Source [Pierre de Lauzun pour Geopragma] Le motif de la question nous est donné par la sensible inflexion du régime sous Xi Jinping. Le cadre théorique du régime reste stable, mais il y a une considérable inflexion par rapport à Deng Xiaoping, et même Jiang Zemin et Hu Jintao, qui se situent entre les deux.
C’est notamment un durcissement : le culte de la personnalité revient, la répression de la société civile est systématique, et plus particulièrement celle des religions. L’exigence nouvelle à leur égard est qu’elles servent de relais au parti, en en intériorisant l’idéologie et les priorités. La lutte est méthodique contre tout ce qui ressemble à des réseaux un tant soit peu significatifs (en termes de taille, ou de dissémination régionale), s’ils viennent de la base et non du parti. L’opacité de la relation au passé est encore plus grande, notamment par rapport à l’époque maoïste ou plus récente. Sans parler évidemment du recours massif à la technologie pour assurer le contrôle (reconnaissance faciale, et système de notation sociale personnelle).
Malgré la rhétorique déployée, le retour au maoïsme reste assez partiel. En revanche, la déviation est importante par rapport au régime Deng, et à ses successeurs, non dans l’appareillage, mais dans la pratique, considérablement moins pragmatique. On en garde certes la base économique dans son principe, mais on renforce massivement l’appareil d’Etat, et sans corriger sa faiblesse : la non-rentabilité et le recours massif à l’endettement. De plus, il y a désormais un contrôle rigide de tout ce qui bouge, ce qui diminue considérablement la capacité d’écoute du système telle qu’elle pouvait exister du temps de Deng et de ses successeurs, et qui en faisait la force. Cela fait disparaître la plupart des soupapes pour les mécontentements, ainsi que le début de construction timide d’une ‘société civile’, notamment associative, d’où un risque important de perte d’efficacité, même dans des domaines non politiques. On en a eu un exemple spectaculaire avec le démarrage raté de la lutte contre le coronavirus. Il y a donc de considérables vulnérabilités à la base. Inversement, dans ce même cas la maîtrise ultérieure de la contagion est mise en avant par le régime comme preuve de sa supériorité sur les pays occidentaux, ce qui pour fonctionner, supposera bien sûr que les annonces soient confirmées.
Mais, par-là, le régime s’éloigne de la possibilité de ce qui pourrait être une synthèse politique, analogue à celle qui a fait le succès et la longévité du régime impérial (21 siècles, un record mondial). A l’époque, la deuxième dynastie, les Han, avaient brillamment combiné deux facteurs en les adaptant. L’un est le système de puissance, parfaitement totalitaire, monté par ces gens cyniques mais froidement réalistes qu’on appelle les ‘légistes’, comme Han Fei, et qui a été la base de l’unification du pays par Qin Shi Huangdi et la première dynastie. La seconde est le confucianisme, doctrine de référence humaniste, fondée sur la bienveillance, des mœurs éduquées, et une légitimité, confucianisme qui avait été sauvagement persécuté par les Qin. On aurait donc pu imaginer que, à défaut d’un changement de régime, le régime s’oriente vers une synthèse analogue, entre le brutal appareil de pouvoir maoïste et une résurgence de formes civilisées, confucéennes ou autres. Au contraire, avec Xi on glisse en arrière vers un système de type ‘légiste’. L’insistance de Xi sur le règne de la loi (vocabulaire qui n’est d’ailleurs pas maoïste) doit être interprétée dans ce sens : ce n’est pas notre ‘rule of law’ ; ce sont des mécanismes de régulation certes plus formalisés que précédemment, mais toujours avec la pensée du parti derrière, et le recours à l’arbitraire lorsque besoin est.
Sur le plan étranger, la situation est analogue : certes, on a la spectaculaire initiative des routes de la soie, une présence massive en Afrique etc. Mais cette action est très différente de ce qu’on avait connu avec le maoïsme : on utilise massivement les ressources de la puissance (technologie, financements, armée etc.), mais pas d’idéologie. Tout se passe donc comme si le régime substituait une arrogance relative et la démonstration de force à la construction patiente et au début d’un « soft power » qui paraissaient en cours d’exploration ; stratégie qui pourrait se confirmer moins payante. De fait, le bras de fer avec Trump ne s’est pas révélé tellement à leur avantage, au moins en termes de perception, y compris semble-t-il en interne. Mais cela peut changer avec le virus.
