Evangelii Gaudium : une lecture sociale du document de l'année

L’exhortation apostolique du pape François Evangelii Gaudium contient des passages substantiels touchant les questions économiques et sociales, même si ce n’est pas l’objet principal de ce texte, qui n’est en outre pas de nature doctrinale. Ils ont fait l’objet de réactions très variables — ce qui justifie un examen point par point. À son habitude, le pape François procède plus par stimulation pastorale que par synthèse magistérielle. Mais sans contradiction avec l’orthodoxie doctrinale.

LE PAPE dénonce d’abord une « économie de l’exclusion et de la disparité sociale », qui ne relègue plus la personne à la périphérie, mais en dehors, comme un déchet.

« Quelques défis du monde actuel » : l’exclusion et l’idolâtrie de l’argent

Cette culture du « déchet » résulte du « jeu de la compétitivité et de la loi du plus fort, où le puissant mange le plus faible » :

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« 53. De même que le commandement de “ne pas tuer” pose une limite claire pour assurer la valeur de la vie humaine, aujourd’hui, nous devons dire “non à une économie de l’exclusion et de la disparité sociale”. Une telle économie tue. Il n’est pas possible que le fait qu’une personne âgée réduite à vivre dans la rue, meure de froid ne soit pas une nouvelle, tandis que la baisse de deux points en bourse en soit une. Voilà l’exclusion. […] Aujourd’hui, tout entre dans le jeu de la compétitivité et de la loi du plus fort, où le puissant mange le plus faible. Comme conséquence de cette situation, de grandes masses de population se voient exclues et marginalisées : sans travail, sans perspectives, sans voies de sortie. On considère l’être humain en lui-même comme un bien de consommation, qu’on peut utiliser et ensuite jeter. […] Il ne s’agit plus simplement du phénomène de l’exploitation et de l’oppression, mais de quelque chose de nouveau : avec l’exclusion reste touchée, dans sa racine même, l’appartenance à la société dans laquelle on vit, du moment qu’en elle on ne se situe plus dans les bas-fonds, dans la périphérie, ou sans pouvoir, mais on est dehors. Les exclus ne sont pas des “exploités”, mais des déchets, “des restes”. »

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 Face à cette situation les bénéficiaires du système (nous tous en un sens) cultivent deux attitudes. L’une est idéologique : c’est l’idée qu’un mécanisme automatique fasse bénéficier les pauvres de la croissance économique sans effort ni mesure particuliers :

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« 54. Dans ce contexte, certains défendent encore les théories de la “retombée favorable” (ricaduta favorevole [1]), qui supposent que chaque croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus grande équité et inclusion sociale dans le monde. Cette opinion, qui n’a jamais été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant. En même temps, les exclus continuent à attendre. Mais plus grave est le fait qu’on s’est blindé intérieurement contre toute compassion : pour pouvoir soutenir un style de vie qui exclut les autres, ou pour pouvoir s’enthousiasmer avec cet idéal égoïste, on a développé une mondialisation de l’indifférence. Presque sans nous en apercevoir, nous devenons incapables d’éprouver de la compassion devant le cri de douleur des autres, […] comme si tout nous était une responsabilité étrangère qui n’est pas de notre ressort. La culture du bien-être nous anesthésie et nous perdons notre calme si le marché offre quelque chose que nous n’avons pas encore acheté, tandis que toutes ces vies brisées par manque de possibilités nous semblent un simple spectacle qui ne nous trouble en aucune façon. »

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Une « nouvelle idolâtrie de l’argent » est ici directement en cause.

