[Source: Magistro]
Art contemporain : "En France, c’est l’État qui dirige la création" et cause sa chute
À l’occasion de la sortie de son dernier livre L’imposture de l’art contemporain, Contrepoints a rencontré Aude de Kerros. Aude de Kerros est graveuse, artiste peintre et l’auteur de plusieurs essais sur l’art et la culture. Pierre-Louis Gourdoux a dirigé cet entretien.
Il s’agit de votre troisième livre sur le thème de l’art contemporain. Livre dans lequel vous fournissez une explication précise des mécanismes à la fois culturels, politiques et financiers qui ont engendré un système de création de la valeur inédit ainsi que des applications et utilités qui n’ont plus grand-chose à voir avec ce qui était considéré communément comme de l’art..
Votre livre est le fruit d’une longue analyse. Quel en a été le point de départ ?
En lisant le journal, en 1994, j’apprends qu’une œuvre de Jasper Johns reproduisant le drapeau américain vient d’être vendue pour une somme hors normes. Je n’avais jamais entendu parler de cet artiste américain. J’ai constaté que la somme atteinte par ce petit format de la "bannière étoilée" était cinq fois plus élevée que le prix de vente d’un château de la Renaissance, historique et orné de fresques du Primatice acquis au même moment en France.
Je ne comprenais pas comment un tel événement avait pu se produire si brutalement et je me sentais manipulée de ce fait. En effet, le marché financier et le marché de l’art avaient connu un krach historique trois ans plus tôt, les cotes, tant celles de l’art que de l’AC (1), étaient au plus bas et l’ambiance fort peu spéculative.
Je me posais donc la question : comment se fabrique la valeur d’un produit d’Art contemporain sans valeur intrinsèque et ne répondant pas à des critères esthétiques ?
Comment avez-vous obtenu les informations que vous recherchiez ?
On trouve beaucoup de faits dans la presse. La difficulté consiste à faire des liens entre eux et à comprendre le fonctionnement. Passé l’an 2000, l’accès à de multiples sources sur Internet a permis de comparer l’information disponible et d’avoir un coup d’œil international. Les journaux anglophones sont plus factuels et intéressants à cet égard. Les journaux français favorisent plutôt l’interprétation, ce qui occulte parfois les données. Enfin, Artprice, source majeure depuis sept ans, pratique depuis un an l’information en continu sur le marché de l’art mondial. Ce n’est pas sans calcul… mais grâce à cela beaucoup de choses deviennent de plus en plus compréhensibles.
En France, l’État dirige la création, et l’accès à l’information dans le domaine de l’art est problématique. Depuis vingt ans, des artistes comme Fred Forrest réclament aux autorités publiques de publier les chiffres relatifs aux achats publics d’œuvres contemporaines ainsi que les critères ayant présidé à la commande publique. Fort des règles de droit public, Fred Forest a fait un procès à Beaubourg, en raison de son refus de donner le prix d’achat d’une œuvre entrée dans ses collections ; il a gagné le procès en instance et perdu en appel. Ses juges ont créé une jurisprudence : les achats d’art échappent à l’application du droit qui régit les marchés publics. C’est ainsi que cette jurisprudence a confirmé le droit au secret autour des transactions de l’État sur l’art. De même, le statut du corps des Inspecteurs de la Création, créé par Jack Lang en 1983, est aussi une exception administrative : ces fonctionnaires ne sont pas astreints à fournir arguments, critères et justifications concernant leurs choix artistiques. Ils n’ont aucun compte à rendre de l’argent public qu’ils utilisent au contribuable. Les ressorts et les pratiques de la vie artistique en France demeurent dans l’ombre.
Comment s’est opérée l’éviction des artistes non conceptuels sur la scène française ?
C’est en effet un problème spécifiquement français, lié en grande partie à l’intervention massive de l’État dans le domaine de la création. De 1983 à nos jours, les inspecteurs de la création ont fait le choix d’un seul courant artistique, le conceptualisme, et ont exclu tous les autres pour cause de "non – contemporanéité". Ils appartiennent à un archéo-courant intellectuel très présent dans le fonctionnariat d’art et l’Université française qui croit religieusement au sens déterminé de l’histoire.
Après la chute du marché de l’art en 1990, l’État est devenu l’unique filière de consécration en France. La Direction des Arts Plastiques a pu créer grâce à une politique de subventions, de reconnaissance et de faveurs, un réseau unissant associations, mécènes, collectionneurs, critiques d’art, presse et galeries amies. Ainsi l’intervention massive de l’État et son réseau a tué la concurrence, c’est-à-dire galeries et filières de consécration défendant les artistes non labélisés par la rue de Valois. Le marché n’étant plus florissant comme lors des années 1980, leurs moyens financiers ont décliné et la visibilité des courants non officiels a disparu des médias.
