Ce sont trois avertissements sans frais que nous venons de recevoir à propos de la dette de l'État ; le plus bruyant n'a rien ajouté que l'on ne sache déjà (le montant de la dette), mais le plus sérieux (la notation de l'État emprunteur) est passé quasiment inaperçu.

Entre les deux, la hausse prévue des taux d'intérêt. La France saura-t-elle éviter le pire, avant qu'il ne soit trop tard ?

Avant toute chose, faisons litière d'une idée fausse : qu'il s'agisse du déficit ou de la dette, on se fourvoie si on raisonne en pourcentage du PIB, à moins de considérer que toute la richesse nationale appartient à l'État, ou de s'imaginer pouvoir surfer perpétuellement sur une vague de croissance qui garantirait à long terme une forte progression des recettes fiscales. De cette croissance, on sait ce qu'il faut penser, et pour longtemps. Quant à ce qui appartient à l'État, ce sont les impôts qu'il prélève, ou qu'il peut prélever, et les dépenses qu'il finance par ses ressources propres ou empruntées ; c'est donc à cette aune qu'il faut examiner la question.

1/ LE PREMIER AVERTISSEMENT PORTE SUR LE MONTANT DE LA DETTE

1 000 milliards, 2 000 milliards ? Quelle est la dette de l'État ? Faut-il y ajouter le coût futur des pensions à verser aux fonctionnaires retraités ? Et celui des autres engagements dits " hors-bilan " ? Les derniers chiffres rendus publics par Thierry Breton donnent le vertige mais ont embrouillé les idées. Fallait-il d'ailleurs solliciter M. Pébereau pour rédiger un nième rapport alors que tout est connu et qu'il suffit de chercher au bon endroit ? À moins que le ministre des Finances n'ait simplement voulu préparer l'opinion à une douche qui sera (très) froide.

La dette des administrations publiques s'élevait à 1 067 milliards d'euros à la fin de 2004, et la dette de l'État proprement dit à 840 MdE ; en raison du déficit budgétaire, celle-ci augmentera de 47 milliards en 2005 pour atteindre près de 890 MdE ; puis à nouveau de 49 MdE en 2006, et ainsi de suite. Comme celle des autres administrations est à la fois modeste par rapport à ce montant et relativement stable, l'attention doit se concentrer sur l'État. Pour déclarer que sa dette serait deux fois supérieure au montant officiel, le ministre des finances y a ajouté 900 MdE d'engagements qui proviennent des charges futures de retraites jusqu'en 2030, moitié pour les fonctionnaires de l'État et moitié pour les fonctionnaires locaux et hospitaliers.

Déclaration qui pose deux questions :

- Une question sur le calcul : des chiffres figurent déjà à ce sujet dans le rapport de la Cour des comptes sur les comptes 2004 de l'État, et ils sont deux fois plus élevés : on y lit que l'engagement de l'État au titre des retraites de ses fonctionnaires (et d'eux seuls) s'inscrit dans une fourchette comprise entre 870 et 910 MdE. Difficile d'identifier la source de la différence tant que le Rapport Pébereau n'est pas publié.

- Une question sur la nature de cette "dette" : le problème ne se poserait en ces termes que si l'État entendait transférer à un organisme distinct de lui le soin de verser à sa place les pensions des fonctionnaires retraités, en fournissant à celui-ci dès à présent la totalité des moyens financiers de les servir jusqu'au décès du dernier ayant droit ; hypothèse invraisemblable et sans valeur ajoutée par rapport au débat.

En revanche, il est certain que la charge des pensions des fonctionnaires dans le budget de l'État pèsera de plus en plus lourd : le besoin de financement des pensions s'accroît en moyenne de 1,2 MdE par an, et ce de façon cumulative, en raison de la démographie et des recrutements massifs opérés dans les années 60 et 70. Toutes choses égales par ailleurs, c'est autant de déficit supplémentaire chaque année.

