Source [Pierre de Lauzun pour Geopragma] La notion de Soft power introduite par Joseph Nye en 1990 a eu un succès immédiat. On sait que pour lui il s’agissait d’une forme de pouvoir dans la vie internationale, non par usage de la force mais par une forme de persuasion ; elle résulte de l’image que projette un État, du fait de ses performances, de sa communication, de son comportement ou de son idéologie ; mais aussi de la société considérée, de son style, de sa culture, de ses productions culturelles au sens large, de ses idées, de son activité scientifique ou autre etc.
Mais comme souvent dans ces cas, le concept a été interprété de façon hétéroclite et parfois approximative. On le voit avec nos chers journalistes de la presse bienpensante qui s’offusquent des frasques de M. Trump et en déduisent que le Soft power américain est de ce fait durablement altéré, confondant ainsi ce pouvoir avec l’image momentanée qu’a dans les médias l’Administration actuellement en place à Washington.
Qu’en est-il donc de ce Soft power américain ? Il est vrai que depuis 20 ans plusieurs événements essentiels ont sensiblement abimé l’image des Etats-Unis et par là leur aura. Ainsi la désastreuse expédition d’Iraq en 2003. Ou la dramatique crise financière de 2008. Un autre facteur majeur a été la profonde évolution de la scène politique interne américaine depuis une vingtaine d’années, donc bien avant Trump, avec pour base ce qu’on appelle là-bas les Culture wars, les guerres culturelles, ces oppositions radicales, idéologiques, religieuses ou autres qui déchirent le pays et se traduisent concrètement au Congrès par une guerre de tranchées implacable entre Républicains et Démocrates, contrastant de façon impressionnante avec le relatif consensus et l’esprit de compromis qui prévalaient autrefois. Et bien sûr, au niveau du Président, par les changements sensibles de message au niveau international selon le titulaire du poste, que ce soit en bilatéral ou multilatéral. Côté pouvoirs publics, l’image projetée est donc indéniablement plus hachée et heurtée.
Mais est-ce pour autant « la fin de l’Histoire » ? Il me paraît intéressant ici d’élargir ce concept de Soft power, y compris dans la définition de Nye et de ses successeurs, qui tend à se concentrer sur l’influence exercée par le pouvoir politique, l’Etat, à travers son chef effectif. Or, dans le cas des Etats-Unis, une part appréciable de l’influence réelle de ce pays s’exerce à travers d’autres canaux, d’autres parties du pouvoir politique ou de l’administration, ou même en dehors d’elle. Je prendrai deux exemples. L’un est l’avalanche de protestations et même l’hystérie collective qui a saisi le monde occidental à la suite de la mort tragique de G. Floyd. Voilà un événement américain, qui, lu à travers le prisme local, a déterminé non seulement un mouvement collectif appréciable dans ce pays, mais aussi à l’étranger, au moins dans la sphère occidentale et plus exactement en Europe de l’Ouest. Or ce mouvement est inexplicable sans prendre en compte l’évolution en profondeur des universités américaines qui ont mis la question de la discrimination (vraie ou supposée) en position première et même parfois exclusive dans le débat public, ce qui a fini par imprégner en profondeur ce débat public dans le pays. Mais aussi par là même, dans les pays sous son influence, car on y constate de plus en plus avec retard la même évolution, France comprise. Aidée d’ailleurs par l’action directe d’institutions américaines, jusqu’aux ambassades.
Un autre exemple est le rôle des réseaux sociaux. On voit les controverses opposant D. Trump à Twitter, et la position plus réservée de Facebook. Mais cela ne doit pas nous faire perdre de vue qu’au-delà de ces événements, ce débat lui aussi proprement américain influence la planète entière, du moins la planète dite occidentale (hors Chine, Russie et quelques autres), qui est abonnée de façon massive à ces supports et à eux seuls, et qui en subit donc la politique de filtrage et en fait de censure. Sans même parler de ce que le simple fait d’adopter la logique même de ces supports implique pour le façonnage de l’opinion Ce n’est en outre qu’une petite partie de l’extraordinaire emprise des GAFAM, notable en matière technologique, et notamment de recherche scientifique (avec des budgets cumulés comparables à ceux civils du gouvernement américain), le tout basé sur une puissance financière incomparable, avec des marges massives et une grande indépendance à l’égard des financements de marché.
