À propos de la trilogie de Jean-Philippe Domecq, Artiste sans art ? Misère de l'art et Une nouvelle introduction à l'art du XXe siècle. Il y a dix-sept ans, il n'y avait pas d'outils pour la navigation dans le champ de l'art naissant, affublé de l'étiquette contemporain .

Ce qui s'offrait semblait réservé à ceux qui avaient leurs entrées au musée, chasse bien gardée, et pour les autres, il leur restait de regarder sans comprendre — il y avait les cartels ! — et d'obéir.  

Piètres restes pour un voyage sans horizon ! En 1991 ceci a changé brutalement comme un coup de tonnerre dans un ciel serein avec les dossiers de la revue Esprit : les cartels ont été retournés, jugement sans appel sur l'époque. Les essais de Domecq Artistes sans Art ? (Esprit, 1994) et Misère de l'Art (Calmann-Lévy, 1999) ont confirmé et développé l'analyse. Le visage hideux de la bêtise et de l'asservissement des esprits — ce que Domecq nomme aussi l'aveuglement volontaire, cette passion de la servitude — s'est soudain présenté à nous : comment avions-nous pu en arriver là ?

Etait-ce inéluctable ? nous demandait-il (on se sentait moins seuls) car enfin une époque où furent imposées des œuvres qui sollicitent si peu de nos facultés psychiques – œuvres si oppressives autrement dit – est une époque terrible pour la culture . La mise au pas des artistes serait-elle aussi dans le camp de l'Occident après la chute du mur? Elle l'est, n'en déplaise aux gens du Monde : dès les années 90, Domecq renvoie dos à dos Warhol et le réalisme socialiste de l'Union soviétique.
Le culte du nouveau
À partir de ce moment la navigation reprend mais autrement car il donne le premier outil : le culte de la rupture et celui du nouveau comme principe. Comme il s'agit bien d'un culte, il faut faire allégeance. Ne parle-t-on pas de grand-messes à son sujet ? Ne voit-on pas comme ce culte s'installe à son aise — tradition du nouveau oblige — dans les musées et espaces de prestige, et comme on l'impose à marche forcée un peu partout dans le monde ? Car c'est dans l'air du temps de confondre le nouveau, le contemporain, le mondial et le global, le grand marché libéral. Nous voilà tous sommés (sonnés) d'en faire partie, de consommer toujours plus puisqu'il n'y en a pas d'autre.
Vous croyez être libre, vous ne l'êtes pas à l'heure de la liberté sans choix nous dit-il. Et les artistes, comme le public, doivent se plier aux injonctions de la Modernité et si vous voulez en être, obéissez aux mots d'ordre du kit de la pensée - désormais , transgressez les limites et les frontières morales, choquez, soyez démesurés et surtout dénoncez d'un côté ce que vous faites de l'autre ! Domecq dresse le portrait de l'artiste contemporain en escroc. Et l'intellectuel de gauche ? Il n'est pas épargné dans ce qu'il nomme la comédie.
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Deuxième outil : cette obsession d'en être mène à la fabrication d'une illusion (la comédie oui, le réel non), l'art serait entouré d'ennemis comme au temps des impressionnistes : les réactionnaires, affreux passéistes, les fascistes de retour, etc. Vite, le milieu des intellectuels parisiens bien pensants doit construire une citadelle de mots pour le mettre à l'abri contre le danger de la lepénisation des esprits.
C'est dans les revues spécialisées mais aussi à la une du Monde. Comment ne pas être terrifiés ? Ainsi la bulle est en place et la peur aussi (peur de quoi ?). Domecq développe et il s'interroge sur l'impossible débat , décrivant les moyens sophistiqués et brutaux pour l'interdire. C'est que l'illusion n'aurait pas tenu si longtemps – un demi-siècle – sans sophistication et sans opacité sur l'argent et ses réseaux de pouvoirs, et puis bien sûr sans la glose.
Parenthèse : aujourd'hui le temps est mauvais pour les réseaux mais l'Etat est là. Quant à ceux qui s'inquiètent quand même de la tournure des événements, dire une chose et son contraire est devenu com-mode. C'est mode puisque neuf, c'est de la com' au sens le plus courant quand il s'agit de vendre ou de ne pas perdre la face. Alors rien n'est perdu ! Facile...c'est le triomphe des cyniques, celui des affaires et la défaite des autres laissés à leur ressentiment ou à leur passéisme .
Troisième outil : l'histoire de l'art du XXe siècle est donc à revoir, à reconsidérer complètement. Si Une nouvelle introduction à l'art du XXe siècle (Flammarion, 2004) pose cette exigence, une fois l'idéologie du feu art contemporain éventée, elle nous conduit au bord d'un grand désarroi car quels en seront les critères ? Quels réseaux les imposeront ? Y aura-t-il plus de transparence et aussi plus de fluidité ? Le goût de la diversité reviendra-t-il sur la scène de l'art mais surtout le goût de juger les œuvres peut-il renaître aussi (et donc de la qualité) ?
2009 : la société du spectacle
Seulement voilà : on ne voit l'avenir qu'à condition d'avoir bien vu pourquoi... (d'avoir) l'esprit libéré des croyances qu'a fini pas accumuler un ordre intellectuel qui se prolonge aveuglément. Il ignore sa fin et domine encore partout.
Et l'art, lui, libre, insoumis, est de trop, me dis-je à moi-même, et je comprends pourquoi le divertissement suffit, et pourquoi l'homo festivus est l'ami du cynique. Oui, les années s'écoulent et le spectacle de la confusion du grand Art et du baz' art, organisé à un rythme accéléré sur toute la planète est en effet fascinant.
La société du spectacle nous l'offre. C'est celui de son auto-destruction, celui de la guerre de tous contre tous, celui des désirs fouettés sur chemin de la ruine. Dernière étape de la navigation ? Nous ne le voulons pas, n'est-ce pas ? Et nos enfants, les enfants de nos enfants? Alors que faisons-nous ? Quel est notre parti ? Après l'effondrement, préparer la relève.

 

*Marie Sallantin est peintre, auteur de L'Art en questions (Le Linteau, 1999) et d'articles dans les revues Esprit et Ligeia. 

 

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