Né sur les réseaux sociaux et inspiré d’un mouvement canadien, le Convoi de la liberté a commencé à s’élancer à travers la France ce mercredi 9 février. Cette mobilisation dénonce notamment les restrictions des libertés et exprime un sentiment de dépossession. La classe politique ne commet-elle pas une erreur en ne répondant pas aux sources profondes des angoisses des citoyens ?
Atlantico : Après le Canada, le "convoi de la liberté" arrive en France et va rouler sur Paris pour une manifestation ce samedi. Opposé aux mesures de restrictions sanitaires, une partie du mouvement se défend en revanche cas d’être anti vaccin. Dans quelle mesure ce mouvement est-il l’expression d’un vrai besoin de liberté et surtout de l’angoisse profonde que celle-ci leur soit retirée ? Est-ce un sentiment que l’on retrouve dans d’autres mouvements sociaux antérieurs ?
François-Bernard Huyghe : Difficile de transposer ce qui se passe au Canada à la France. Les camionneurs canadiens ont une revendication spécifique, liée au franchissement de la frontière avec les Etats-Unis, beaucoup sont propriétaires de leur énorme camion, etc. Cela dit, le convoi d’Ottawa est un mouvement très spectaculaire, et beaucoup se sont raccrochés à cette image mondialisée par la télévision et les réseaux sociaux. Des gens qui ont des difficultés économiques et sociales dans leur vie quotidienne. Dont la problématique des transports ; c’est une base matérielle commune. Mais au-delà, il y a une dimension politique. Ces manifestants sont prêts à se mobiliser sur le thème de la liberté, contre un État qui a été intrusif, qui a imposé des choses contradictoires (le masque ou non, le confinement, le pass sanitaire puis vaccinal qui devrait bientôt être supprimé). D’où un sentiment d’être dépossédés et ballotés. Le troisième élément est symbolique : l’idée de revivre les grands moments des gilets jaunes, quand le mouvement était visible et comptait. Donc d’être visibles. Sur les réseaux sociaux, s’exprime la nostalgie de cette époque où les gens fraternisaient et faisaient trembler le pouvoir. C’est un mélange d’humiliation, de malaise, de crise d’identité culturelle.
Il faut être très prudents car, au moment où je parle, nous n’avons pas vu le mouvement, qui pourrait aussi faire un bide. Mais ce rapport avec les gilets jaunes – mouvement social dont personne n’avait su estimer l’impact - est difficile à nier. Ce fut ce moment où, eux, les petits et les humiliés réussissaient à déranger le pouvoir. Il y a des caractéristiques communes : pas de revendications structurées, pas de leader, pas d’organisation à part entière, pas d’idéologie très claire. Mais un besoin de se retrouver, de dire sa colère et son humiliation face au gouvernement.
Michel Maffesoli : Mon dernier livre, L’ère des soulèvements (Cerf, 2021) est consacré à une analyse de la crise des Gilets jaunes puis de celle du Covid.Ce qui se passe en ce moment, au Canada, qui sera sans doute relayé en France, avec plus ou moins de ressemblances, ne m’étonne pas. Dès la fin du premier confinement, nous avons assisté à toute une série de mouvements tentant de résister à la gestion hygiéniste et étatiste de la crise.
Certes au début la stratégie de la peur a entraîné ce que La Boétie nommait une « servitude volontaire » : respect outrancier des « gestes barrières », isolement des personnes âgées, y compris vis-à-vis de leurs proches, interdiction des rassemblements culturels, sportifs, festifs, mais aussi religieux et funéraires. Mais dès le « deuxième confinement » les tentatives de résistance ont été importantes : résistance frontale, telles les manifestations parfois violentes, mais souvent plutôt festives : flash mob, rave parties, fêtes organisées dans divers lieux plus ou moins publics.
Ces mouvements sont plus ou moins spontanés, les manifestations qui ont lieu chaque samedi après-midi sont souvent déclarées, les fêtes sont « sauvages », mais en général ils ont été plus nombreux que les médias n’en ont fait état. Mais il me semble que ce qui meut les personnes qui participent à tous ces mouvements, protestataires ou simplement festifs n’est pas tant la défense des libertés individuelles ou la peur de leur perte, que le besoin irrépressible de socialité, de communion avec d’autres.
