Curieuse, cette campagne des européennes qui s'achève : y voit-on plus clair qu'au début ? Pas vraiment si l'on continue de se focaliser sur les idées reçues. Mais en s'écartant du prisme imposé, la réalité s'éclaire d'un jour nouveau : contrairement aux idées reçues, le parlement de Strasbourg n'est pas une assemblée politique, mais un organe technique. Le sens de l'élection reste à trouver, mais il est en dehors du scrutin.

Une vacuité prévisible
Nombreuses sont les raisons de la vacuité dont témoigne cette campagne électorale :

  • le sentiment que voter sur les questions européennes ne sert pas à grand-chose, surtout depuis que le non au referendum sur le traité constitutionnel a été contourné par la ratification parlementaire du traité de Lisbonne : n'a-t-on pas déjà annoncé le renouvellement de M. Barroso à la présidence de la Commission ?
  • des circonscriptions régionales sans lien avec aucune réalité de terrain, mais découpées à seule fin de priver d'élus les petits partis et les souverainistes ;
  • des listes trop souvent composées de recalés ou de recasés dont l'engagement européen était tout sauf évident ;
  • et bien entendu une difficulté très grande à saisir le fonctionnement véritable des institutions européennes et la portée réelle de cette élection.

Ce n'est d'ailleurs pas la première fois : depuis trente ans que l'on élit les parlementaires européens au suffrage direct, les sept élections se sont toutes déroulées de la même façon et ont suscité un sentiment de plus en plus désabusé. Quand débat de fond il y a eu, ce fut ailleurs, notamment à l'occasion de la ratification des principaux traités.

Voilà pourquoi l'abstention croît de façon continue depuis 1979, et pourquoi cette nouvelle campagne fut aussi courte. Au demeurant, les grands partis y avaient tout intérêt d'un strict point de vue électoral : chat échaudé craint l'eau froide. La France n'est pas logée à une plus mauvaise enseigne que les autres pays : partout on constate la même chose, ce qui devrait suffire à écarter l'hypothèse d'une dérive franco-française et à démontrer que la question est tout simplement mal posée.

Une assemblée technique
Le scrutin par lui-même n'a pas véritablement d'enjeu.

Ce n'est pas un paradoxe, mais un constat. Le formuler n'équivaut pas à méconnaître les pouvoirs dont dispose le Parlement européen : ils sont d'autant plus importants que la codécision avec le Conseil tend à se généraliser et que les trois quarts des législations nationales sont désormais sous la dépendance des textes communautaires ; sans oublier la faculté de renverser la Commission (la menace a suffi pour faire démissionner la Commission Santer en 1999 à cause des frasques d'Édith Cresson) ou de ne pas approuver le choix de ses membres par le Conseil (obligeant Rocco Buttiglione à renoncer à faire partie de la Commission Barroso en 2004).

Le choix fait en 1979 d'élire le Parlement européen au suffrage universel direct avait pour but de faire émerger une instance populaire unifiée qui donne corps à un édifice politique. Mais la réalité ne se laisse pas violenter si facilement, et le volontarisme ne fait pas être ce qui ne le peut pas. Pour y parvenir, il eût fallu qu'existât un peuple européen qui se conçoive lui-même en tant que détenteur suprême de la souveraineté à l'échelle du continent. Ce peuple n'existe pas ; et la fonction n'a pas créé l'organe. La réalité politique irréductible, ce sont les divers peuples européens, certes proches culturellement, partageant beaucoup d'aspirations, reliés par de multiples échanges, solidement alliés les uns aux autres, mais distincts dans la conception et l'expression de leurs souverainetés respectives, chacun demeurant l'instance ultime de sa nation.

Par conséquent le Parlement européen ne peut pas être vu comme l'équivalent supranational de nos parlements nationaux : au bout de trente ans, on est en droit de l'affirmer et de prendre acte de l'échec des constructivistes dans leur tentative contraire. Même doté de compétences importantes, il a une vocation technique, exercée dans le cadre d'un traité international dont il n'est ni l'auteur ni le moteur ; il ne saurait en être autrement.

Toute élection n'est pas politique
Le vote du 7 juin, considéré en lui-même, revêt donc une faible portée.

Grâce aux contestataires qui s'y sont employés, la campagne a mis en lumière les contradictions entre la thématique habituelle sur l'enjeu de l'élection et la pratique quotidienne du Parlement européen et des parlementaires qui y siègent. Mais en dépit de leur propre souhait de politiser le scrutin pour mobiliser les électeurs, par le fait même ils ont ainsi démontré non seulement que le Parlement européen n'est pas une assemblée politique au sens propre du terme, mais que le discours incantatoire entourant l'élection était à la fois vain et erroné.

Si le Parlement européen n'est pas une assemblée politique, le scrutin destiné à le pourvoir, fût-il au suffrage universel direct, ne l'est pas davantage. Propos hétérodoxe ? Ce ne serait pourtant pas le seul cas. Un autre exemple : les élections prudhommales. Elles ont lieu au suffrage universel ; mais quel sens ont-elles dans le domaine qui est le leur, celui des relations du travail ? Ces relations sont-elles changées par le résultat, les conflits du travail trouvent-ils une autre solution ? Non : les conseillers prudhommaux exercent leur mandat à peu près tous de la même façon. Dès lors, leur élection est détournée de son sens technique sans dommage pour servir à mesurer la représentativité syndicale.

C'est ce qu'il advient de l'élection au Parlement européen : faute d'enjeu politique propre, partout en Europe elle est détournée sur un enjeu dérivé, test de la popularité du gouvernement en place (comme en Grande-Bretagne), galop d'essai en vue d'élections générales à suivre (comme en Allemagne), mesure de la représentativité des divers courants politiques, etc.

Il n'est donc pas aberrant de voter aujourd'hui sur des clivages partisans en fonction de préoccupations nationales, et de le faire sans trop d'état d'âme.

L'identité refoulée
De là à dire qu'il n'y a pas d'enjeu européen, ce serait aller trop vite en besogne. On a suffisamment souvent souligné son importance pour le passer sous silence, bien que le Parlement n'en soit ni le lieu ni l'instance.

Cet enjeu majeur demeure refoulé par déni de réalité : c'est celui de l'identité européenne. Celui-ci se déploie sur deux versants :

  • le versant moral et politique (la Charte des droits fondamentaux),
  • le versant géographique et culturel (la Turquie).

Sur l'un et l'autre, nous avons déjà attiré l'attention de nos lecteurs afin de leur faire toucher du doigt l'importance de ce qui se noue.

Quitte à saisir l'occasion d'un scrutin dénué de sens pour lui en donner un, là se trouve le message que l'on pourrait envoyer à nos dirigeants, par le vote en faveur ou contre telle ou telle liste selon la position qu'elle adopte, ou qu'elle refuse d'adopter, sur ces deux points-clés.

* François de Lacoste Lareymondie est vice-président de la Fondation de Service politique.

 

 

 

***