S'il ne fait plus de doute chez les historiens que le pape Pie XII a beaucoup agi avant et pendant la guerre de 39-45 pour les juifs et même en faveur de ceux de Palestine dès 1917 (cf. Archives sionistes de Jérusalem : microfilm K 1799 02 sur l'action d'Eugenio Pacelli auprès du Kaiser en 1917), la perplexité s'est reportée récemment sur son supposé silence après-guerre.

Eugenio Pacelli a beaucoup agi diplomatiquement, les onze gros volumes publiés – hélas non exhaustifs : Actes et Documents du Saint-Siège relatifs à la Seconde Guerre mondiale, Vatican, 1965-81 – le montrent déjà assez [1]. En outre, il a parlé trois fois de manière qui n'était pas neutre, déjà durant la guerre. Une première fois, par le radiomessage de Noël 1940, Pie XII évoque son aide aux réfugiés, notamment parmi les non-aryens , et dénonce un ordre inspiré par la force.
L'enjeu de sa conscience
Après l'opération Barbarossa contre l'Union soviétique (22 06 41), Pie XII refusa résolument l'alignement du Saint-Siège sur la prétendue croisade contre le communisme. Il a beaucoup agi pour tempérer l'objection des catholiques américains opposés à l'alliance avec l'Union soviétique à cause de l'encyclique contre le communisme de 1937, Divini redemptoris parue peu après Mit Brennender Sorge contre le nazisme, celle-ci écrite avec le concours de Pacelli.
Après la mise à exécution de la solution finale décidée lors de conférence secrète nazie de Wannsee en janvier 42, le drame s'accentue. Le radiomessage de Noël 1942 de Pie XII dénonce une deuxième fois la persécution d'innocents pour seule raison de leur nation ou de leur race , texte sans éclat mais sans équivoque désignant à la fois les juifs, les Tziganes et les Slaves.
Le sergent François de Beaulieu, alsacien, futur pasteur à Paris, radiotélégraphiste au quartier général de la Wehrmacht à Zossen près de Berlin en est la preuve. Il subit une fouille de routine, le 11 février 43 : Beaulieu possède dans ses papiers une copie du message de Noël 42 de Pie XII ! Le sergent avait reçu l'ordre de le détruire, non pas de le propager. Beaulieu évite la condamnation à mort, mais est expédié sur le front russe. S'il échappe aux balles ennemies, il est rejoint par une commission disciplinaire qui le retrouve et décide de l'envoyer chez les SS. Sa faute : avoir tenté de diffuser le message de Noël 42 alors que selon le tribunal ses chefs [...] avaient des raisons graves de décider que ce message devait être tenu secret .
Des rumeurs sur le judéocide avaient rejoint le Vatican dès mars 42, et avec une étonnante lucidité Pie XII déclara à don Scavizzi, chapelain de l'Ordre de Malte en Pologne, dès mai 42 :

Plusieurs fois j'avais pensé lancer une excommunication contre le nazisme et dénoncer au monde civil la cruauté de l'extermination des juifs ! Nous avons entendu des menaces de rétorsion très graves, pas contre notre personne, mais contre nos pauvres fils qui se trouvaient sous la domination nazie ; de très vives exhortations nous sont parvenues par plusieurs moyens, afin que le Saint-Siège ne prenne pas une position radicale. Après tant de larmes et de prières, j'ai conclu que si j'avais protesté, non seulement je n'aurais aidé personne, mais, au contraire, j'aurais provoqué la colère la plus féroce contre les juifs. [...] Ma protestation m'aurait procuré peut-être l'éloge du monde civil, mais, en revanche, elle aurait procuré aux pauvres juifs une persécution encore plus implacable que celle qu'ils subissent déjà [2].

L'enjeu de sa conscience se situait donc bien entre se taire et sauver des vies, ou parler et briller aux yeux du monde civil. L'héroïcité des vertus passe bien par ce refus de la gloire humaine encore que le jugement historique puisse bien diverger !