Ces exemples et d’autres montrent que si on considère comme élément du Soft power non pas seulement ce qui est directement au service du gouvernement concerné, pris au sens étroit, mais l’influence politique globale que le pays exerce à l’étranger, y compris en exportant ses débats internes, alors le Soft power américain apparaît toujours considérable, et manifestement prépondérant (toujours en mettant partiellement en dehors Chine, Russie et d’autres). Il tend même à bien des points de vue à se renforcer, du moins sur le plan idéologique, notamment dans sa zone d’influence la plus directe. En outre, on peut même considérer que les « guerres des cultures » américaines, malgré leurs inconvénients pour ce pays, peuvent inversement contribuer à son rayonnement, en exportant ses débats. Enfin, conduisant à poser les problèmes en termes américains, cela facilite considérablement l’orientation qui est donnée ensuite par le gouvernement américain, quel qu’il soit, puisque le terrain est prêt pour l’accueillir. Ce qui est la définition même du soft power. Un éventuel président démocrate pourra ainsi utiliser le mouvement suivant la mort de G. Floyd comme cheval de bataille.
Certes, on peut trouver paradoxal de qualifier de Soft power des débats et manifestations (comme celles suivant la mort de G. Floyd), alors que non seulement ils contestent le pouvoir exécutif américain, au moins en partie, mais surtout que cela donne de ce pays une image pour le moins ambiguë, et même assez négative. On a même soutenu que les Etats-Unis avaient désormais les inconvénients de leur Soft power plus que ses avantages. La réalité est bien sûr entre les deux : inconvénients et avantages sont tous deux présents, mais dans le cadre de ce qui est plus que jamais une hégémonie idéologique et médiatique peu disputée dans sa sphère. Etant entendu que cela reste une hégémonie : cela n’empêche pas une certaine originalité européenne ici ou là, mais elle n’est pas motrice au niveau mondial, ni même significative.
C’est d’autant plus vrai actuellement qu’ainsi que je l’ai relevé dans plusieurs billets antérieurs, il n’y a sur ce plan à ce stade aucune alternative au niveau mondial. La Chine, seul candidat possible, a même choisi, au moins pour le moment avec Xi Jinping, une voie inverse : la voie classique de la relation de puissance pure, réelle, mais à ce stade sans véritable capacité de rayonnement idéologique ou culturel. La « pensée Xi Jing ping », exaltée sur place, mélange étrange de système de pouvoir et d’oripeaux confucéens ou maoïstes, ne paraît pas devoir briller à l’étranger. Et le rayonnement de sa société civile tout comme celui de son Internet, tous deux corsetés sont par le fait même très faibles. Cela dit, la Chine y gagne sur un autre plan, car elle peut jouer la carte d’une relative neutralité idéologique, ce qui peut plaire à bien des gouvernements. Il est à noter que ni le Tibet, ni les Ouighours ni même Hongkong ne suscitent de réaction comparable à l’étranger, même de loin, à la mort de G. Floyd. Parallèlement, son effort technologique impressionnant, notamment en intelligence artificielle (IA) et en grandes entreprises du Net (Baidu, Alibaba, Tencent etc.), devrait s’avérer à terme un instrument de puissance considérable, même s’il est encore peu perceptible : totalement indépendantes de leurs cousines américaines, ces entreprises sont de taille énorme, très compétitives, et disposent de bases de données sans égales, ce qui est décisif pour l’IA. Leur déploiement extérieur est donc tout à fait concevable, et plus encore à mesure que les censures idéologiques croissantes de Twitter, Facebook et autres rebuteront. Basées sur une puissance technique et une efficacité particulière, elles peuvent devenir des compétiteurs redoutables. Mais cela resterait encore une forme de puissance purement matérielle – sauf si, à plus long terme, un message original finissait par émerger de Chine (la méritocratie politique pouvant en être un élément). L’avenir peut donc montrer là aussi que le Soft power n’est jamais acquis, et qu’il peut changer de nature. Nous ne le saurons que dans 20 ou 30 ans.
*Pierre de Lauzun est membre du Conseil d’administration de Geopragma