Le coup d'envoi de la nouvelle politique familiale doit être donné à l'occasion de la prochaine conférence de la famille, prévue le 29 avril prochain. La prestation unique d'accueil du jeune enfant semble devoir en constituer le pivot.

Elle doit concrétiser une promesse du candidat Jacques Chirac et de ce point de vue, c'est une bonne nouvelle. S'agit-il pour autant d'un avant goût de la grande politique familiale dont la nécessité est périodiquement réaffirmée ? Il ne le semble pas, de telle sorte que nous nous trouvons une nouvelle fois face à une situation de "verre à moitié vide, verre à moitié plein".

Certes, nous ne pouvons que nous féliciter d'abord que la famille ne soit plus montrée du doigt comme une institution dépassée et dont il faudrait le plus possible réduire l'autonomie et la responsabilité faute de pouvoir s'en passer, ensuite que le principe de la liberté de choix soit clairement affiché, enfin que le souci de simplifier la complexité du système actuel de prestations soit réaffirmé. Ces appréciations encourageantes, que certains trouveront optimistes, sont renforcées par l'impression réellement positive que laisse le ministre délégué à la Famille, Christian Jacob lui-même, lorsqu'on a l'occasion de le rencontrer, comme ce fût récemment notre cas au cours d'une réunion publique. À l'évidence le ministre est de bonne volonté et a une réelle conviction en faveur de la famille ; en particulier, il ne paraît pas (encore ?) impressionné par les diktats du politiquement correct et n'a pas recours à la langue de bois.

Cependant, parce que la réflexion et l'étude des réalités économico-sociales doivent avant tout être envisagées comme une contribution au progrès, parce que le travail d'expertise n'a pas pour objet d'encenser le prince mais plutôt de le servir en lui indiquant les possibilités de mieux faire, ce sont les insuffisances et les déceptions qu'il convient de souligner. Et de ce point de vue, nous sommes en situation de dire que l'analyse rapide des mesures de politique familiale annoncées montre qu'une nouvelle occasion manquée se profile à brève échéance.

Au cours de la rencontre dont nous avons fait mention, nous avons pu attirer l'attention du ministre sur trois points essentiels. Les rappeler ici permettra de souligner les insuffisances du projet du gouvernement ; l'évocation de ses réponses (ou absence de réponse) permettra d'apprécier l'importance du chemin restant à parcourir.

En premier lieu, quelle est la portée du libre choix annoncé ? Dans sa présentation, monsieur Jacob insiste sur l'alternative entre la poursuite d'une activité professionnelle ou la cessation de celle-ci. Dans le premier cas, il s'agit de permettre réellement le choix du mode de garde, dans le second d'obtenir une compensation de salaire. Tout cela est fort bien et va sans doute dans le bon sens. Pourtant, une grave lacune doit être comblée avant qu'il soit possible de parler de véritable liberté. Et cette lacune révèle une confusion qui risque d'être préjudiciable même du point de vue de l'objectif démographique affiché. En considérant plus en détail la mesure annoncée, on s'aperçoit en effet que la liberté de choix est limitée à ceux qui ont une activité professionnelle : ils peuvent la poursuivre ou la suspendre. Mais rien n'est prévu pour celles qui feraient le choix d'avoir leurs enfants avant de commencer une telle activité... Pourtant, sous l'angle strict de la natalité, le fait d'avoir ses enfants plus tôt est positif. Aujourd'hui, telle qu'est conçue la politique prestataire, l'incitation va plutôt dans le sens de repousser l'âge de la maternité. C'est le contraire qu'il faudrait faire.

Seuils. Ensuite, s'il est important d'avoir aussi en tête, s'agissant de politique familiale, les seuils comme celui qu'il faut respecter pour assurer le remplacement des générations, un peu plus de deux enfants par femme en l'occurrence, il ne s'agit que de moyenne. Or il faudrait prendre toute la mesure du fait que si 25% des femmes n'ont pas d'enfant et si 15% n'en ont qu'un, constat résultant d'ailleurs d'une heureuse liberté de choix, le remplacement des générations ne sera assuré que si les 60% restant ont en moyenne 3,2 enfants, ce qui implique évidemment que les familles de quatre enfants ou plus ne disparaissent pas comme c'est actuellement le cas...

