À l’heure où la haveuse de la dernière mine de charbon française s’est définitivement immobilisée dans la nuit de l’histoire industrielle de la Lorraine, le combat des intermittents du spectacle contre la réforme de leur assurance chômage se poursuit.

À l’heure où les dernière gueules noires du Nord, qui furent autant de soldats courageux de la bataille du charbon, posent leur casque, les artistes et techniciens du spectacle repartent au charbon contre leur ministère de tutelle et son nouveau locataire Renaud Donnedieu de Vabre, qui vient de présenter son plan. Le ministre crée un "fonds spécifique provisoire" de 20 millions d'euros, mais le nombre d'indemnisés devrait être réduit. La CGT-Spectacle crie à la "provocation". Que signifie cette lutte de l’art contre l’État, des intermittents-fonctionnaires contre leur ministre-patron, des bouffons contre le roi ?

Moment historique étonnant où une certaine culture ouvrière s’éteint d’elle même dans le silence, la dignité et la discrétion propre à sa condition souterraine et silicosée ; et où une certaine jeunesse en fleur tente imperceptiblement de prendre le relais, de ranimer la flamme de la contestation syndicale, non plus dans le champ du travail (auquel ne pouvait échapper la reconstruction de la France à l’après-guerre ), mais dans le champ des loisirs et du spectacle propre à la génération post-baby-boom. La question de l’assimilation du " KO social " actuel avec Mai 68 ne se pose pas. Il n’est plus question, honnêtement, de lier le sort de la condition ouvrière à celle des intellectuels, des artistes et des étudiants – dans une commune lutte des classes anti-bourgeoise romantique. Les universités tendent toutes à la business school et les ouvriers sont au placard. On a fermé les mines, on a fermé Billancourt, le PCF est en cessation de paiement, et les enfants des " manœuvres " de jadis, gueule noire bleu de travail avec leurs gamelles en métal et leurs cartes syndicales rouge vif, sont dans le meilleur des cas devenus des cadres, techniciens ou ingénieurs, et dans le pire des cas chômeurs.

Mais la contestation syndicale n’aime pas le vide, et les syndicats ont besoins d’adhérents pour vivre et se développer. C’est ainsi que l’on peut observer que la contestation syndicale occupe progressivement le champ de l’inactivité (CGT chômeurs) et des loisirs. Le syndicat n’est plus seulement là pour défendre les travailleurs contre le patronat, les ouvriers face aux propriétaires des outils de production ; au-delà de la chute des grandes idéologies, il semble vouloir contribuer à offrir une vision alternative du monde, alter-machin, et s’immisce notamment dans la question du spectacle vivant.

Ainsi cette vieille lutte des classes, vidée de son essence politique profonde, mais avec les mêmes vieux réflexes stalino-pavloviens, a parfaitement réussi son transfert de la société du labeur, à la nouvelle société des trente-cinq heures, du loisir et des spectacles. Mais y a-t-elle vraiment sa place ? Les intermittents en lutte contre l’État ne sont-ils pas les victimes un peu grotesques d’un spleen générationnel, d’une certaine illusion lyrique de combats d’un autre temps ? Les artisans du spectacle vivant, artistes et techniciens, parfois les deux, sont-ils en droit de réclamer, tels les mineurs lorrains, une amélioration constante de leurs condition de vie ? Est-ce que la création n’implique pas une prise de risque, et une part nécessaire d’inconfort ? Doit-on placer le spectacle vivant, et au-delà : l’art, dans la perspective de la conception dominante que nous-nous faisons de la société : un monde assurantiel, où l’État veille à notre sécurité, notre sûreté, et même à notre bonheur.

La culture assurantielle

Illusion lyrique ! Sans céder à l’esthétique romantique du XIXe siècle, celle de Hugo, de Musset et des poètes " maudits ", qui demandait de l’artiste une part de souffrance nécessaire dans sa création, il n’est pas raisonnable de faire du spectacle vivant un univers " où il fait bon vivre ", un monde trop assurantiel et presque fonctionnarisé, financé par la communauté, dans lequel il n’y aurait plus d’inconnu, de zone d’ombre, de prise de risque, ni de sanction du public.