Car ce qui a été le plus frappant dans la gestion de cette crise, au Québec en particulier, mais en France également, c’est la volonté d’atomisation des personnes. Au Québec un couvre-feu a été déclaré le 30 décembre pour la fête de fin d’année. Même les familles n’ont pas pu se réunir. En France un de nos nombreux experts n’a-t-il pas osé déclarer que « papi et mamie devraient manger leur bûche à la cuisine » ! Sans parler des spots scandaleux montrant de petits enfants qui soufflent les bougies du gâteau d’anniversaire de leur grand-mère, celle-ci se retrouvant en réanimation dans l’image suivante. Ceci est d’autant plus scandaleux que l’on sait qu’en temps normal les personnes âgées souffrent déjà d’isolement et d’éloignement de leurs proches.
De la même façon que lors du mouvement des Gilets jaunes, les personnes ont besoin de se rencontrer, de se retrouver, de communier.
Dans le climat de peur généralisée induit par le pouvoir et sa gestion par la peur d’une pandémie qui n’est pas plus grave que nombre d’épisodes de grippe saisonnière, les personnes ont besoin non pas d’aller et venir où et comme elles veulent, mais d’aller et venir avec et vers qui elles ont besoin d’aller. L’animal humain a besoin de se sentir membre d’une communauté de destin, il a besoin de manifester et qu’on lui manifeste par des gestes, des mots et des mimiques affection, amour, entraide.
Il me semble donc que ce mouvement tant au Canada qu’en France n’est pas antivax. Au Canada, 85% des chauffeurs qui manifestent sont vaccinés et dans les manifestations du samedi après-midi en France on retrouve vaccinés et non vaccinés. Nombre de personnes âgées sont vaccinées, mais sont hostiles à la vaccination des plus jeunes pour lesquels le risque du vaccin est plus important que celui du Covid. Nombre de personnes vaccinées parce qu’elles sont âgées refusent comme moi que l’on sacrifie nos enfants et petits-enfants par peur d’une mort qui pour nous est proche et pour tous inéluctable.
Je ne crois donc pas que ces mouvements, y compris celui des camionneurs au Canada, celui des « convois de la liberté » en France soient comme on le dit individualistes et égoïstes. Les personnes se rassemblent pour être ensemble et pour montrer aux pouvoirs qui tentent de les atomiser par tous les moyens qu’ils existent et qu’ils sont solidaires les uns des autres. Ils font peuple.
Les évènements de la crise sanitaire mais aussi les tendances longues de mondialisation de financiarisation, d’émergence des Gafam, etc. ont-ils nourri ce sentiment d’une déprivation croissante de libertés et de contrôle ?
François-Bernard Huyghe : Ce sentiment de privation de liberté est largement partagé. Cette lutte contre la pandémie qui n’en finit pas, avec des restrictions de libertés, des contrôles permanents, des QR codes, le télétravail engendre un sentiment de dépendance croissante vis-à-vis de la technologie. Comme une dépossession, ne plus être des citoyens libres perdre la liberté d’aller où l’on veut, être surveillés.. . L’exaspération nourrit la colère et le besoin de se retrouver ensemble pour l’exprimer même avec une spontanéité brouillonne. Derrière, il y a le constat par beaucoup que l’ascenseur social s’est arrêté, qu’ils ne comptent plus. Leur mode de vie les expose en permanence à des contraintes, par exemple financières, qui privent des petits plaisirs de la vie ou à des contrôles bureaucratiques. C’est une insécurité culturelle, un sentiment d’humiliation ou de mépris, sans perspective future. La crise Covid a renforcé cette idée que nous n’étions pas des citoyens libres et fiers mais de simples numéros.
La technologie joue dans les deux sens. Tous ceux qui se mobilisent n’ont pas lu le Capitalisme de surveillance ou n’ont pas mesuré très précisement la puissance des GAFAM, mais ils savent bien que chacun est localisé, identifié en permanence. De l’autre côté, les mouvements de ce genre ne pourraient pas exister s’il n’y avait pas les réseaux sociaux. C’est ce qui leur permet de se regrouper sur Facebook, entre gens qui se ressemblent, de se coordonner pendant les manifs, etc.