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« 55. Une des causes de cette situation se trouve dans la relation que nous avons établie avec l’argent, puisque nous acceptons paisiblement sa prédominance sur nous et sur nos sociétés. La crise financière que nous traversons nous fait oublier qu’elle a à son origine une crise anthropologique profonde : la négation du primat de l’être humain ! Nous avons créé de nouvelles idoles. L’adoration de l’antique veau d’or (cf. Ex 32, 1-35) a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage et sans un but véritablement humain. La crise mondiale qui investit la finance et l’économie manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus tout, l’absence grave d’une orientation anthropologique qui réduit l’être humain à un seul de ses besoins : la consommation. »

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D’où une idéologie de l’autonomie absolue du marché, refusant tout contrôle public, dont les effets ne se font pas attendre :

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« 56. Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles, de façon unilatérale et implacable. De plus, la dette et ses intérêts éloignent les pays des possibilités praticables par leur économie et les citoyens de leur pouvoir d’achat réel. S’ajoutent à tout cela une corruption ramifiée et une évasion fiscale égoïste qui ont atteint des dimensions mondiales. L’appétit du pouvoir et de l’avoir ne connaît pas de limites. Dans ce système, qui tend à tout phagocyter dans le but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue. »

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Corrélativement on récuse toute régulation ou référence éthique :

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« 57. Derrière ce comportement se cachent le refus de l’éthique et le refus de Dieu. Habituellement, on regarde l’éthique avec un certain mépris narquois. On la considère contre-productive, trop humaine, parce qu’elle relativise l’argent et le pouvoir. On la perçoit comme une menace, puisqu’elle condamne la manipulation et la dégradation de la personne. En définitive, l’éthique renvoie à un Dieu qui attend une réponse exigeante, qui se situe hors des catégories du marché. Pour celles-ci, si elles sont absolutisées, Dieu est incontrôlable, non-manipulable, voire dangereux, parce qu’il appelle l’être humain à sa pleine réalisation et à l’indépendance de toute sorte d’esclavage. L’éthique – une éthique non idéologisée – permet de créer un équilibre et un ordre social plus humain. » 

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Le pape en appelle dès lors à la fois aux gouvernants et aux responsables économiques, pour une réforme éthique :

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« 58. Une réforme financière qui n’ignore pas l’éthique demanderait un changement vigoureux d’attitude de la part des dirigeants politiques, que j’exhorte à affronter ce défi avec détermination et avec clairvoyance, sans ignorer, naturellement, la spécificité de chaque contexte. L’argent doit servir et non pas gouverner ! Le Pape aime tout le monde, riches et pauvres, mais il a le devoir, au nom du Christ, de rappeler que les riches doivent aider les pauvres, les respecter et les promouvoir. Je vous exhorte à la solidarité désintéressée et à un retour de l’économie et de la finance à une éthique en faveur de l’être humain. »

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C’est d’autant plus urgent que cette disparité sociale engendre la violence, pas seulement par effet direct, sous forme de révolte, mais plus profondément par corruption de la société.

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« 59. De nos jours, de toutes parts on demande une plus grande sécurité. Mais, tant que ne s’éliminent pas l’exclusion sociale et la disparité sociale, dans la société et entre les divers peuples, il sera impossible d’éradiquer la violence. On accuse les pauvres et les populations les plus pauvres de la violence, mais, sans égalité de chances, les différentes formes d’agression et de guerre trouveront un terrain fertile qui tôt ou tard provoquera l’explosion. Quand la société – locale, nationale ou mondiale – abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même, il n’y a ni programmes politiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui puissent assurer sans fin la tranquillité. Cela n’arrive pas seulement parce que la disparité sociale provoque la réaction violente de ceux qui sont exclus du système, mais parce que le système social et économique est injuste à sa racine. De même que le bien tend à se communiquer, de même le mal auquel on consent, c’est-à-dire l’injustice, tend à répandre sa force nuisible et à démolir silencieusement les bases de tout système politique et social, quelle que soit sa solidité. »

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Les conséquences sont là :

