Styliste génial, le britannique John Galliano était adulé depuis son avènement dans le monde de la mode jusqu'à sa chute, achevée le mardi 1er mars 2011 par un licenciement sec. Le scandale de trop l'a plombé aux yeux du monde entier : on ne touche pas à Hitler. Quelles leçons en tirer ?

Directeur artistique de Dior depuis 1996, John Galliano est un artiste bien de son temps, reconnu et attendu comme provocateur. Mais pas jusqu'à dire : I love Hitler ! Prononcés d'une voix pâteuse, sous l'effet de l'alcool, à la table d'un bistrot parisien où il noyait ses idées noires, les trois mots du scandale ont fait le tour du monde.

Les médias français les ont cruellement traduits par  J'adore Hitler  comme pour forcer le parallèle avec le slogan de sa marque :  Dior, j'adore. 

Galliano a beau nier puis s'excuser, sa petite phrase a été filmée au téléphone portable parmi un fatras d'immondices qui ont ipso facto banni le directeur artistique de Dior de la célèbre marque de luxe du groupe LVMH. Le créateur a insulté deux femmes, critiquant leur physique comme si c'était de vulgaires objets de consommation ( tes cuisses sont bas de gamme... ) en ajoutant à des propos antisémites d'une violence ahurissante l'insulte contre les Asiatiques... qui forment les gros bataillons de la clientèle du luxe !

Il n'est pas du tout certain que ces propos racistes soient révélateurs d'un quelconque antisémitisme du vrai John Galliano, c'est-à-dire de l'artiste dans son état normal. Ce qu'il a dit du physique des femmes est peut-être davantage révélateur des dérives du système du mannequinat et de la société du paraître qui chosifie les corps. Certains avancent par ailleurs que la prompte réaction de LVMH permettra à Dior de renouveler sa figure de proue, usée par quatorze années de défilés. Les amis de la star déchue parlent de cure de désintoxication.

La beuverie mène au scandale, cela ne date pas d'hier. Au point qu'en général personne ne prend au premier degré les vociférations d'ivrogne. Mais, d'abord, cet éméché-là n'est pas n'importe qui. Ensuite, ses propos ont été largement diffusés. Et, enfin – ou surtout – John Galliano a atomisé comme jamais le fameux  point Godwin .

Le  point Godwin 

L'inventeur de ce concept, Mike Godwin, suivait les discussions sur l'Internet des débuts. Il a déduit de cette observation une loi étrange : plus se prolonge un débat en ligne, et plus augmente la probabilité qu'un des interlocuteurs compare ses adversaires (ou leurs thèses) au nazisme, en évoquant Hitler ou le génocide. Variante : il traitera ceux qu'il conteste de fachos.

Ce faisant il a atteint  point Godwin  c'est-à-dire un point de non-retour dans la conversation. Comparer l'autre à Hitler clôt le débat. C'est celui qui dérape dans l'outrance qui est réputé avoir perdu la conversation pour ne pas avoir trouvé argument plus objectif. Le  point Godwin  est une sorte de carton rouge disqualifiant.

En réalité, Mike Godwin n'a fait que réajuster une maxime apparue avant Internet quand, dans les années cinquante on parlait de reductio ad hitlerum. Et ce procédé primaire reste d'ailleurs très présent dans les controverses, de la rue aux enceintes parlementaires...

Condensé de point Godwin, le slogan éculé  CRS SS  en est l'exemple type. Il faut mesurer ce qu'il suggère pour en saisir l'injustice. Pour un homme politique, l'amalgame avec le nazisme marque assurément une perte de flegme et de lucidité. Quand, dans les années quatre-vingt-dix, un journaliste de France 2 demanda à Christine Boutin à propos de l'avortement :  Ils disent que c'est un génocide, êtes-vous du même avis ? , l'objectif était de la piéger en l'accusant de banaliser le génocide, donc d'être antisémite. Mais la répartie du député des Yvelines, fut aussi prudente qu'inspirée :  Mère Teresa le dit aussi, oui.  Il fallait le bouclier de charité de la  petite  religieuse de Calcutta pour parer.

Plus récemment, la section locale de la Vienne des jeunes du Parti socialiste a été désavouée par son instance nationale pour avoir assimilé, dans une affiche, Sarkozy à Hitler, à propos de l'expulsion des Roms.  Un honteux mélange des genres  a dénoncé, le 24 février 2011, la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra). Le grand-rabbin de France avait lui aussi logiquement protesté lorsque les opposants à la politique gouvernementale avaient comparé le retour forcé des Roms en Roumanie aux rafles hitlériennes.

En effet, ni l'intention, ni le résultat de l'opération ne peut-être assimilé à ce qui s'est passé du temps du Vel d'Hiv. Ministre de la culture, Christine Albanel, reçut même en mars 2009 un point Godwin en boomerang pour avoir accusé ses adversaires de présenter sa loi Hadopi  comme une sorte d'antenne de la Gestapo . Se prétendre à tort victime d'un amalgame avec le nazisme est injuste. C'est aussi une lourde faute de communication.

Quelles leçons en tirer ?

Il faut d'abord reconnaître que, dans notre inconscient collectif, ce n'est pas Néron, Attila ou Pol Pot qui synthétise le mal absolu, mais Hitler, indépassable figure du mal. Car l'horreur de la Shoah avec ses intentions, sa réalisation et son résultat est indépassable. Toute comparaison avec le nazisme est vite fautive. Sauf pour Staline peut-être, depuis le Livre noir du communisme...

Il faut ensuite, et d'une façon générale, éviter les raccourcis faciles et inefficaces qui n'aboutissent qu'à flatter les convaincus et scandaliser les opposants. On s'abstiendra donc d'aborder le débat sur la fin de vie en énonçant   euthanasie - État nazi . Même chose pour l'idéologie de l'eugénisme ou pour celle de l'avortement. Elles n'ont pas eu besoin du IIIe Reich pour se répandre, avec des lois démocratiquement votées dans de nombreux pays occidentaux, au tout début comme à la fin du XXe siècle.

Et si, vraiment, on ne peut éviter l'exemple-repoussoir de la Seconde Guerre mondiale, on prendra soin, comme savent le faire les responsables politiques expérimentés, de tourner autour du point Godwin. Il suffira d'évoquer  les leçons à tirer des heures sombres d'une Histoire pas si éloignée . Inutile de détailler. Chacun aura compris.

 

*Tugdual Derville est délégué général de l'Alliance pour les droits de la vie.

 

 

 

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