L'Europe serait-elle toujours en retard sur l'Amérique ? L'affaire Parmalat sonne comme le " remake " du film Enron déjà vu (1), avec les interrogations inévitables qu'induit le retard : les Européens n'auraient-ils rien appris et resteront-ils toujours à la remorque de ce qui se passe ou se fait outre-Atlantique ? Question d'autant plus pressante que certaines banques italiennes qui avaient récemment placé des obligations Parmalat auprès de leurs clients viennent de décider de les leur rembourser, avouant implicitement une complicité dans le forfait.

Donc haro sur le baudet !

Est-ce si simple ? Évidemment non. Dans le désordre de l'actualité, et alors que l'information exacte et précise fait encore largement défaut, on peut néanmoins tenter de rappeler quelques lignes directrices du jugement que chacun peut exercer.

1/ Les banques ont-elles vu le coup venir et se sont-elles défaussées sur les épargnants ?

Oui et non.

Oui sans doute, en ce sens que leurs responsables des crédits savent en principe lire les bilans, et interpréter les opérations que lancent les dirigeants d'entreprises : c'est du moins ce que l'on attend de professionnels. De ce point de vue, les banques de Parmalat n'ont pas pu ne pas se poser des questions sur l'origine de ce besoin insatiable de trésorerie qui démentait les comptes publiés. Et dès lors qu'elles s'en posent sans trouver les réponses, donc face à un client opaque, il est normal qu'elles réduisent leurs concours et récupèrent des fonds qui, faut-il le rappeler, ne leur appartiennent pas.

C'est une vérité trop souvent oubliée, notamment du côté des politiques ou des chefs d'entreprise, mais à laquelle nul ne peut échapper : les banquiers ne sont pas là pour prendre des risques financiers à la place des entrepreneurs, c'est-à-dire pour se substituer à un capitalisme défaillant. Ils ne peuvent prêter qu'avec une certitude, non pas raisonnable mais élevée, d'être remboursés sans avoir à s'immiscer dans la gestion de leur client ni à se substituer à lui. Sinon, ils deviennent eux-mêmes actionnaires, c'est-à-dire responsables de l'entreprise ; ce qui est tout à fait possible mais relève d'un tout autre exercice et engage d'autres fonds. L'oublier conduit à faire ce qu'a fait le Crédit Lyonnais dans les années 80...

Oui également si les banquiers ont joué double jeu vis-à-vis de leurs clients, notamment au cours des derniers mois, s'ils leur ont forcé la main pour placer les dernières émissions de la société alors que par ailleurs ils cherchaient à s'en retirer : tout dépend de la façon dont ce placement a été organisé. Mais il faut ici rappeler que, dans leur organisation interne, les banques sont contraintes par la réglementation actuelle d'ériger des " murailles de Chine " entre leurs services afin que les intérêts des uns n'influencent pas le comportement des autres et que, par exemple, les opérateurs de la banque d'affaires ne fassent prévaloir leur point de vue sur le réseau, ou inversement. On en voit les limites : c'est pourquoi la réponse ne peut pas être aussi tranchée.

Non peut-être, en ce sens que la décision de recourir au marché obligataire plutôt qu'aux emprunts bancaires est d'abord une décision du chef d'entreprise. Depuis dix à quinze ans, ne faisant encore une fois fait qu'imiter le modèle américain, beaucoup d'entre eux ont en effet cherché à échapper à la tutelle des banques qu'ils trouvaient, et trouvent encore, trop pesante, accusées qu'elles sont de leur demander toujours plus d'informations sur leur exploitation et sur leurs comptes, de se protéger toujours davantage autant par des garanties que par des conditions dont les prêts sont assortis (ce que l'on appelle des covenants) et dont la violation entraîne le remboursement anticipé, de ne pas prendre de risque ou de ne pas leur faire confiance, etc. Comme parallèlement l'accès aux marchés financiers s'est dégagé grâce à leur modernisation et à la diffusion dans le grand public de techniques et d'instruments autrefois réservés aux professionnels, les émetteurs se sont précipités dans la brèche et ont émis à tout va, qui des actions, qui des obligations, trouvant toujours un intermédiaire plus ou moins complaisant pour les conseiller et les y aider. Le premier responsable de la spoliation des épargnants restera toujours celui qui a décidé de leur demander de l'argent tout en les trompant, et sur la santé de son entreprise, et sur la destination de ces fonds, c'est-à-dire le dirigeant de l'entreprise qui a ensuite fait faillite.