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« 60. Les mécanismes de l’économie actuelle promeuvent une exagération de la consommation, mais il résulte que l’esprit de consommation effréné, uni à la disparité sociale, dégrade doublement le tissu social. De cette manière, la disparité sociale engendre tôt ou tard une violence que la course aux armements ne résout ni résoudra jamais. Elle sert seulement à chercher à tromper ceux qui réclament une plus grande sécurité, comme si aujourd’hui nous ne savions pas que les armes et la répression violente, au lieu d’apporter des solutions, créent des conflits nouveaux et pires. Certains se satisfont simplement en accusant les pauvres et les pays pauvres de leurs maux, avec des généralisations indues, et prétendent trouver la solution dans une ‘éducation’ qui les rassure et les transforme en êtres apprivoisés et inoffensifs. Cela devient encore plus irritant si ceux qui sont exclus voient croître ce cancer social qui est la corruption profondément enracinée dans de nombreux pays – dans les gouvernements, dans l’entreprise et dans les institutions – quelle que soit l’idéologie politique des gouvernants. »

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Mais le pape ne souhaite pas développer dans ce texte toutes les dimensions du phénomène :

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« 184. Ce n’est pas le moment ici de développer toutes les graves questions sociales qui marquent le monde actuel, dont j’ai commenté certaines dans le chapitre deux. Ceci n’est pas un document social, et pour réfléchir sur ces thématiques différentes nous disposons d’un instrument très adapté dans le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, dont je recommande vivement l’utilisation et l’étude. En outre, ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains. »

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Mais il souhaite s’appesantir sur deux grandes questions : l’intégration sociale des pauvres, et la paix et le dialogue social.

L’intégration sociale des pauvres

Elle est un devoir tant personnel que collectif pour tout chrétien :

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« 187. Chaque chrétien et chaque communauté sont appelés à être instruments de Dieu pour la libération et la promotion des pauvres, de manière à ce qu’ils puissent s’intégrer pleinement dans la société ; ceci suppose que nous soyons dociles et attentifs à écouter le cri du pauvre et à le secourir. »
« 188. […] ce qui implique autant la coopération pour résoudre les causes structurelles de la pauvreté et promouvoir le développement intégral des pauvres, que les gestes simples et quotidiens de solidarité devant les misères très concrètes que nous rencontrons. Le mot ‘solidarité’ est un peu usé et, parfois, on l’interprète mal, mais il désigne beaucoup plus que quelques actes sporadiques de générosité. Il demande de créer une nouvelle mentalité qui pense en termes de communauté, de priorité de la vie de tous sur l’appropriation des biens par quelques-uns. »

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Il en rappelle l’enracinement dans la Doctrine sociale :

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« 189. La solidarité est une réaction spontanée de celui qui reconnaît la fonction sociale de la propriété et la destination universelle des biens comme réalités antérieures à la propriété privée. La possession privée des biens se justifie pour les garder et les accroître de manière à ce qu’ils servent mieux le bien commun, c’est pourquoi la solidarité doit être vécue comme la décision de rendre au pauvre ce qui lui revient. […] Un changement des structures qui ne génère pas de nouvelles convictions et attitudes fera que ces mêmes structures tôt ou tard deviendront corrompues, pesantes et inefficaces. »

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Et cela concerne chacun de nous :

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« 198. Pour l’Église, l’option pour les pauvres est une catégorie théologique avant d’être culturelle, sociologique, politique ou philosophique. Dieu leur accorde ‘sa première miséricorde’. Cette préférence divine a des conséquences dans la vie de foi de tous les chrétiens. »
« 201. Personne ne devrait dire qu’il se maintient loin des pauvres parce que ses choix de vie lui font porter davantage d’attention à d’autres tâches. Ceci est une excuse fréquente dans les milieux académiques, d’entreprise ou professionnels, et même ecclésiaux. Même si on peut dire en général que la vocation et la mission propre des fidèles laïcs est la transformation des diverses réalités terrestres pour que toute l’activité humaine soit transformée par l’Évangile, personne ne peut se sentir exempté de la préoccupation pour les pauvres et pour la justice sociale. »

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 Cela vaut en outre pour tous les peuples :

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« 190. Respectant l’indépendance et la culture de chaque nation, il faut rappeler toujours que la planète appartient à toute l’humanité et est pour toute l’humanité, et que le seul fait d’être nés en un lieu avec moins de ressources ou moins de développement ne justifie pas que des personnes vivent dans une moindre dignité. […] Nous avons besoin de grandir dans une solidarité qui “doit permettre à tous les peuples de devenir eux-mêmes les artisans de leur destin”, de même que “chaque homme est appelé à se développer”. »

