Dans son dernier ouvrage, Quand les catholiques étaient hors la loi (Perrin), l'historien Jean Sévillia revient sur le contexte religieux, politique et social qui a donné naissance à la séparation des églises et de l'État.
À la lumière de cette analyse historique, il s'interroge sur le concept actuel de laïcité, et ses rapports avec l'islam. Propos recueillis par Charles-Henri d'Andigné.
LIBERTE POLITIQUE. — Pourquoi ce livre ? Le débat actuel sur la laïcité vous semblait pipé ?
JEAN SEVILLIA. — J'ai écrit ce livre par souci de la vérité historique. Il y a un consensus autour de la notion de laïcité, terme sous lequel on met tout et n'importe quoi. En tant que journaliste et historien, j'ai voulu retracer la généalogie du concept de laïcité. Rappeler comment et dans quel contexte s'était élaboré la loi de 1905. Le lieu commun répandu dans le public, y compris catholique, c'est que la laïcité est une mesure d'apaisement, et qu'elle est source de consensus. Ce faisant on occulte la violence antireligieuse initiale de l'idée de laïcité. On fait de la loi de 1905 une lecture anachronique, à la lumière de ce qui s'est passé après. Or cette loi ne peut être dissociée de son contexte. Elle est l'aboutissement d'un mouvement commencé en 1880, lancé et entretenu par une succession de gouvernements dont l'anticléricalisme était l'un des moteurs politiques.
Une des causes de l'ambiguïté du débat est le sens même du mot laïcité, qui au départ est une notion chrétienne.
C'est un mot valise. Un laïc est celui qui n'est pas clerc, en effet. Mais le concept a pris un sens différent, à la charnière du XIXe et du XXe siècle, opposant radicalement le religieux et le non religieux.
Comment expliquez vous ce paradoxe : les lois anticléricales successives, à partir de 1880, n'empêchent pas les Français de voter toujours plus à gauche, donc pour des députés anticléricaux, alors même qu'ils sont catholiques dans leur très grande majorité ?
En effet, la gauche a remporté toutes les élections de 1876 à 1914. En 1919, la chambre bleu horizon est la première chambre de droite depuis 1871 ! Pourquoi ? D'abord, il faut se rappeler que les femmes ne votaient pas. Peut-être les résultats auraient-ils été différents si elles avaient eu le droit de vote. Ensuite l'écart, en voix, n'est jamais considérable entre droite et gauche : de 200 000 à 300 000 voix. Malgré cela, on s'aperçoit que des catholiques ont aussi voté pour la gauche anticléricale. C'est lié à l'institutionnalisation de la République, dont certains électeurs, séduits par le régime, veulent oublier que son personnel est hostile à l'Église catholique. En outre la division politique des catholiques leur a été préjudiciable. Le rêve de Léon XIII, en 1892, lorsqu'il publie son encyclique Au milieu des sollicitudes appelant au Ralliement, est que les catholiques constituent un grand parti susceptible de peser à l'Assemblée pour faire de bonnes lois. Mais le pape avait sous-estimé le fait que le souvenir des persécutions révolutionnaires était encore présent dans les mémoires, de même que le souvenir des martyrs de la Commune, et que les catholiques français subissaient l'anticléricalisme gouvernemental depuis une dizaine d'années : beaucoup n'étaient pas prêts à se rallier.
Léon XIII avait également sous-estimé l'anticatholicisme du personnel républicain, qui se montra aussi hostile aux catholiques ralliés qu'aux catholiques non ralliés. De plus, il n'y jamais eu d'unité politique au sein du monde catholique français, si bien que les catholiques n'ont pas présenté un front commun contre un adversaire extrêmement déterminé.
Et puis les partis conservateurs étaient-ils attrayants ? Les catholiques mesuraient-ils les changements qui avaient eu lieu depuis la Révolution ? On ne pouvait plus penser les relations sociales après la Révolution comme on les concevait avant. L'idée d'égalité en particulier, était terriblement forte. Les élites catholiques étaient bourgeoises et aristocratiques. Face au mouvement d'" émancipation " républicaine, les catholiques apparaissaient peut-être prisonniers d'un monde immobile, au moment où toute une classe moyenne émergeait sur la scène sociale, milieu qui allait rejoindre le camp républicain et anticlérical.
Dans ce contexte, le Concordat ne favorise-t-il pas l'anticléricalisme, faisant apparaître l'Église comme complice du pouvoir en place ?
Si, bien sûr. Certains l'avaient compris. Mgr d'Hulst, recteur de la Catho de Paris, disait que le Concordat engendrait un "épiscopat de valets".
Dès lors il est étrange de voir des catholiques défendre ce Concordat...
Ils ont vécu pendant un siècle dans ce cadre : force de l'habitude... La rupture de 1905 a des côtés profondément négatifs : elle est radicale, elle nie la divinité, ce qui ne correspond pas à la distinction traditionnelle du spirituel et du temporel, mais à la négation du spirituel par le temporel. Mais le côté positif, c'est la rupture du concordat napoléonien dans ce qu'il représentait de sujétion envers l'État. Après, l'Église sera pauvre, mais libre.
Le vote de la loi doit beaucoup aux talents politiciens d'Aristide Briand, qui apparaît comme relativement modéré. Par véritable modération ou par tactique ?
Par tactique. N'oubliez pas qu'il est membre du Parti socialiste jusqu'en 1905, avec lequel il ne rompra qu'un an plus tard. C'est l'extrême gauche de l'époque. Mais c'est un politicien retors, très habile, qui s'est recentré peu à peu. La séparation ne l'intéressait pas, il n'y connaissait rien. Il a fait des coups tactiques, comme la modification de l'article 4 réglant l'organisation générale des cultes. Les catholiques se sont sentis rassurés et ont voté la loi.
