Professeur de droit à l'université de Milan, Marta Cartabia présente le livre de Joseph H.H. Weiler, "l'Europe chrétienne ? Une excursion", paru en français aux éditions du Cerf. En cédant à la pression laïciste, les chrétiens trahissent leur mission, et trahissent l'avenir de l'Europe elle-même.

Cet article introduit l'entretien de l'auteur avec Joseph Weiler paru dans la dernière édition de Liberté politique (n° 39, décembre 2007).

POURQUOI PUBLIER ET LIRE aujourd'hui un livre comme L'Europe chrétienne de Joseph H.H. Weiler, cet universitaire américain de renommée mondiale et juif observant, qui s'est énergiquement battu pour la reconnaissance de l'identité chrétienne de l'Europe ?

Après tout, le débat sur les racines chrétiennes de l'Europe semblait être enterré avec le Traité constitutionnel européen, après que les peuples français et hollandais ont porté un coup mortel à l'ambitieux projet de constitutionnalisation de l'Union européenne, avec leur non historique au référendum du printemps 2005. Le livre, lui, est bien vivant : désormais traduit dans de nombreuses langues, il a été publié pour la première fois en 2003 en Italie dans la perspective des travaux de la convention européenne. Cette année-là, Weiler a été, en dehors des rangs catholiques, la voix la plus explicite et la plus courageuse de la démonstration rationnelle de la nécessité d'une référence à Dieu et aux racines judéo-chrétiennes de l'Europe dans le traité constitutionnel ; mais, à l'instar du pape, sa voix est restée inécoutée.

Donc, pourquoi revenir aujourd'hui sur une question (apparemment) fermée ?

Il y a beaucoup de bonnes raisons pour reprendre en main le livre de Weiler. Je voudrais en souligner deux principales.

La vision de l'homme

La première est contingente : aujourd'hui, dans un silence médiatique absolu, l'Europe a négocié un nouveau traité de réforme de l'Union européenne, et tout laisse penser que dans les mois à venir les chefs d'État et de gouvernement pourraient obtenir la ratification de l'accord de Lisbonne. On pourra m'objecter que j'évoque aujourd'hui un texte qui n'a rien à voir avec le projet ambitieux rejeté en son temps par les référendums français et hollandais. Mais il ferait beau voir, comme le souligne The Economist, en paraphrasant la phrase de René Magritte, qu'il ne suffit pas de déclarer Ceci n'est pas une constitution , pour masquer la portée constitutionnelle des choix contenus (et bien dissimulés) dans l'actuel traité en discussion.

Il est vrai que dans le nouveau texte, on a ôté toute la rhétorique constitutionnelle. Ainsi le titre du traité ne fait plus référence à la constitution et dans le corps du texte, ont été soigneusement expurgés tous les symboles constitutionnels : hymne, devise, drapeau, etc. Malgré cela, la substance constitutionnelle du vieux projet demeure.

Il n'est pas question d'analyser ici les réformes institutionnelles contenues dans le nouveau traité, qui sont par ailleurs de grande importance comme par exemple la durée de la présidence de l'Union, l'organe responsable de la politique étrangère, le système de vote, la structure de la Commission et beaucoup d'autres. Ce que je veux mettre en évidence, c'est la partie la plus proprement constitutionnelle de l'ancien traité, c'est-à-dire le maintien de la Charte des droits de l'Union européenne, et la proposition de lui conférer une pleine valeur juridique. C'est sur cette charte que seront fondées les valeurs sur lesquelles se construira le futur de la société européenne. Le Royaume Uni a demandé et obtenu un opt-out sur cette partie du traité, pour ne pas être lié au respect de valeurs et de principes dans lesquels il ne se reconnaît pas.

