De la Liberté

De l’amour, de la vérité, puis de la liberté : il semble que ces mots se suivent, mots pris au sens fort, car ils touchent l’essentiel de la vie et davantage l’existence-même. Ces mots auxquels l’auteur y adjoint un ‘de’ qui semble les diminuer ou les relativiser d’une certaine manière. Non, l’auteur prend du recul par respect du lecteur dans cette particule qui signifie ‘à propos de’, ‘au sujet de’, car l’amour, la vérité, de même que la liberté dépassent tellement le cadre d’une définition, d’un article ou même d’un livre, parce qu’ils dépassent l’homme lui-même, et que la philosophie n’aime pas les définitions. Le philosophe scrute et analyse, sans définir.

L’amour réclame-t-il la liberté ? La vérité réclame-t-elle la liberté ? Qu’est-ce que la liberté ? Au point de départ, un dictionnaire de référence comme le Littré ou le Robert, ajouté à l’étymologie, peuvent lui donner une certaine compréhension littéraire. Mais le constat du mot met en évidence la longueur du commentaire, d’où la mesure de son étendue. Trois approches sont signalées dans le Robert : au sens étroit, état, situation d’une personne qui n’est pas sous la dépendance absolue de quelqu’un ; au sens large, état de ce qui ne subit pas de contrainte ; au sens politique ou social, pouvoir d’agir, au sein d’une société organisée, selon sa propre détermination, dans la limite de règles définies. Le mot liberté vient du latin libertas.

Au sujet de sa racine latine, que dit le Gaffiot, le dictionnaire latin par excellence ? La liberté, libertas : civilement, c’est donner la liberté à un esclave (Cicéron), gratifier ses esclaves de sommes d'argent et d'affranchissements (Tacite), c’est l’usage des droits du citoyen (Cicéron) ; politiquement, c’est l’indépendance, une liberté de fait, non de mot, car enlever à ses concitoyens la liberté, c’est établir la tyrannie, si le peuple est le maître et si sa volonté règle tout, cela s'appelle la liberté (Cicéron) ; en général, c’est le libre pouvoir : qu'est-ce que la liberté ? le pouvoir de vivre à sa guise, liberté de la vie, existence indépendante, garder en tout sa liberté (Cicéron).

Que peut-on retenir ? Il semble possible de réduire le mot « liberté » à une double signification, l’une individuelle, l’autre politique : la maîtrise de sa vie pour l’individu, son indépendance pour le peuple. L’étymologie du mot est donc latine, les sens donnés à ce mot sont ‘romain’. Mais, semble-t-il, Rome fut remarquable par son sens de l’organisation, tandis qu’Athènes l’avait été par son sens de la sagesse, l’une marquée par le conditionnement de la vie individuelle et collective : le mode de vie en vue d’une manière de vivre, l’autre par la finalité : la connaissance en vue d’une sagesse de vie.

Le philosophe cherche à comprendre l’homme pour lui-même et l’homme dans son milieu de vie, l’univers pour lui-même et pour l’homme. Là est la sagesse. Sans elle, l’homme ne regarde pas la finalité, le ‘pourquoi’, en s’enfermant dans les moyens, le ‘comment’. Est-ce possible de comprendre le ‘comment’ d’une chose sans en avoir saisi préalablement le ‘pourquoi’, ce qu’elle est et ce pourquoi elle existe ? On ne peut pas étudier ce qu’est la manière de vivre sans avoir étudié ce qu’est la finalité de la vie, car la manière est de l’ordre du moyen, le chemin que l’homme prend pour atteindre sa finalité, sinon il erre sans but au risque de tourner en rond. Il se donne alors à lui-même sa propre fin, sans ce dépassement qui lui permet de la découvrir, sans se connaître, sans découvrir le monde qui l’entoure, qui est pour lui dans la réciprocité, sans comprendre qu’il est la créature la plus parfaite parmi toutes les créatures, parce qu’il a l’esprit, d’où la capacité de connaître et d’aimer, faites pour être actualisées, actuées, dit le philosophe, car elles sont les attributs de l’homme en vue de sa finalité. Le passage de la capacité à l’acte manifeste sa liberté, ce pourquoi il est fait : la vérité et le bien.