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Cela s’étend enfin, au-delà des besoins de base, à l’accès au travail — et au salaire qu’il permet de recevoir :

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« 192. Nous ne parlons pas seulement d’assurer à tous la nourriture, ou une ‘subsistance décente’, mais que tous connaissent ‘la prospérité dans ses multiples aspects’. Ceci implique éducation, accès à l’assistance sanitaire, et surtout au travail, parce que dans le travail libre, créatif, participatif et solidaire, l’être humain exprime et accroît la dignité de sa vie. Le salaire juste permet l’accès adéquat aux autres biens qui sont destinés à l’usage commun. »

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Une attention particulière est à porter à certaines populations fragiles :

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« 210. Il est indispensable de prêter attention aux nouvelles formes de pauvreté et de fragilité dans lesquelles nous sommes appelés à reconnaître le Christ souffrant, même si, en apparence, cela ne nous apporte pas des avantages tangibles et immédiats : les sans-abris, les toxicodépendants, les réfugiés, les populations indigènes, les personnes âgées toujours plus seules et abandonnées etc. Les migrants me posent un défi particulier parce que je suis Pasteur d’une Église sans frontières qui se sent mère de tous. Par conséquent, j’exhorte les pays à une généreuse ouverture, qui, au lieu de craindre la destruction de l’identité locale, soit capable de créer de nouvelles synthèses culturelles. »

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Et il revient sur le souci de l’environnement :

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« 215. Il y a d’autres êtres fragiles et sans défense, qui très souvent restent à la merci des intérêts économiques ou sont utilisés sans discernement. Je me réfère à l’ensemble de la création. En tant qu’êtres humains, nous ne sommes pas les simples bénéficiaires, mais les gardiens des autres. »

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 Mais attention ! il ne s’agit pas d’une simple assistance :

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« 202. La nécessité de résoudre les causes structurelles de la pauvreté ne peut attendre, non seulement en raison d’une exigence pragmatique d’obtenir des résultats et de mettre en ordre la société, mais pour la guérir d’une maladie qui la rend fragile et indigne, et qui ne fera que la conduire à de nouvelles crises. Les plans d’assistance qui font face à certaines urgences devraient être considérés seulement comme des réponses provisoires. Tant que ne seront pas résolus radicalement les problèmes des pauvres, en renonçant à l’autonomie absolue des marchés et de la spéculation financière, et en attaquant les causes structurelles de la disparité sociale, les problèmes du monde ne seront pas résolus, ni en définitive aucun problème. »

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Le pape va même jusqu’à ajouter : « La disparité sociale est la racine des maux de la société. »

Une autre politique, visant la paix et le dialogue social

Il s’agit en définitive de revoir toute la logique de la politique économique.

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« 203. La dignité de chaque personne humaine et le bien commun sont des questions qui devraient structurer toute la politique économique, or parfois elles semblent être des appendices ajoutés de l’extérieur pour compléter un discours politique sans perspectives ni programmes d’un vrai développement intégral. »

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Car c’est un changement profond d’orientation qu’il faut opérer :

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« Beaucoup de paroles dérangent dans ce système ! C’est gênant de parler d’éthique, c’est gênant de parler de solidarité mondiale, c’est gênant de parler de distribution des biens, c’est gênant de parler de défendre les emplois, c’est gênant de parler de la dignité des faibles, c’est gênant de parler d’un Dieu qui exige un engagement pour la justice. D’autres fois, il arrive que ces paroles deviennent objet d’une manipulation opportuniste qui les déshonore. »

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Ceci vaut aussi au niveau des entrepreneurs (dont c’est la seule mention dans le texte) : 

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« la vocation d’entrepreneur est un noble travail, il doit se laisser toujours interroger par un sens plus large de la vie ; ceci lui permet de servir vraiment le bien commun, par ses efforts de multiplier et rendre plus accessibles à tous les biens de ce monde. »  