Franchissons un pas de plus dans la réflexion.

2/ Les professionnels auraient-ils dû empêcher les dirigeants de Parmalat d'agir comme ils l'ont fait et, en cas d'insuccès, mettre en garde le public ?

Grave question. Il est clair que des professionnels sont mieux en mesure que le public de déceler ce qui ne va pas et d'apprécier un risque industriel ou financier. Mais, en disant cela, a-t-on fait avancer les choses ? Non, car la réflexion tourne vite en rond. Le pire n'étant pas toujours sûr, quel est le moindre risque à prendre : laisser faire, malgré les doutes, et voir quand même l'entreprise chuter, ou bien dénigrer et saper la confiance en une entreprise qui va ainsi chuter alors qu'elle aurait peut-être pu poursuivre sa route et se redresser ? La réponse va de soi : on laisse sa chance à l'avenir.

En réalité, le point critique ne se situe pas là, mais dans le comportement de chefs d'entreprise qui deviennent littéralement "fous" : l'argent leur tourne la tête !

À la base de l'affaire Parmalat, on trouve une énorme fraude qui a précisément été montée pour ne pas être décelée facilement (sinon ce n'est pas une fraude mais une bêtise ; et on a rarement affaire à des imbéciles à ce niveau). Qu'il ait fallu des complices, au premier rang desquels on trouve les commissaires aux comptes (non seulement le cabinet Grant Thornton mais aussi Deloitte qui a accepté d'en prendre une suite incomplète) est indéniable ; qu'il y ait eu des indices de comportements douteux (notamment la multitude de structures intermédiaires implantées dans des paradis fiscaux et autres pays exotiques connus pour leur complaisance) ne l'est pas moins ; que les différentes autorités externes qui ont eu à se pencher sur les comptes de Parmalat (principalement l'agence de notation Standard & Poors sans qui la société ne pouvait émettre ni placer des titres sur les marchés, et la Consob, équivalent italien de la COB, puisque le titre Parmalat était coté) aient manqué de vigilance en ne posant pas les questions adéquates alors qu'elles disposent d'un large pouvoir d'investigation et d'analystes compétents, c'est très probable.

Mais autant il est possible de déceler une erreur, précisément parce qu'elle ne met pas en cause la bonne foi de celui qui la commet, autant il est difficile de déceler une fraude : le coupable s'efforce en général de la masquer et de fabriquer des apparences trompeuses ou de brouiller les pistes. C'est pourquoi une fraude relève moins des contrôles classiques que de la justice avec ses moyens d'enquête et ses pouvoirs d'investigation. Or tout le monde sait que c'est là que le bât blesse : entre l'ambivalence des faits qui ne sont jamais blancs ou noirs, le non-dit des intentions qui demeurent toujours occultes et peuvent s'interpréter diversement, la modestie des moyens dont disposent les magistrats, leur retard sur l'innovation financière et comptable, les délais interminables des instructions, les conflits de juridiction qui naissent de frontières que la finance peut ignorer, et le doute qui profite à l'accusé, les fraudeurs ont plusieurs longueurs d'avance et une bonne garantie d'impunité.

3/ Pouvoir et morale vont de pair.