La liberté, n’est-ce pas être libre ? Autant les expériences humaines sont multiples, autant la liberté est diverse. Ainsi elle se dit de multiples manières, comme l’amour et la vérité se disent de multiples manières. Aimer le bon vin n’est pas de même nature qu’aimer sa femme, ses enfants, son travail ou sa région. La vérité n’est pas la même signification dans l’amitié, le travail ou au plan politique. De même, la finalité n’est pas la même quand il s’agit de ces trois grandes expériences humaines : le travail ou l’art n’est pas l’amitié qui n’est pas la vie politique qui, elle-même, se diversifie selon le type de communauté (école, entreprise, hôpital, association ou communauté religieuse). Cela signifie qu’être libre diffère selon ce à quoi il se rapporte. La liberté d’un artiste n’est pas celle d’un ami, ni celle d’un homme politique, puisque leurs objets diffèrent, impliquant par conséquent des finalités différentes. Donc tout se tient, que ce soit l’amour, la vérité, la finalité et maintenant la liberté, chacun dans le domaine qui lui est propre.

C’est ainsi qu’apparaît une modalité essentielle dans l’étude de la liberté : la distinction entre le conditionnement et la finalité, que la pensée moderne ne voit plus, parce qu’elle a substitué à la finalité le conditionnement, à l’être la manière d’être, donc la vie. La vie prend tout et l’homme considère bien souvent la liberté sans aucun jugement existentiel. Je vois, je perçois telle chose, remplace telle chose existe pour elle-même. En un mot, ‘je suis’ remplace ‘ceci est’, le ‘je’ prenant tout, le ‘ceci devenu relatif au ‘je’. La réalité n’est pas reçue dans un jugement d’existence, mais dans la perception, la représentation que la pensée fait d’elle. La pensée devient alors le moteur de la vie de l’intelligence, alors que le moteur de la vie de l’intelligence est la réalité elle-même, comme source de connaissance. La pensée s’approprie alors la connaissance, en considérant l’intelligibilité de l’être comme l’être lui-même, ce que l’intelligence reçoit de la réalité comme la réalité elle-même. L’esprit s’octroie une liberté contraire à la réalité, à sa finalité propre qui est la recherche de la vérité.

Dans l’amitié, cela signifie que j’aime l’ami pour ce que je perçois de lui, ce que je veux ou je peux percevoir de lui et non pour lui-même, pour sa personne, mais pour moi, pour mon ‘je’. De la même manière, sur un autre plan, le bien commun devient alors l’intérêt général, et le bien personnel l’intérêt particulier, l’intérêt privé. Dès lors la finalité, qui implique une sortie de soi vers l’autre, n’existe plus. Seul existe le conditionnement, qui replie l’homme sur lui-même, l’autre étant absorbé dans le ‘moi-je’. Le point de départ de ce mouvement de l’esprit vient d’une confusion entre l’être et l’esprit dans l’idéalisme platonicien, repris dans le cartésianisme, puis porté à son apogée dans l’hégélianisme.

La liberté devient alors : je suis libre, donc je fais ce que je veux, qui est la réplique de l’adolescent et celle de l’adulte qui n’a pas atteint sa maturité d’homme, car sans recherche de la vérité, sans amour vrai, sans finalité, la liberté n’existe pas comme telle, et l’homme reste immature à quel qu’âge que ce soit et quelles que soient ses responsabilités. Elle est réduite, non au « connais-toi toi-même » de Socrate, mais au cogito ergo sum de Descartes. C’est pour cette raison que le grand philosophe de l’époque moderne, Hegel, dit explicitement de Descartes, dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie : « Descartes est dans les faits le vrai fondateur de la philosophie moderne en tant qu’elle prend la pensée pour principe. L’action de cet homme sur son siècle et sur les temps nouveaux ne sera jamais exagérée. C’est un héros. Il a repris les choses par le commencement et il a retrouvé le vrai sol de la philosophie auquel elle est revenue après un égarement de mille ans. » Dans le même temps, il affirme : « Seul Aristote forme ». Cette perspective étendue à la pensée occidentale explique l’évolution de la société actuelle.