Enfin, dans son allocution publique adressée aux cardinaux, le 2 juin 1943, Pie XII exprime le pourquoi de sa discrétion afin d'éviter les représailles contre tous ceux qui à cause de leur nationalité et de leur race sont destinés à des contraintes exterminatrices . Le pape aura donc parlé au total trois fois. La manière parfois feutrée de le faire heurte, il est vrai, nos oreilles habituées en nos jours à un langage médiatique ou politique plutôt outrecuidant quel que soit le sujet.
Avec les archives en partie publiées, semble désormais s'achever la période de la légende noire : Pie XII aurait été un allié des nazis contre le communisme, son silence étant celui de la complicité. C'est la thèse tardive, en 1963, de la pièce Le Vicaire ( Der Stellvertreter ), obligatoirement jouée dans toutes les villes de l'URSS pendant des décennies, pièce définitivement déconsidérée depuis l'ouverture des archives du KGB (opération Seat 12), et de par l'implication de Rolf Hochhuth, son auteur, en faveur d'un négationniste, David Irving.
Mais les critiques ont cru déceler une autre faille de l'après-guerre. Pourquoi Pacelli n'a-t-il plus rien dit sur le judéocide ?
Après la guerre
E. Pacelli, né en 1876, affaibli par les privations de la guerre, a alors soixante-dix ans. Il pense que l'heure des ténèbres continue derrière le rideau de fer. Ce n'est pas le temps de faire des déclarations ni sur son passé ni sur les coupables nazis alors que la montée du communisme inquiète.
Les élections de mars-avril 46 en Italie ont tout juste obtenu d'éviter celui-ci. Le pape ne veut pas accabler l'Allemagne divisée en deux. Il subit aussi l'effet indirect du silence généralisé.
Après-guerre, les pays communistes cachèrent l'identité juive des martyrs du nazisme et n'acceptèrent aucunement la responsabilité de leurs États. La RDA repoussa la responsabilité de l'assassinat des juifs sur les autorités ouest-allemandes, capitalistes, et n'avoua la responsabilité allemande qu'après les premières élections libres de 1990, soit à la veille d'expirer !
Se retrouve aussi l'occultation mémorielle en Europe libre. Le film Nuit et Brouillard d'Alain Resnais (1955) montre les chambres à gaz sans aucunement nommer les juifs. Lors de l'élaboration du pavillon français à Auschwitz, vers la fin des années soixante-dix, un fonctionnaire français réussit encore à obtenir qu'il ne soit pas fait mention des juifs ! Le témoignage d'Élie Wiesel, La Nuit, ne paraît en français que l'année de la mort de Pie XII.
Cependant quelques personnes ont tôt réagi. Paul Claudel, qui a ses propres détracteurs [3], écrivit dès décembre 45 à Jacques Maritain, alors ambassadeur de France près le Saint-Siège : Rien actuellement n'empêche plus la voix du pape de se faire entendre. Il me semble que les horreurs sans nom et sans précédent dans l'Histoire commises par l'Allemagne nazie auraient mérité une protestation solennelle du vicaire du Christ [...]. Nous avons eu beau prêter l'oreille, nous n'avons entendu que de faibles et vagues gémissements.
Puis, faisant référence à l'Apocalypse, il parle du sang des 6 millions de juifs massacrés et conclut par ces beaux mots : C'est ce sang dans l'affreux silence du Vatican qui étouffe tous les chrétiens. La voix d'Abel ne finira-t-elle pas par se faire entendre ? (Cahiers Jacques Maritain, n° 52, 2006).
Jacques Maritain, marié à Raïssa, juive, et dont la réflexion sur l'antisémitisme s'est approfondie au cours des années trente, était lui-même intervenu, dès 42, pour obtenir de Pie XII une encyclique qui délivrerait beaucoup d'âmes angoissées et scandalisées . Il avait même proposé, la même année, de faire du Yom Kippour un jour de prière pour les chrétiens en faveur des juifs persécutés.