Il y a plusieurs dangers à cette conception du spectacle vivant indirectement soutenu par l’État (financé par l’assurance chômage, qui est un organisme paritaire de service public). Le créateur doit-il dépendre d’un service public sous tutelle du ministère de la Culture ? Danger.

Les grandes sociétés totalitaires nous offrent mille exemples passionnants de cet intérêt poussé, et déplacé, pour l’art de la part de l’État. Goebbels, du fan-club berlinois d’Hitler, disait que lorsqu’il entendait le mot culture il sortait son revolver : non pas pour liquider cette culture, mais pour la faire entrer dans le rang, de gré ou de force. C’est-à-dire de force. Que l’État intervienne dans la création en émettant des commandes, en mettant à disposition des artistes des salles, des musées, des canaux audiovisuels, une certaines régulation centrale, tout ceci est acceptable, mais de là à financer la création elle-même… il y a un pas décisif dont il faut mesurer la portée.

Cette organisation assurantielle du spectacle semble faire la promesse absurde qu’il y aura de la place pour tout le monde dans le secteur artistique ! Et demain je rase gratis ! Tout homme, homo sapiens, mais surtout homo-faber, homme de création, a sa place dans le sacro-saint carré VIP des intermittents du spectacle. Illusion lyrique d’une société du loisir et du jouir, où chaque individu est à la fois acteur et spectateur, acteur et usager. Où chaque individu doit avoir droit sa part d’expression artistique, partagée avec les autres, autant que son quart d’heure de célébrité télé-concrétisé.

Redonner du sens à la sanction du public

Les intermittents demandent à pouvoir poursuivre la pratique de leur art comme un droit – alors que c’est un privilège. Mais attention, je ne prends pas ici le terme de " privilège " en tant qu’amusette superflue dans la société moderne, mais au contraire, comme le privilège des dieux, d’une authentique aristocratie. L’artiste, ou l’artisan du spectacle, est-il en position de réclamer son du à l’État, au prix de son indépendance, de sa créativité, autant que de sa survie ? La réponse est non. Il n’y a pas de place pour tout le monde. À Lascaux, déjà, il y avait une division des tâches, et les hommes n’étaient pas tous affectés à la peinture rupestre : seules les plus doués l’étaient, alors que certains partaient chasser, d’autres réparaient les armes, et d’autres encore s’occupaient du feu. Les intermittents réclament une sorte de droit universel, qui ne peut en fait s’appliquer qu’à une minorité d’individus. Le statut d’artiste ne peut être assimilé à un acquis social ou encore à un progrès social.

Le risque évident de l’action des intermittents est justement qu’ils demandent un vrai statut à leur pratique, leur profession : ce qui est rigoureusement impossible. On n’est pas acteur comme on est receveur des postes, ou secrétaire de mairie, même au XXIe siècle avec tout le confort moderne. Être un artiste comporte une part de risque qu’il faut assumer pleinement, en redonnant notamment du sens à la sanction du public. L’artiste s’est toujours soumis à la sélection de la société : sélection de son temps et de l’avenir. Car il se trouve que le talent est inégalement partagé, ne serait-ce que parmi les artistes. On devrait s’interroger de la sorte sur le nombre exponentiel des intermittents du spectacle : indique t-il un progrès de l’art, ou une progression des pratiques artistiques ? Cette masse des intermittents assure t-elle vraiment au mieux le rayonnement culturel de la France ? L’intermittent fait-il globalement de l’art pour les spectateurs ou pour lui-même ? (Pour son loisir propre ou celui des autres ? dans une société où la valeur travail tend à s’estomper…) Je laisse ces questions ouvertes…