Aristote aborde la question de la liberté en traitant du libre choix, le « choix réfléchi », au Livre III de l’Éthique à Nicomaque : « C'est, semble-t-il, un caractère essentiellement propre à la vertu et permettant, mieux que les actes, de porter un jugement sur la valeur morale. Ce choix paraît bien dépendre de la volonté, sans s'identifier cependant avec elle… Le choix n'a rien de commun avec les êtres dépourvus de raison, capables cependant de désir et de mouvements du cœur. En effet, qui n'est pas maître de soi est capable de désirer, non d'agir par libre choix ; en revanche, qui est maître de soi agit par choix délibéré et non sous l'impulsion du désir… Qu'est-ce donc que ce choix et quelle est sa nature, puisque ce n'est rien de ce que nous venons d'envisager ? De l'avis commun, c'est un acte volontaire, mais tout acte volontaire n'est pas exécuté en vertu du libre choix… Tout homme interrompt sa recherche quand il a ramené à lui-même et à la partie supérieure de l'âme le principe de son action ; voilà ce qu'est le choix réfléchi. »

Pour Aristote, le « libre choix » manifeste l’acte volontaire de l’homme impliquant la vertu, en premier lieu la maîtrise de soi, la maîtrise des passions de l’irascible et du concupiscible, d’où la tempérance, mais aussi la prudence qui est la vertu propre de l’action humaine et au sommet la sagesse qui caractérise la partie supérieure de l’âme et qui concourt à donner sens à l’existence. Voilà l’homme libre. C’est celui qui agit en vue d’atteindre la perfection de sa nature, d’où qui saisit la finalité de sa vie et qui, à l’aide des vertus, met sa vie sensible au service de sa vie spirituelle, là où l’esprit atteint sa finalité : l’intellectus fidei, l’intelligence, dans la recherche de la vérité, au service de l’amour et, au sommet, de l’amour divin. Le témoignage du père Maximilien Kolbe manifeste une exemplarité parfaite, à l’image du Christ offert à la Croix, que le saint Pape Jean-Paul II avait désigné comme « patron de notre siècle difficile ». C’est la liberté la plus haute, car l’offrande sacrificielle de la vie par amour de la vérité en est la démonstration la plus parfaite et la plus totale.

La vie ne demande qu’à quelques-uns le sacrifice ultime. Par contre, elle exige de l’homme de multiples sacrifices, en particulier de relativiser les biens sensibles pour les biens spirituels, mais aussi et surtout aujourd’hui, ‘siècle plus difficile encore’, de lier amour, vérité, finalité et liberté pour le bien de l’homme et le sauvetage de la civilisation occidentale. La vie implique l’acquisition progressive de cette liberté, de l’intelligence au service de l’amour, pour soi avant sa transmission aux autres. N’est-ce pas ce que Thomas d’Aquin affirme quand il évoque l’ordo caritatis ? L’ordre de la charité commence par soi-même, par le « connais-toi toi-même » cher à Socrate, puis Dieu, - sachant que l’intelligence peut découvrir par elle-même l’existence de Dieu, - pour ensuite se tourner vers les autres, l’autre en tant que personne. Au sujet de la découverte de Dieu par l’intelligence elle-même, saint Thomas d’Aquin affirme dans la Somme théologique (I-I, Q. 2, a. 3) : « Dieu existe, on peut prendre cinq voies pour le prouver. »

Ainsi la liberté mène à la connaissance de la personne, puis au don de l’homme lui-même en tant que personne. Selon l’ordre de charité, la liberté envers soi précède nécessairement la liberté envers l’autre, Dieu Trinité s’offrant en médiateur suprême, par son alliance de vérité et d’amour dont l’image identifie la liberté de l’homme.

 

                                                                                         Jean d’Alançon