En résumé, le recours verbal au maoïsme ne doit pas tromper : on en garde le potentiel de résurgence autoritaire plus que le ‘soft power’ ou la vraie base idéologique, dont il ne reste que l’apologie d’un système autoritaire qui dans son usage externe se présente paradoxalement comme pragmatique et peu idéologique. On notera d’ailleurs aussi le contraste total entre le désordre organisé de la révolution culturelle, même promu par en-haut, et la chape de plomb administrative qui se met en place.
Quelle peut alors être l’évolution future ? Si on admet le maintien vraisemblable de l’efficacité du contrôle par le régime, cela exclut une révolution, dont l’issue serait d’ailleurs imprévisible. Dès lors, l’évolution ne peut être qu’interne ; mais elle est non seulement possible, mais probable. Une erreur répandue est en effet de voir ces régimes comme monolithiques et immuables. Or un exemple majeur du contraire a été le renversement très profond qui s’est opéré fin des années 70, entre la Révolution culturelle et la ligne Deng. Un tel glissement est possible dans les deux sens, comme on le voit avec Xi qui corrige à son tour la vague Deng.
Mais il est difficile à anticiper du dehors. C’est pourtant important dans une perspective géopolitique : nous procéderons donc par scénarios. Dans cette réflexion, un exemple antérieur suggestif pour l’esprit peut nous être fourni par le Japon impérial d’après Meiji, régime lui aussi oligarchique et assez opaque, et traversé de forces multiples. On pourrait proposer alors deux scénarios. Le scénario 1 serait un retour à la ligne antérieure, type Deng. Cela ressemblerait au Japon de l’ère Taishō, appelé un peu abusivement la démocratie de Taishō, autour de la première guerre mondiale (1912-1926), mais avec un potentiel de projection externe bien supérieur. Dans le cas de la Chine, cela ne signifierait sans doute pas la diminution de la présence mondiale ni son intensification, mais le retour à une ligne plus souple, moins arrogante ; peut-être dans le sens d’un « soft power » à plus long terme.
Mais à tort ou à raison le Japon de Taishō s’était senti rejeté par les puissances occidentales du temps. Le scenario 2 a été, ensuite, celui du glissement vers le militarisme. C’est ce qu’on perçoit mal en Europe, car le phénomène y était très différent des fascismes divers : en effet il a été non pas le fruit de la prise de pouvoir par un mouvement politique nouveau, encore moins révolutionnaire, mais d’un glissement au sein même du régime, qui s’est radicalisé au travers de sa branche militaire. Une telle radicalisation est alors difficilement arrêtable dans de tels modes de fonctionnement opaques et apparemment consensuels, et, comme on l’a vu, elle peut vite devenir très déraisonnable. Et dans ce précédent, le rôle central a été l’extérieur, la confrontation avec la situation internationale. C’est ce qui peut se passer en Chine. Bien sûr, parmi les différences majeures entre la Chine actuelle et le Japon d’alors, il y a le fait que ce dernier était impérialiste et guerrier dès ses débuts, sous Meiji, ce qui n’était pas le cas de la Chine jusque récemment. De plus, on peut imaginer que dans le cas de celle-ci, le rôle des facteurs internes sera beaucoup plus important, comme il l’est depuis 1949. Il est possible, donc, que dans ce scénario on ait plus une involution paroxystique qu’un débordement extérieur. Mais la tentation d’un exutoire externe peut être aussi très forte. La marmite est donc à surveiller de près.
Ceci peut donner des indications sur la conduite à tenir à l’égard de la Chine. D’un côté, il ne faut pas baisser la garde, tout au contraire, mais remettre en cause l’effarante complaisance occidentale envers elle sur les plans commerciaux, industriels et technologiques. Mais d’un autre côté, une attitude trop agressive, et notamment trop idéologique, peut contribuer à accélérer une dérive éventuelle du régime, sans apporter de résultat positif. De ce point de vue, la tentation actuelle des démocrates américains, posant la question en termes d’opposition idéologique dure, n’est sans doute pas la plus adaptée, comparée à ce qu’on pourrait appeler un pragmatisme musclé évitant la rupture.
Pierre de Lauzun, membre du conseil d’administration chez Geopragma