2/ DEUXIEME AVERTISSEMENT : LA HAUSSE PREVUE DES TAUX D'INTERETS

La charge de la dette (hors remboursement en capital) est devenue la " mission " de l'État la plus coûteuse : à 39 MdE, elle représente 15% des dépenses prévues par la loi de finance pour 2006, avec un montant supérieur aux crédits alloués à la défense (37 MdE) ou à l'enseignement secondaire (28 MdE).

Depuis plusieurs années, les taux d'intérêt sont très faibles et permettent à l'État de se financer à " bon marché ". La légère hausse provoquée par la BCE (+0,25%) aura pour conséquence immédiate de majorer le coût de la dette de 200 millions, et à terme d'un peu plus d'un milliard car les emprunts actuels seront progressivement remplacés par des emprunts plus chers. Si la hausse des taux se poursuit, l'effet budgétaire sera rapidement douloureux : avec +1%, le surcroît de charges atteint 4,5 MdE au bout de quatre ans, et augmente le déficit d'autant.

La sagesse oblige à considérer que l'économie est sortie du cycle baissier des taux d'intérêt, et donc que le financement de la dette de l'État va devenir un problème majeur.

3/ LE TROISIEME AVERTISSEMENT, LE PLUS SERIEUX, PROVIENT D'UNE AGENCE DE NOTATION

Toutes les dettes des administrations ou des entreprises, dès lors qu'elles font l'objet d'une émission placée dans le public, sont notées par une agence qui porte une appréciation sur la solidité de l'émetteur et sur sa capacité de remboursement. L'État français bénéficie encore de la note la plus élevée (AAA). Mais l'agence internationale Standard & Poors a émis un communiqué le 17 novembre où, pour la première fois, elle dissocie la France des meilleurs emprunteurs en soulignant que "ses principaux ratios financiers s'éloignent des niveaux médians pour la catégorie AAA et de ceux des autres États notés AAA, à l'exception de l'Allemagne".

En d'autres termes, la France s'approche dangereusement du seuil de dégradation qui enclenche automatiquement une série de conséquences en chaîne très pénalisantes :

- tout d'abord son refinancement risque d'ores et déjà se renchérir, l'écart de taux avec les meilleurs dettes pouvant rapidement atteindre 0,30 à 0,50% ;

- ensuite l'État peinera davantage à placer ses émissions nouvelles alors que ses besoins sont considérables : non seulement il emprunte pour financer son déficit, mais il doit rembourser les emprunts qui viennent à échéance et ne peut le faire qu'en émettant d'autres emprunts ; comme le tiers de l'encours est emprunté sur des durées inférieures à trois ans, le volume annuel des émissions est à la fois très élevé et croissant : 110 milliards en 2005, puis 130 MdE en 2006 ;

- enfin, si la dégradation devient effective, tous les investisseurs, notamment les organismes publics, qui ont l'obligation de placer leurs ressources en instruments notés AAA devront se défaire des emprunts français qu'ils détiennent, avec pour effet d'accélérer encore la baisse de leur valeur et l'augmentation des rémunérations exigées par les investisseurs.

Aujourd'hui l'État n'a aucune difficulté à placer ses émissions. C'est d'autant plus vrai que 60% sont détenus en France, principalement dans les contrats d'assurance vie, l'un des instruments d'épargne préférés des Français et dont l'avantage fiscal, motivé par les besoins de l'État, n'est pas près de disparaître. Mais, dirait M. de La Palice, 40% de la dette française se trouve donc entre les mains d'investisseurs étrangers, ce qui n'est pas peu.

Sans être aussi dépendant que d'autres, une telle proportion rend néanmoins notre pays vulnérable aux "pressions des marchés". Est-ce pour y parer que le Trésor allonge la durée de certaines émissions (après avoir lancé des OAT à 25 puis 30 ans, il vient d'en émettre à 50 ans) et qu'il met actuellement au point avec la Bourse de Paris des mécanismes destinés à faciliter l'accès direct des particuliers au marché de la dette publique ?

Si l'État français ne maîtrise pas d'urgence son endettement, la trajectoire actuelle le conduit vers la crise financière.

