l'anormal pour le normal, le faux pour le vrai. La démarche de ce philosophe relève d'un effort colossal : il ne se contente pas de dénoncer les écueils et autres diktats idéologiques, voire politico-moraux, il apporte un enseignement de vérité qui peut nous convaincre que la vraie liberté, c'est la liberté du vrai et du bien. Pourquoi nous faudrait-il nous réfugier dans une fausse tolérance en n'osant pas dire que l'Etat veut par exemple aujourd'hui plus que jamais "supprimer le fondement anthropologique de la famille."(p. 30), ce qui est un fait unique dans l'histoire des hommes ?
Voir le commentaire en entierLe livre de Charles-Eric de St Germain nous apparaît comme un grand livre, porté par un esprit prophétique et un sens critique assez peu ordinaires. La liberté de penser y prend enfin un sens véritable et digne de ce nom, et ainsi ces pages où la gravité le dispute au sérieux de l'examen savent nous communiquer la joie intellectuelle, preuve que ce philosophe contra spem in spe relève le défi de la défaite qu'il entend dénoncer.