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Car à nouveau (n. 204),

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 « nous ne pouvons plus avoir confiance dans les forces aveugles et dans la main invisible du marché. La croissance dans l’équité exige quelque chose de plus que la croissance économique, bien qu’elle la suppose ; elle demande des décisions, des programmes, des mécanismes et des processus spécifiquement orientés vers une meilleure distribution des revenus, la création d’opportunités d’emplois, une promotion intégrale des pauvres qui dépasse le simple assistanat. Loin de moi la proposition d’un populisme irresponsable, mais l’économie ne peut plus recourir à des remèdes qui sont un nouveau venin, comme lorsqu’on prétend augmenter la rentabilité en réduisant le marché du travail, mais en créant de cette façon de nouveaux exclus. »

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D’où un appel vibrant au politique :

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« 205. Je demande à Dieu que s’accroisse le nombre d’hommes politiques capables d’entrer dans un authentique dialogue qui s’oriente efficacement pour soigner les racines profondes et non l’apparence des maux de notre monde ! La politique tant dénigrée, est une vocation très noble, elle est une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le bien commun. Nous devons nous convaincre que la charité “est le principe non seulement des micro-relations : rapports amicaux, familiaux, en petits groupes, mais également des macro-relations : rapports sociaux, économiques, politiques”. Je prie le Seigneur qu’il nous offre davantage d’hommes politiques qui aient vraiment à cœur la société, le peuple, la vie des pauvres ! Il est indispensable que les gouvernants et le pouvoir financier lèvent les yeux et élargissent leurs perspectives, qu’ils fassent en sorte que tous les citoyens aient un travail digne, une instruction et une assistance sanitaire. Et pourquoi ne pas recourir à Dieu afin qu’il inspire leurs plans ? Je suis convaincu qu’à partir d’une ouverture à la transcendance pourrait naître une nouvelle mentalité politique et économique, qui aiderait à dépasser la dichotomie absolue entre économie et bien commun social. »

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Et c’est une question planétaire :

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« 206. L’économie, comme le dit le mot lui-même, devrait être l’art d’atteindre une administration adéquate de la maison commune, qui est le monde entier. Toute action économique d’une certaine portée, mise en œuvre sur une partie de la planète, se répercute sur la totalité ; par conséquent, aucun gouvernement ne peut agir en dehors d’une responsabilité commune. […] Si nous voulons vraiment atteindre une saine économie mondiale, il y a besoin, en cette phase historique, d’une façon d’intervenir plus efficace qui, restant sauve la souveraineté des nations, assure le bien-être économique de tous les pays et non seulement de quelques-uns. »

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Car en définitive (n. 240),

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« il revient à l’État de prendre soin et de promouvoir le bien commun de la société. Sur la base des principes de subsidiarité et de solidarité, et dans un grand effort de dialogue politique et de création de consensus, il joue un rôle fondamental, qui ne peut être délégué, dans la recherche du développement intégral de tous. Ce rôle, dans les circonstances actuelles, exige une profonde humilité sociale. »

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Conscient de la vigueur de ses propos le pape ajoute :

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« 208. Si quelqu’un se sent offensé par mes paroles, je lui dis que je les exprime avec affection et avec la meilleure des intentions, loin d’un quelconque intérêt personnel ou d’idéologie politique. Ma parole n’est pas celle d’un ennemi ni d’un opposant. Seul m’intéresse de faire en sorte que ceux qui sont esclaves d’une mentalité individualiste, indifférente et égoïste puissent se libérer de ces chaînes si indignes, et adoptent un style de vie et de pensée plus humain, plus noble, plus fécond, qui confère dignité à leur passage sur cette terre. »

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Eléments d’analyse

Contrairement à ce qu’on peut croire, il n’est pas toujours facile de situer exactement la pensée du pape François, et ce texte par ailleurs clair, n’y échappe pas. Le contexte nous aide : il s’agit de la joie de l’Évangile, c’est une exhortation destinée d’abord aux chrétiens, et d’abord à leur conversion, leur transformation intérieure par la grâce, se traduisant par des gestes concrets et significatifs, au niveau personnel et collectif. Le ton et la profondeur morale et spirituelle de ce document sont remarquables, et ne peuvent laisser ni indifférents ni inactifs. Mais comme le pape le précise, ce n’est pas un texte de Doctrine sociale et il renvoie pour cela au Compendium. Ceci dit plusieurs questions économiques et sociales sont abordées avec force et ne sont pas des mentions en passant.