Michel Maffesoli : Ce qui a été ressenti par toutes les personnes fréquentant plus les réseaux sociaux que la presse mainstream et la télévision c’est l’aspect répétitif et propagandiste des messages diffusés par ces dernières. La mise en scène par les pouvoirs d’une catastrophe a constitué une sorte de chape totalitaire : il n’était pas possible si l’on laissait allumée sa télévision d’échapper au comptage journalier des morts, au ballet des salles de réanimation et des brancards, à une sorte de tournis de chiffres incompréhensibles et largement manipulés. Les réseaux sociaux ont proposé soit par de nouvelles tribunes, soit par des forums et autres échanges une information et surtout une posture collective alternative.
C’est là qu’une censure de plus en plus forte s’est exercée : contre les « rassuristes », contre les dits complotistes. La simple mise en doute du discours officiel pouvait être censurée sur You tube, Facebook et autres supports.
En même temps les mesures dites sociales de lutte contre l’épidémie ont largement attaqué l’économie informelle, le commerce de proximité, l’artisanat, la petite restauration au profit des commerces en ligne, des chaînes diverses, de l’économie numérique.
Cette uniformisation et cette rationalisation de l’économie de tous les jours produit bien sûr un profond sentiment d’angoisse : un monde avec ses particularités, ses proximités, ses modes d’échange symbolique disparaît au profit d’un échange purement monétaire.
Il n’est pas sûr cependant que ce grand nettoyage produise des effets durables. Il provoque, on commence à le voir des réactions violentes. La fin d’un monde n’est pas la fin du monde, mais ceux qu’on a tenté de trop asservir risquent de se révolter de manière violente.
Les complotistes ont souvent une vision complètement paranoïaque des enjeux et des menaces qui pèsent sur eux et sur leur liberté, ils avancent souvent des arguments des arguments et théories fortement erronées (chemtrails, great reset, puce 5G). Mais soumis à un monde de plus en plus complexe à appréhender et des élites politiques, technologiques et économiques qui ont de facto certaines ambitions de contrôle ou d’influence, quelle est la part de fondements réels qui nourrit ces inquiétudes extrapolées ?
François-Bernard Huyghe : Parmi les routiers du Canada, il y a des adeptes des théories Qanon ou autre. Donc, le complotisme est présent dans ces mouvements (de même que ce que Trudeau dénonce comme le « virilisme » ou le populisme). Comme d’ailleurs, sans doute, dans tout grand rassemblement populaire ; mais il ne faut pas expliquer ces mouvements par le complotisme, terme très ambigu. Evidemment, croire qu’on met des puces 5G dans le vaccin ou que c’est un coup des extraterrestres, c’est du complotisme. Être persuadé que tout ce que l’on vous dit est faussé et qu’une petite bande toute puissante se réunit dans l’ombre pour décider du destin de la planète, c’en est aussi. Ceux qui disent que Big pharma a des intérêts ou que le gouvernement en profite pour faire le Great reset ou rogner les libertés, ont des opinions politiques, qui peuvent être fausses mais elles ont le droit de s’exprimer. Dans le cas du Great reset, évoqué par Schwab à Davos, c’est une idéologie libérale libertaire, en faveur d’une gouvernance mondiale et d’une mondialisation ouverte. Ses partisans proclament qu’il faut saisir l’opportunité qu'offre la pandémie pour avoir une meilleure gouvernance, une croissance plus verte, etc. Ils veulent profiter des crises pour renforcer le système, mais ils ne les provoquent pas et il n’y a pas de plan machiavélique secret derrière.
Le complotisme, est une tentation pour ceux qui voient leurs libertés rognées, leur futur assombri, du contrôle partout. Il est tentant de rechercher un coupable ou un adversaire. C’est le symptôme de leur rapport aux élites, pas sa cause.. En revanche, il est frappant de voir le bloc élitaire utiliser une sorte de contre- théorie du complot pour comprendre ceux qui les contestent. C’est une façon de les traiter de crétins manipulés (par le fakes, par les complotistes, par les ingérences, par les démagogues populistes…), bref de les considérer comme en proie à une illusion provoquée, plutôt que de chercher les raisons de leur révolte. C’est ce que j’appellerais du méta-complotisme.
Michel Maffesoli : Je trouve l’emploi du qualificatif « complotiste » pour toute personne qui n’adhère pas à la doxa (la croyance officielle) scandaleux. C’est un crime contre l’esprit !
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