Illusion lyrique ! l’idée que la culture se résume au spectacle vivant. On est victime au quotidien d’un hold-up médiatique. On entend plus que les intermittents du spectacle et ils éclipsent totalement par leurs coups de force divers, tantôt sympathiques tantôt complètement nihilistes, les autres visages de la culture. Face au spectacle vivant, à cet art un peu contestataire, éternellement " off ", fasciné par le désordre et le mélange des genres, depuis la chanson néo-réaliste banlieusarde rap, jusqu’au spectacle de marionnette rwandais engagé, en passant les innombrables spectacles de rue anti-OGM et pro-sans-papiers, se dresse une culture millénaire – que les intermittent contribuent parfois à ranimer, mais pas toujours. Il n’y a donc pas de crise de la culture en France, ni de menace pesant sur le culturel d’une manière générale. La Joconde va bien, merci. Et le Louvre aussi, et Hugo aussi, et les Monuments historiques aussi.

Brûler les planches ou mettre le feu au théâtre ?

La question n’est pas de condamner l’art vivant au nom d’un art mort et passé, mais de relativiser une crise institutionnelle touchant une partie syndicalisée des artistes et techniciens de spectacle, tout cela à l’aune des chefs d’œuvres passés, du patrimoine. Les intermittents n’ont pas le monopole de l’art et de la culture, loin de là, et leurs luttes syndicales et corporatistes ne doivent pas être confondues avec une lutte artistique. Quand l’intermittent sort dans la rue, il a résolument laissé au vestiaire, au magasin des accessoires, son costume de scène ou son masque d’artiste. Ce n’est plus l’artiste qui est en lutte syndicale, ce n’est jamais l’artiste - qui échappe à la logique des hommes en tendant au démiurgique, c’est le misérable petit secrétaire de section Sud-PTT qui dort en chacun de nous, et que l’on réveille pour l’occasion.

Illusion lyrique ! l’image regrettable de l’artiste dans une position destructrice et nihiliste par rapport à sa propre pratique artistique (comme ce fut le cas durant les festivals de l’été), alors qu’il devrait être en constante phase de création. La question est simple : l’artiste a-t-il intérêt à gaspiller son précieux temps en protestations et manifs, voire en paralysie de festival, alors qu’il gagnerait peut-être à faire de son rapport au monde, l’objet de son art ? En somme : cette lutte doit-elle se poursuivre sur scène (et jouer l’Antigone de Sophocle, ou ses épigones " remixées " est un bel entraînement à la révolte), ou bien hors de scène dans une cacophonie où l’art même se dilue dans le syndical. On ne bloque pas un festival de théâtre ou de musique, comme on bloque les chaînes de montage de Boulogne-Billancourt à l’âge d’or.

La logique n’est pas la même. Le manœuvre ne travaillait pas à son édification propre en travaillant à la chaîne, il avait pour objectif la réalisation d’un produit, et la paralysie de son instrument de travail n’était préjudiciable qu’au patronat, alors que l’artiste se tire dans le pied en bloquant notamment les festivals, qui sont des supports de son expression, presque des prolongements de lui-même. L’artiste doit brûler les planches, mais il devrait lui être interdit de mettre le feu au théâtre.

Toutefois, dans le contexte de cette société assurantielle du spectacle et du loisir, l’intermittent nihiliste simulant la destruction totale de son outil de travail a certainement la certitude que Mama-Culture fera le nécessaire pour sauver les meubles, et renflouer les caisses, car il est maintenant au cœur des préoccupations des Français en RTT. Il a maintenant presque le pouvoir, cet anarchiste au grand cœur.

Autre question, connexe et perfide : qui se souvient des sélections 39 & 68 du festival de Cannes ? Personne, car elles n’eurent pas lieu : la politique a eu raison de l’art. L’alternative ne doit pas être entre l’art et la politique : l’action militante est d’ailleurs une hygiène parfois bien nécessaire, suivant les contextes. Mais il serait souhaitable que la réflexion politique, fusse t-elle souvent réduite à une velléité de lutte syndicale, s’exprime dans la dialectique même de l’œuvre, et non en-dehors d’elle et finalement contre elle.

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