Dans cette Charte réside une vision de l'homme fondée sur un individualisme extrême : elle concerne un sujet totalement autodéterminé, dégagé de toute dépendance sociale ou transcendante. En d'autres termes, la Charte présuppose une vision culturelle et anthropologique peu en accord avec le personnalisme catholique, sur lequel s'est rebâtie la société européenne après la destruction des deux guerres mondiales et des totalitarismes, sur lequel l'exaltation du moi ne se sépare jamais du nous, sur lequel la personne est faite de relation et de rapport à l'autre, avec un a minuscule et avec un A majuscule.

Donc, même si les projecteurs semblent éteints, aujourd'hui dans les capitales européennes, on est en train d'assumer des décisions de portée capitale, qui touchent directement la conception de l'homme.

Dans ce contexte, reproposer la question des racines chrétiennes est donc d'une pleine actualité, non pas tant pour ré-ouvrir la discussion sur le contenu du préambule (les racines chrétiennes ne figureront probablement pas dans le nouveau traité) que pour mettre à plat le problème de la vision anthropologique sous-tendue par la construction européenne.

La présence des chrétiens

La seconde raison, c'est que le thème du livre n'est pas immédiatement le problème de la référence explicite aux racines chrétiennes de l'Europe dans les traités européens. La réflexion de Weiler est plus vaste et concerne la présence des chrétiens dans le débat public et dans l'espace public européen : Le vrai scandale qui devrait provoquer aussi bien les croyants que les laïques est le scandale de l'absence de voix. C'est un fait que dans les débats fondamentaux [...] il manque toujours une expression explicite et articulée de la pensée et du magistère chrétien. Et l'auteur poursuit : Son absence nous appauvrit tous. Sans demi-mesure, le livre affirme que la chrétienté est enfermée — on l'a enfermée dans un ghetto . Dans la seconde moitié du XXe siècle les chrétiens se sont progressivement retirés dans la vie privée, se sont enfermés dans un ghetto, en partie poussés par une culture hostile — celle qui dans le livre est définie comme la christophobie de l'élite culturelle européenne — en partie à cause des choix que les chrétiens se sont auto-imposés, inexplicablement.

De cette manière, cependant, en plus de trahir la nature missionnaire et culturelle de l'annonce chrétienne, le débat public s'est appauvri, qui a été privé d'un apport fondamental.

Cette vaste réflexion sur le rôle des chrétiens dans l'espace public n'a pas certes perdu son actualité, au contraire elle est toute à explorer et la question n'intéresse pas seulement les chrétiens. Il est significatif que même Jurgen Habermas, un des représentants majeurs de la culture laïque européenne, dans ses interventions les plus récentes, reconsidérant ses précédentes affirmations sur la démocratie et le relativisme, ait voulu ré-ouvrir la discussion sur le rapport entre l'État et la religion.

Pendant des décennies, malgré le 11 septembre, on a soutenu que la problématique des institutions publiques contemporaines était leur laïcisation et leur affranchissement de la religion, sans s'apercevoir que le problème de l'État post-moderne consiste à trouver de nouvelles formes et de nouvelles modalités de dialogue avec la religion, et de la reconnaître capable d'être un apport essentiel pour la survie même de la société. De tous les États européens, la France est celui qui, peut-être plus que tous les autres, a porté les plus extrêmes conséquences de l'expulsion de la religion de l'espace public. Elle mérite donc, dans ce contexte, de suivre avec une attention particulière la réflexion de Weiler, qui, en anticipant le débat sur l'État post-moderne, a solidement démontré la nécessité de la présence des chrétiens et de la religion en général dans le débat public.

■ Joseph H.H. Weiler

L'Europe chrétienne ? une excursion

Cerf, 2007, 155 pages, 25 €

Pour en savoir plus :■ Liberté politique n° 39, décembre 2007 : L'entretien de Marta Cartabia avec Joseph H.H. Weiler

* Marta Cartabia est professeur de droit constitutionnel, titulaire de la chaire Jean-Monnet à l'université de Milan-Bicocca.

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