Cette loi sépare les Églises de l'État. Y a-t-il eu front commun entre catholiques, protestants et juifs ?
Non. Les protestants étaient majoritairement partisans de la séparation. C'est lié à leur tradition républicaine. Quant aux juifs, à l'époque, ils formaient une toute petite communauté : 80 000 personnes environ. Mais il y avait des rencontres entre les différents responsables religieux, lesquelles, soit dit en passant, relativisent l'antijudaïsme supposé des chrétiens de l'époque...
Le premier élément qui apaisera l'anticléricalisme républicain, ce sera la Grande Guerre...
En effet. Dans les tranchées se sont retrouvées les deux France, la France laïque et la France catholique. Le fait que le clergé ait été mobilisé — mesure anticléricale dans son esprit — a servi le clergé : les anticléricaux, dans les tranchées, ont vu que les prêtres étaient des hommes comme eux, qu'ils partageaient les mêmes espérances, les mêmes souffrances.
Après la guerre, l'anticléricalisme ne suffit plus à relier les gauches entre elles ; en 1906-1907, les grandes grèves ouvrières et minières sont réprimées durement par Clemenceau. Les radicaux se " droitisent ", s'embourgeoisent. Le social va diviser les gauches. En 1919, la chambre Bleu horizon donne naissance à un gouvernement qui renoue des relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Entre les deux guerres, l'anticléricalisme ne disparaît pas, mais il recule. Et il n'est plus un moteur de la vie politique.
L'autre source d'apaisement est la réaction des catholiques eux-mêmes.
Dès 1907, on décide que le clergé aura l'usage des bâtiments religieux, dont l'État reste propriétaire. En 1908, on décrète que c'est la puissance publique qui entretiendra les lieux de culte. Le législateur a bien été obligé de trouver des mesures pour que le culte catholique puisse avoir lieu, puisque les catholiques restaient majoritaires dans le pays. Mais cette libéralisation relative n'est pas le fruit du libéralisme du législateur, elle est le fruit des résistances catholiques. Notamment de la réaction de Pie X qui a refusé la constitution des associations cultuelles, ce à quoi les Républicains ne s'attendaient pas.
On parle aujourd'hui de changer la loi. Mais c'est un cadre finalement assez souple. Faut-il vraiment la changer ?
Je suis assez d'accord, sur ce point, avec Émile Poulat (Notre laïcité publique, Berg, 2003), pour lequel au-delà des discours officiels sur la laïcité, il y a un dialogue constant entre la République et les religions. C'est une bonne raison de ne pas toucher à la loi. C'est d'ailleurs la position de l'épiscopat. Cette loi protége le patrimoine immobilier utilisé par l'Église, qui est considérable : si les catholiques devaient l'entretenir, ils en seraient bien incapables. De là à sacraliser cette loi, non !
L'attitude de l'État, vis-à-vis de l'islam, est très différente de ce qu'elle est avec l'Église catholique : on ne demande pas aux musulmans de faire les efforts qu'ont fait les catholiques au XXe siècle, ou les juifs au XIXe siècle. L'État a-t-il changé, ou est-ce parce qu'il s'adresse à une religion différente ?
C'est parce qu'il s'adresse à une religion différente. Les pouvoirs politiques aiment avoir des interlocuteurs, ce qui me paraît légitime. D'où la création du Conseil français du culte musulman (CFCM). L'État cherche à faire de l'islam une religion " reconnue ". Cela ressemble presque à un néo concordat. Mais l'islam a des référents culturels qui ne sont pas les nôtres, il a une anthropologie qui n'est pas la nôtre, notamment en ce qui concerne le statut de la femme. Jusqu'à quel point peut-on occidentaliser l'islam ? Nous sommes là dans l'inconnu. Se baser sur la rentrée scolaire de 2004, assez calme, pour conclure que la loi sur le voile est une réussite et que l'islam français est en bonne voie me paraît pour le moins audacieux ! Les grandes évolutions historiques se jugent sur la longue durée, pas sur un an... Le problème ne fait que commencer. Le pari de Sarkozy et de Villepin sur la possibilité d'un islam de France est risqué. Ce concept est étranger à la lettre des textes coraniques. Qu'est ce qui sera le plus fort, de la pensée de Sarkozy ou de celle du Coran ?
Certains voudraient faire de la laïcité un rempart contre l'islam.
On ne lutte pas par le vide contre le plein. On lutte contre le plein par du plein. Je cite Chantal Delsol dans mon livre : "Seule une religion peut répondre à une religion." La laïcité, qui est une sorte d'idéal en creux, est bien impuissante à répondre à l'islam.
Il est certain que nous sommes dans une société de pluralisme religieux, dans laquelle les catholiques sont minoritaires, et le seront de plus en plus. Néanmoins les catholiques sont une très grosse minorité : les deux tiers des Français adultes se déclarent catholiques. Dix millions de Français vont à la messe au moins une fois par an. Aucun parti politique, aucune famille de pensée ne réunit une telle minorité, la première minorité de France. Celle-ci doit faire entendre sa voix. Les catholiques doivent s'affirmer, ne pas avoir peur, se montrer, évangéliser. Quand ils élèvent la voix, ils arrivent à se faire entendre. Les évêques de France, au mois de mars, ont attaqué la publicité sur la Cène, et ils ont eu gain de cause.
*Jean Sevillia est rédacteur en chef-adjoint du Figaro magazine, auteur de biographies et d'essais historiques : Le Chouan du Tyrol, Zita impératrice courage, Le Terrorisme intellectuel, Historiquement correct, tous édités chez Perrin.
Cet entretien a été publié dans Liberté politique n° 30, été 2005.
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