On en revient donc à la conclusion de mon article sur Enron (1) : le principal problème est celui du comportement, de la manière d'être, de la moralité et de la sagesse pour dire les choses clairement, des dirigeants dans un univers où l'argent est devenu roi à un niveau qui n'avait jamais été atteint, notamment par son ampleur et par la rapidité avec laquelle il peut être amassé. Or la morale (qui n'est pas à confondre avec son cache-sexe dénommé " éthique " pour habiller joliment le décor, c'est-à-dire pour servir de leurre aux gogos) ne s'apprend pas dans les écoles de commerce ; bien au contraire serais-je tenté de dire, puisque y domine le principe d'efficacité et que la réussite prime sur toute autre considération.

Je ne conteste pas pour autant le bien-fondé des garde-fous que l'on s'efforce d'instituer un peu partout (amélioration de la composition et du fonctionnement des conseils d'administration, élévation des exigences de transparence en matière comptable et financière, renforcement des pouvoirs des commissaires aux comptes, etc.). On peut, et on doit, continuer d'améliorer les choses, notamment en faisant davantage la chasse aux paradis fiscaux et en accélérant les procédures (à cet égard, le gouvernement italien a "fait très fort").

Mais ces mécanismes ne doivent pas faire illusion : leur efficacité ne vaut néanmoins que si on les met en œuvre de bonne foi et dans un contexte de comportement "normal". En pratique ils ont deux mérites : d'une part ils aident précisément à discriminer entre la bonne et la mauvaise foi ; d'autre part ils compliquent la tâche des fraudeurs. Mais pas plus !

En revanche, ils n'empêcheront jamais les tricheurs de tricher ni l'appétit de pouvoir et d'argent de chercher et trouver sa pâture. D'une certaine façon même, la focalisation de l'attention sur leur institution procure une sécurité trompeuse : j'en trouve l'illustration à la fois symptomatique et inquiétante dans cette nouvelle mode, en qui nombre d'esprits bien pensants voient le remède-miracle, et qui se traduit par la promotion de la fonction de " compliance " (en français, contrôle de conformité) dans les entreprises. Celle-ci consiste pour l'essentiel à s'assurer, non pas que ce l'on agit de façon droite, honnête et sincère, mais que l'on a bien respecté les procédures, les cadres juridiques ou les contrôles externes auxquels on est soumis, c'est-à-dire qu'on est parfaitement régulier en la forme, quels que soient l'objet et la substance de ce que l'on fait : appliquée de façon cynique dans ces limites ultimes, cette fonction permet ni plus ni moins d'organiser l'hypocrisie et de détourner ensuite les responsabilités sur les autres, c'est-à-dire sur ceux qui n'auront rien vu, les auditeurs, les autorités de tutelle, etc.

Encore une fois, le pouvoir ne va pas sans morale ni sans responsabilité personnelle. Qui a davantage de pouvoir sur une entreprise que son fondateur ? Mais qui est moins sujet à être critiqué que celui qui a réussi ? Telle était bien " l'avantage concurrentiel " décisif dont bénéficiait M. Tanzi, fondateur de Parmalat, que personne n'a été en mesure de contrecarrer jusqu'à ce qu'il chute.

C'est pourquoi, tous comptes faits, la réponse des autorités américaines aux récents scandales financiers n'est pas dénuée bon sens : elles ne se contentent pas d'instituer des règles et des procédures, souvent trop formelles d'ailleurs, dans un univers entrepreneurial qui n'en comportait sans doute pas assez, en tout cas moins qu'en Europe ; elles poursuivent et sanctionnent, à titre personnel, avec rapidité et sévérité, les dirigeants qui en sont coupables. Moins pour apaiser l'émotion et fournir une pâture au public que parce que ceux-ci ont trahi la confiance qui constitue le fondement primordial de la vie économique dans un univers libéral : c'est peut-être cela qui nous manque ici.

(1) Cf. " De Enron à Worldcom : la débâcle de la confiance " (I et II), Liberté politique, n° 21, hiver 2003 et n° 22, printemps 2003.

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