Source [Pierre de Lauzun pour Geopragma] Géopragma est un organe de géopolitique réaliste. Qui dit réaliste dit : qui s’en tient à la réalité des choses. Mais c’est aussi un site patriotique : attaché à la solidarité fondamentale de la patrie – qui est après tout une réalité fondamentale.
Quand on dit réaliste, beaucoup pensent : cynique. Et croient que ce faisant on s’oppose à la recherche du bien, et donc, en termes anciens, à la morale ou éthique. Que non pas. Toute personne qui recommande un comportement et en critique un autre utilise en fait des termes normatifs : oui à ceci (c’est donc bien), non à cela (c’est donc mal). Et entre ainsi plus ou moins dans le domaine du jugement éthique.
Il y a des hypocrites, qui se parent de nobles idées pour couvrir d’autres objectifs. Mais il y a, à côté de ces hypocrites, un autre courant qui pose problème : celui des supposés idéalistes (ou idéologues). Ceux qui pensent qu’on peut parachuter des jugements moraux abstraits et généraux sur des situations ou des politiques sans examen de la réalité. Le réaliste pense autrement. Il sait qu’un jugement doit se baser sur les faits. Mais il n’a pas de raison pour autant de laisser aux précédents le privilège de se réclamer de la morale ou éthique. D’autant que les cyniques, eux, n’hésitent pas à se draper dans le manteau de la moralité quand cela les arrange.
Nous trouvons un bon exemple de ceci dans la question de la guerre juste. Y a-t-il des cas où on peut dire qu’il est juste de mener une guerre ? Moralement juste ? Même en dehors de la défensive pure ? La réponse traditionnelle est oui. Mais tout un courant soutient le contraire. Ou le subordonne à une procédure purement formelle (approbation de l’ONU etc.). La sagesse des siècles pensait autrement.
Pour prendre un réceptacle de cet héritage séculaire, le catéchisme de l’Eglise catholique rappelait au n° 2309 « les strictes conditions d’une légitime défense par la force militaire. La gravité d’une telle décision la soumet à des conditions rigoureuses de légitimité morale. Il faut à la fois que le dommage infligé par l’agresseur à la nation ou à la communauté des nations soit durable, grave et certain ; que tous les autres moyens d’y mettre fin se soient révélés impraticables ou inefficaces ; que soient réunies les conditions sérieuses de succès ; que l’emploi des armes n’entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer. La puissance des moyens modernes de destruction pèse très lourdement dans l’appréciation de cette condition. » Et il ajoutait « l’appréciation de ces conditions de légitimité morale appartient au jugement prudentiel de ceux qui ont la charge du bien commun. » Remarquons la logique : on combine des jugements de légitimité avec des jugements de réalité ((succès possible, estimations qu‘on ne fera pas plus de mal que de bien).
On sait que dans la même Eglise le pape François a paru récemment remettre en question cette analyse, estimant (Fratelli tutti, octobre 2020, §§ 258 et 259) que « depuis le développement des armes nucléaires, chimiques ou biologiques, sans oublier les possibilités énormes et croissantes qu’offrent les nouvelles technologies, la guerre a acquis un pouvoir destructif incontrôlé qui affecte beaucoup de victimes civiles innocentes. […] Nous ne pouvons donc plus penser à la guerre comme une solution, du fait que les risques seront probablement toujours plus grands que l’utilité hypothétique qu’on lui attribue. Face à cette réalité, il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible ‘guerre juste’. » Et il poursuit en condamnant dans son principe non seulement la dissuasion nucléaire, mais le principe même de la détention d’armes nucléaires.
Nul doute que la guerre est un mal effrayant, et que nos jours elle peut prendre des proportions monstrueuses. Mais toute guerre, et donc toute opération militaire, est-elle automatiquement à condamner ? Certainement tout affrontement nucléaire opérant selon l’ascension aux extrêmes chère à Clausewitz. Mais d’une part la dissuasion nucléaire vise à l’éviter, et, justement, l’expérience de 70 ans de dissuasion montre l’effet réel obtenu (et donc les conflits majeurs évités). Cette même expérience montre en outre l’ampleur et la variété des conflits d’intensité variable se situant en dessous de ce seuil. Qui paraissent relever pleinement de la problématique de la guerre juste. Car il est des cas où ne pas lutter est plus immoral que combattre.
Les actions de la France au Sahel, aujourd’hui Barkhane, me paraissent en relever. Plus loin dans le passé, la guerre du Golfe en 1990 pouvait à mon sens être défendue à ce titre (elle réagissait à une invasion caractérisée, même si une certaine manipulation du régime iraquien a pu avoir lieu antérieurement). Et inversement l’invasion de l’Iraq en 2003 condamnée – notamment au vu de ses effets dévastateurs. Tout comme la désastreuse expédition de Libye, exploitant cyniquement des préoccupations morales à contre-sens, sans se préoccuper du résultat à obtenir, ni prévoir comment prendre en charge le pays, une fois les autorités détruites. La sottise des positions à prétentions moralisantes prises sur la Syrie (par MM. Fabius et autres) de même : où était la moralité de soutenir des djihadistes ? Où étaient « les conditions sérieuses de succès » ? Ou la conviction que « l’emploi des armes n’entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer » ?
La morale est en définitive une chose trop sérieuse pour être abandonnée aux propagandistes, ou aux discours abstraits et généraux, ou aux négociations onusiaques. Elle est en outre trop enracinée dans la conscience humaine pour ne pas être invoquée par chaque camp, à tort ou à raison. Elle doit donc être prise au sérieux et examinée en profondeur, sur la base d’une analyse des faits, pour répondre au fond autant qu’on le pourra à deux questions simples : le but poursuivi est-il bon ? Et quel sera l’impact de l’action menée ? En d’autres termes : quelle situation sera créée par cette action, même supposée juste dans ses intentions ? On verra alors qu’en matière internationale, on sera conduit non pas à intervenir plus dans la situation des autres, mais moins, et mieux.
(Paru sur le site de Géopragma, le 9 novembre 2020).