Des lettres avaient bien été écrites par Pie XII pour la défense des Polonais en cours de massacre (au total 6 millions : 3 millions de juifs polonais, et 3 millions de catholiques polonais) : elles avaient été brûlées par le primat de Pologne, le cardinal Sapieha lui-même, les jugeant suicidaires pour le peuple polonais – ce dernier constatant : pas seulement les juifs (...), ici ils nous tuent tous (14 août 42) [4] – et qui déclara au pape : Nous regrettons beaucoup de ne pouvoir communiquer à nos fidèles les lettres de Votre Sainteté, mais celles-ci fourniraient le prétexte à de nouvelles persécutions et les soupçons à notre rencontre de communiquer en secret avec le Siège apostolique ont déjà provoqué des victimes (28 oct. 42).
Bien qu'il faille déplorer des manques de courage ou parfois même des collusions, la tactique générale des hommes et des femmes influents de l'Église, sous occupation allemande, en découlait : aider les traqués sans provoquer les nazis.
Energique et lapidaire
Le 12 juillet 1946, Maritain comme ambassadeur près le Saint-Siège, réitérera sa demande auprès du pape d'une déclaration forte. Par la secrétairerie d'État, Pie XII aurait répondu à cette demande en alléguant une récente allocution, un discours du 29 novembre adressé à un groupe de 45 à 70 juifs. Encore que Pie XII y rappelle avec netteté la persécution contre d'innombrables victimes innocentes et, comme dans Summi Pontificatus (première encyclique du pontife), son attachement à la révélation divine du Sinaï , ce discours apparaît à certains historiens pas assez fort ni assez conscient de la Shoah (concept encore inexistant !).
Néanmoins, peu après cet épisode, il a échappé à la critique une affirmation énergique et lapidaire, au cours d'une déclaration peu médiatisée du 3 août 1946, et adressée prophétiquement aux futurs Palestiniens, c'est-à-dire au Haut Comité arabe de Palestine, dans laquelle le pape déclare avoir lui-même, à plusieurs reprises, condamné dans le passé les persécutions qu'un fanatique antisémitisme déchaînait contre le peuple hébreu [5] .
Pie XII aura donc parlé explicitement une fois après-guerre. En outre, en dénonçant toute violence, celle des Anglais et celle des groupes armés – l'Haganah, l'Irgoun et le Lehi sévissaient à l'époque : l'hôtel du Roi David à Jérusalem avait sauté le 22 juillet précédent –, il semble pointer du doigt le danger futur, en avertissant avec autorité ceux-là même qui étaient dirigés alors par Al-Husseini, le mufti d'Hitler [6], l'oncle d'Arafat ! Sans chercher les éloges de la société civile sur son passé, Pie XII tente de prévenir un mal à venir que peut-être il subodore. Étonnant !

*Le père Edouard Divry o. p., est professeur d'histoire ecclésiastique au grand séminaire de Bayonne.
[1] Cf., par exemple, l'activité du nonce apostolique en Roumanie : Carol Iancu, Alexandre Safran et la shoah inachevée en Roumanie. Recueil de documents [inédits] (1940-1944), Bucarest, Hasefer, 2010.
[2] Giorgo Angelozzi Gariboldi, Pio XII, Hitler e Mussolini, Milan, 1988, p. 152.
[3] Claudel rentre en 1938 à la Société des Moteurs Gnome et Rhône grâce à Paul-Louis Weiller (juif, écarté de la direction en 1940), protecteur d'artistes divers (Valéry, Cocteau, Malraux). Cette entreprise de mécanique participe à l'effort de guerre allemand ! Claudel y jouira d'une situation pécunière très enviable.
[4] Andrea Tornielli, Pie XII. Biographie, Tempora, 2009, p. 530-31.
[5] Pie XII, Ad delegatos Supremi Consilii Populi Arabici Palestinæ, in AAS 38, (1946), p. 322-23, [p. 322]. Contexte dans Jean-Marie Mayeur, Charles Pietri, Histoire du christianisme des origines à nos jours, t. 12, Desclée, 1990, p. 339.
[6] À la mi-1946, les membres du Haut Comité Arabe étaient restreints à Al-Husseini, Al-Khalidi, Hilmi Pasha et Al-Ghury. Cf. aussi David DALIN, Pie XII et les juifs, Tempora, 2007, p. 185-229.
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