Cette concurrence déloyale de l’État est spécifique à la France. Dans l’international on constate une diversité. Dans la plupart des pays existent, simultanément, le très haut marché international de l’AC conceptuel et des marchés plus enracinés, moins financiarisés aux courants multiples, soutenus par des amateurs plus passionnés que spéculateurs.
C’est un fait : l’effondrement momentané du marché, en 1990, a favorisé l’apparition d’un art officiel rigoureux en France. Sa légitimité, qu’il est interdit de contester sous peine de passer pour un fasciste, vient de la théorisation ce cet art présenté non seulement comme seul "contemporain", mais aussi comme seul moralement acceptable.
Le discours officiel est élaboré et enseigné par le clergé universitaire. Les facultés qui forment à la Licence d’Art plastique et les Écoles des Beaux-Arts sont les lieux privilégiés de son apprentissage, couronné par des diplômes. L’enseignement de la doxa est au centre de la formation artistique. Qui plus est, artistes, inspecteurs, médiateurs, journalistes, critiques, curateurs et commissaires suivent pour ainsi dire la même formation. Ils forment un milieu homogène, fermé, soudé par une doctrine.
Que l’État n’achète plus les œuvres non conceptuelles, c’est une chose, mais pourquoi les artistes non officiels n’ont-ils pu continuer à vivre des achats et dons privés ?
Acteur dominant dans le domaine de la création, l’État a formé un réseau unique de consécration. Il a satellisé mécènes, médias, galeries, collectionneurs de son choix et formé, de fait, une entente et un trust.
Au bout de 33 ans de ce système, même dans les campagnes les plus reculées de France, tous les lieux de visibilité et de légitimité du prestigieux patrimoine ont été progressivement réservés aux officiels. Les artistes autonomes n’y ont plus accès alors même que les galeries privées connaissent une grande crise. Quant aux journalistes des grands médias, dont l’intervention est absolument nécessaire pour acquérir une notoriété, il n’est plus question pour eux d’aller à la découverte. Sollicités par leurs journaux qui dépendent de leurs annonceurs, choyés par le Ministère de la Culture et de la Communication, ils s’alignent sur le jugement des inspecteurs. Un journaliste ne se déplace plus sans jeter un coup d’œil préalable sur le carton d’invitation. Il vérifie la présence des logos de rigueur : celui du Ministère, ceux des grands groupes mécènes et l’indéfectible patronage d’un grand média prescripteur. Selon leur accumulation prestigieuse, il peut anticiper la qualité du champagne et le prestige des invités qu’il aura ainsi l’occasion de rencontrer !
En 1993, les galeries de peinture les plus prestigieuses de Paris, qui faisaient référence dans l’International, ont été exclues de la FIAC avec l’accord des institutions. C’est ainsi que les filaires de consécration alternatives de reconnaissance, de légitimation ont disparu. Depuis le marché privé de l’art en France n’a cessé de s’affaiblir.
Comment s’est traduite l’action des inspecteurs ?
En 1983, quand Jack Lang crée les "inspecteurs de la création", il les coopte hors du circuit de la fonction publique et du corps fort savant des conservateurs, jugé incompétent pour juger de l’AC. On cite toujours comme exemple, l’après-midi "historique" pendant lequel ont été nommés 23 très jeunes fans de l’AC pour diriger les 23 FRACs tout juste créés. Ils se virent confier la responsabilité de dire ce qui est de l’art et ne l’est pas, sans débat ni contradiction ni justification de leur part. Leur statut fut précisé par décret en 1993. Un concours fut prévu. Quoi qu’il en soit depuis plus de trois décennies, ils sont choisis selon un profil idéologique très homogène. Leurs carrières se déroulent dès lors sur quatre décennies… On imagine combien un tel système peut devenir stérilisant pour la création d’un pays tant il est défendu par le secret, l’entre-soi et l’arbitraire institutionnalisés.
Nous savons aujourd’hui que ces inspecteurs ont dépensé chaque année plus de la moitié (60% environ), du budget attribué aux achats d’œuvres à des artistes vivants, dans les galeries new-yorkaises.
Ainsi ils ont contribué à couler la place de Paris en faveur de celle de New York. Ils ont offert sans contrepartie la légitimité et l’aura française, l’inaliénabilité des collections françaises de Beaubourg, des FRACS et du CNAC qui n’est pas d’usage en Amérique.