Dans cette optique, il serait donc nécessaire d'accorder une attention toute particulière à l'existence de familles nombreuses, sans doute minoritaires mais dont la présence est cependant déterminante. Une fois de plus, une analyse précise de la réalité démographique confirme qu'il est urgent de prévoir des mesures spécifiques en direction de ces familles ; il suffit, pour s'en convaincre, de considérer les faits : " Entre les générations 1940 et 1950, la descendance finale a diminué essentiellement en raison de la forte raréfaction des familles nombreuses (4 enfants ou plus) ; celle-ci s'opère principalement en faveur des familles de 2 enfants (d'une femme sur trois à deux sur cinq) [...]. Entre les générations 1950 et 1960, la stabilisation de la descendance finale [...] coïncide avec la fin de deux tendances longues : les familles nombreuses cessent de se raréfier [...] et la concentration sur la dimension deux semble achevée [...]. Quant à la baisse ultérieure de la descendance, elle semble trouver son origine uniquement dans les dimensions extrêmes : la part des familles nombreuses serait à nouveau en baisse, tandis que l'infécondité, qui caractérisait environ 10% des femmes depuis la génération 1935, pourrait s'élever à 13% dans la génération 1968 " (1) .

Or ces faits ne traduisent même pas une volonté durablement inscrite dans les mentalités : on relève en effet un décalage, désormais récurrent depuis la fin des années soixante, entre la taille idéale de la famille telle qu'elle est mentionnée par les couples interrogés à ce sujet et la fécondité telle qu'elle est mesurée par l'indicateur conjoncturel de fécondité. Même si des effets de calendrier peuvent exister, la rupture est nette à partir du début des années soixante-dix. Selon la réponse faite par monsieur Jacob lorsqu'on souligne cette réalité, il est prévu de faire quelque chose en direction précisément de ceux qui choisissent d'avoir une famille nombreuse, avec toutes les difficultés matérielles résultant de ce choix ; ce serait une affaire de temps. Le seul problème est que la montée en puissance promise est toujours repoussée comme le confirme l'étude des nouvelles mesures annoncées.

Incohérence. Cette remarque débouche sur le troisième point à relever sous forme d'inquiétude. Non seulement l'activité domestique, c'est-à-dire toute la richesse produite par les parents qui ont et éduquent un ou plusieurs enfants, ne semble pas sur le point d'être reconnue mais en plus la menace pèse sur la prise en compte de cette contribution à plus de prospérité lorsqu'il s'agit de traiter la question des retraites. Nous voyons là la marque d'une incohérence, du point de vue démographique, économique et social.

C'est évidemment à ce propos que nos réserves sont les plus fortes : le gouvernement actuel, comme ceux qui l'ont précédé, commet une faute grave, celle de prétendre traiter de la famille en cherchant des solutions techniques à une question qui relève de la politique. Les conséquences de l'absence de véritable projet de société, ce qui devrait pourtant être à la base de toute action politique, sont perceptibles à travers la variété des mesures prises, et parfois le manque de cohérence entre l'une ou l'autre. C'est déjà le cas aujourd'hui avec l'Allocation Parentale d'Education, ni " salaire maternel " dans la mesure où le droit n'est ouvert que sous condition d'avoir travaillé préalablement, ni prestation " pure " en contrepartie du retrait d'activité puisqu'elle peut être perçue par des personnes ayant déjà cessé leur activité. Malheureusement, nous ne pouvons attendre de résultats significatifs tant qu'il n'y aura pas de volonté de définir un modèle. Or manifestement, partout en Europe aujourd'hui, " c'est moins la défense de l'institution familiale qui est visée que celle des individus dans les familles " (2). S'agissant d'action en faveur de la famille, il faudrait pourtant que la collectivité instaure un peu plus de justice -- ne serait-ce qu'en rémunérant correctement la reproduction et la formation du capital humain -- vis à vis de ceux qui veulent et ont des enfants. Lorsque nous apprenons, de la bouche du ministre délégué à la Famille lui-même, que la future allocation de libre choix, telle qu'elle est envisagée par le gouvernement, " n'entend pas être un salaire parental " (JO du 4/11/02, n°2874), nous mesurons tout le chemin restant à parcourir pour faire prévaloir un peu plus de réalisme contre les pressions idéologiques.

(1) F. Prioux, "L'évolution démographique récente en France", Population, numéro 4-5 [2002], p. 699-700.

(2) "Des politiques familiales à la politisation de la vie privée en Europe", Informations sociales, N° 102 – 2002, p. 17.

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