L'encours de la dette de l'État représente 3 ans et 2 mois de recettes fiscales, et s'accroît mécaniquement d'un mois chaque année. Ce ratio classique et de portée universelle mesure la capacité d'une collectivité à gérer sa dette et à se désengager ; on estime qu'il est bon lorsque la dette ne dépasse pas à une année de recettes courantes, tandis que le seuil de surendettement se situe à deux années. Il ne suffit pas d'objecter que l'État ne se gère ni comme une collectivité locale (qui pourtant peut aussi lever l'impôt) ni, a fortiori, comme une entreprise : à ce niveau et quoi qu'on en dise, compte tenu de la persistance des déficits, il est manifestement entré dans une spirale cumulative et infernale dont il doit impérativement se dégager, et vite. La question est de savoir comment.

Il ne s'agit même plus de mettre le budget en équilibre (alors que le déficit représente déjà 18% des dépenses et 22% des recettes), ce qui ne ferait que stabiliser la dette ; il faut dégager des excédents qui permettent de la diminuer. Or les capacités d'agir sont bien réduites.

Augmenter les impôts ? Cela n'est guère possible, en tout cas pas à hauteur des besoins : la TVA, impôt dont le rendement est le meilleur (126 MdE) et qui assure la moitié des recettes fiscales, repose sur un taux normal (19,8%) déjà parmi les plus élevés d'Europe (à la différence de l'Allemagne) ; quant à l'impôt sur le revenu (55 MdE) et à l'impôt sur les sociétés (49 MdE), ils ne sont plus à l'échelle du problème. L'opinion publique et les contraintes européennes empêchent d'aller très loin dans cette direction alors que l'aspiration et la tendance sont à la baisse.

Privatiser à grande échelle ? C'est inévitable, tout en sachant qu'il ne faut pas en attendre des miracles. Estimer la valeur patrimoniale des entreprise publiques n'est pas chose aisée mais admettons qu'elles vaillent globalement entre 300 et 400 MdE. Seraient théoriquement cessibles dans des délais raisonnables les quelque 120 MdE de participations cotées (dont 49 MdE pour les 85% détenus dans EDF, 22 MdE pour les 83% de GDF et 21 MdE pour les 35% de France-Télécom), et à condition de le faire progressivement pour ne pas brader le patrimoine ; mais dans quel contexte politique et social ?

Quant aux autres entreprises publiques dont la privatisation n'a pas été mise à l'ordre du jour (SNCF, La Poste, les ports autonomes, France-Télévision, etc.), la perspective est bien aléatoire quand on sait les difficultés de la plupart, et politiquement non assurée. En outre ce fusil ne tire qu'un coup ; si les causes du déficit n'ont pas été traitées, on se retrouve au point de départ.

Reste à réduire de façon drastique les dépenses, c'est à dire les effectifs de fonctionnaires, tout en sachant que l'effet financier sera long à se produire, ainsi que les interventions de l'État, tant en faveur des collectivités locales qu'en matière économique et sociale : nous avons pris le chemin inverse, par exemple avec les multiples compensations dont la décentralisation a été assortie sous la protection d'une garantie désormais constitutionnalisée. Sans négliger les autres moyens, c'est pourtant la seule façon pérenne de parvenir à l'objectif et de s'y maintenir. Elle exige une révolution dans l'organisation et le fonctionnement de l'État.

L'Allemagne a été épinglée comme la France ; mais à la différence de la France, son gouvernement a pris conscience du danger et en fait prendre conscience à toute la population : ce fut le principal thème de la campagne électorale. Il en a résulté un programme de réduction du déficit et d'assainissement des finances de l'État qui est sans commune mesure avec ce que nous pouvons imaginer ; plus une grande coalition pour le mettre en œuvre !

Pendant ce temps, la France continue de foncer vers le "mur de la dette", au risque de ne plus pouvoir le franchir sans crise majeure. Comparaison n'est pas raison ; mais rappelons-nous que la chute de la royauté a commencé par une impasse financière dont Louis XVI n'a pas su ni pu faire sortir l'État.

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