Si le style énergique du pape sur ces sujets peut sembler trancher avec ses prédécesseurs, le fond est pour l’essentiel commun. L’opposition campée avec force entre d’un côté l’idolâtrie de l’argent et de la consommation, et de l’autre la morale comme guide de toute notre action est traditionnelle. Tout comme le refus d’un marché ou d’une économie sans règles, la nécessité d’un encadrement éthique et juridique de ce marché, notamment dans un but de solidarité avec les pauvres, qui doivent être intégrés dans la communauté — non seulement eu égard à leurs besoins mais comme participants à part entière, par leur travail. Sur ce plan l’irritation de certains économistes américains peut surprendre. Ces critiques ont même conduit le pape à préciser cette évidence qu’il n’était pas marxiste….

Cela dit on peut noter dans notre texte des accents que certains, notamment dans les médias, voient comme des inflexions. C’est d’abord du fait de la radicalité du ton, marque de fabrique du pape François, qui peut surprendre les uns et choquer les autres, sans que ce soit nécessairement son intention : c’est surtout un moyen pour secouer les bonnes consciences, ou les sourds volontaires. Mais une telle lecture est surtout la résultante de la tendance du pape à ne pas équilibrer un propos allant avec force dans un sens par un correctif qui l’équilibre et évite une mauvaise interprétation (au risque d’en affaiblir la pointe).

Un exemple dans un autre domaine nous le rappelle : son propos sur les homosexuels (qui suis-je pour juger ces personnes ?) est lu naturellement par le croyant averti comme la distinction entre la personne (que seul Dieu juge) et le comportement (considéré gravement désordonné par le Catéchisme et jusqu’à plus ample informé toujours estimé tel). Mais l’absence de rappel de ce dernier point a valu au pape d’être désigné homme de l’année par le principal media homosexuel américain [2].

Dans le présent texte, ce qui frappe est l’insistance (fondée) sur les limites d’une certaine idéologie dominante et d’un marché incontrôlé ; mais en contrepoint on ne trouve que peu ou pas des notions comme la subsidiarité ou la liberté, la réalisation de la personne dans le travail et plus généralement les bienfaits de l’économie d’initiative, d’entreprise et donc de marché, si elle est bien comprise : ces bienfaits sont bien réels même s’ils sont en partie gâchés par une idéologie et des pratiques effectivement mal orientées, et ils ont dès lors été soulignés avec clarté tant par les papes précédents que par le Compendium  — que recommande justement le pape François. Corrélativement le rôle essentiel de l’État est rappelé à juste titre, mais pas ses limites pourtant également manifestes, voire ses graves déviances.

Quoi qu’il en soit, à nouveau, ce n’est pas un texte principalement doctrinal ; ce sont bien entendu les textes ultérieurs du pape qui lui permettront de clarifier sa pensée. Mais dans l’intervalle, mieux vaut ne pas projeter ses propres désirs sur la pensée du pontife. Et tant mieux si sa fabuleuse énergie peut toucher le cœur des puissants… et des autres.

 

 

Pierre de Lauzun vient de publier Finance : un regard chrétien (Embrasure).

 

 

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[1] Ricaduta : "retombée", et non pas “rechute”, mauvaise traduction malheureusement officielle.

[2] On notera dans un autre domaine encore une phrase étrange sur l’islam, à la fin de notre document : « 253 Face aux épisodes de fondamentalisme violent qui nous inquiètent, l’affection envers les vrais croyants de l’Islam doit nous porter à éviter d’odieuses généralisations, parce que le véritable Islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence. » Affirmation bien hardie au vu des faits et des textes…