Malgré le travail acharné des inspecteurs et leurs subventions le résultat est là : depuis plus de trois décennies les artistes vivant et travaillant en France, officiels ou non, ne sont pas apparus sur la scène internationale, n’ont pas été consacrés par le haut marché de New York.
Pourquoi favoriser les artistes étrangers ? Quel pouvait être le bénéfice politique de cette décision ?
L’Amérique a bien reçu et bien traité les jeunes et fringants inspecteurs. Ils y ont pris goût à New York et se sont laissés convaincre que "Paris is has been".
On peut remarquer au passage l’asymétrie des relations artistiques entre la France et l’Amérique. Elle est d’ailleurs calculée et faite pour que les "missi dominici" de la rue de Valois se déplacent et achètent à New York. En effet, les collectionneurs américains, depuis les années 1960, ne viennent plus à Paris acquérir de l’art et aucune galerie newyorkaise importante n’a de succursale à Paris.
Il faudra attendre 2009 et un changement de stratégie du haut marché de l’AC pour qu’elles s’installent à Paris. À partir de cette date, la capitale française est considérée comme un "show case" des œuvres en cours de cotation. Les grands collectionneurs instrumentalisent le grand patrimoine français à cet effet
Pourquoi cette politique a-t-elle perduré, malgré les changements de ministre et de majorité ?
Il s’est créé au sein du Ministère de la culture une sorte "d’État profond". Les majorités changent, les ministres passent, la continuité des carrières administratives demeure. Il est admis rue de Valois que les ministres aient une marge de manœuvre réduite, en particulier dans le domaine de la création contemporaine. Les mots d’ordre de l’Élysée ont peu de poids. C’est ainsi.
Pendant un siècle, de 1880 à 1983, de Jules Ferry à Jack Lang, l’État s’est volontairement retiré de toute gouvernance de l’art. La France a connu alors un immense rayonnement parce que tous les courants de l’art y étaient présents et se côtoyaient librement. Après 1983, en l’espace de quelques mois, la légitimité et la référence artistique est devenue une affaire d’État. Très rapidement la France a perdu son rayonnement international. La première génération d’inspecteurs de l’art a aujourd’hui plus de trente années de service et tant de secrets à garder !
Depuis peu cependant, leur pouvoir s’effrite. En effet, les budgets se réduisent, les charges augmentent, le nombre d’artistes officiels croît de jour en jour. Ce sont deux générations d’artistes qu’il faut porter à bout de bras jusqu’à la tombe ! Ils réclament la rétribution de leur travail d’utilité sociale, leur fonction de transgression institutionnelle et bienfaitrice, et surtout leur capacité à créer de l’activité économique !
Pour résoudre cette insupportable pression, les inspecteurs se tournent vers l’argent privé du mécénat. Les mécènes français ont l’avantage d’être respectueux et soumis devant l’inspecteur mais leurs moyens sont modestes. Pinaud et Arnaud quant à eux imposent leurs conditions et les convoquent. Enfin, ils sont pleins de déférence vis-à-vis des collectionneurs globalisés. Ceux-ci veulent le Louvre, Versailles, le grand patrimoine, imposent concepts, caprices et agences de communication. Voilà donc nos inspecteurs transformés en hôtesses d’accueil. Ils courent dérouler le tapis rouge à Roissy, les décorent de la Légion d’honneur sous les lambris de la République, avec presse, champagne et petits fours.
Ils ne sont plus les seuls décisionnaires de ce qui est de l’art ou ne l’est pas… même les artistes officiels souffrent, sans évoquer des artistes hors système, soit 90% d’entre eux ! Le doute s’insinue. Pour la première fois en 2015, lors de la FIAC, la presse s’est faite moins élogieuse que d’habitude. Les titres tournaient autour d’une seule question : "mais où sont les artistes français ? La grande presse ne peut plus faire semblant d’ignorer le malaise de ses lecteurs. On ne la lirait plus.
Depuis que vous avez commencé, avec d’autres, à dénoncer les pratiques publiques et le "financial art", avez-vous perçu une évolution ?
Nous avons commencé il y a plus de vingt ans par un samizdat de photocopies, informel, entre amis. Nous partagions ainsi nos réflexions et observations. À partir de 2004 environ, l’appli Photoshop sur Internet a amené les plasticiens à beaucoup utiliser Internet et notre travail d’histoire et de décryptage du mystérieux système français a pu ainsi beaucoup circuler sur Internet. Comprendre la très complexe et subtile aliénation subie tout particulièrement par les artistes a été, pour beaucoup, une libération intérieure.
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