Europe

A un moment de l’Histoire humaine où de grands peuples accèdent à la modernité, et s’organisent avec de vastes marchés et de puissants Etats, nous savons bien que nous n’avons aucune chance de ne pas disparaître si nous ne faisons pas de même. Pour cette raison, réussir l’Europe n’est pas un rêve, mais bien un impératif catégorique.

Pour ce faire, trois réflexions peuvent nous guider pour réformer ce qui a été et qui reste encore une construction originale…, mais qui est devenue petit à petit une « usine à gaz », impuissante et/ou infernale [1] : l’une concerne « l’âme de l’Europe » et sa culture, la deuxième ses institutions, la troisième enfin a trait à son organisation interne sur le plan économique, et en particulier au fait de savoir si, dans l’Europe, c’est le marché qui est « au service de l’Homme », ou au contraire, si le modèle y est « ultralibéral », avec l’homme au service du marché.

Une réalité historique

Tout d’abord, il convient de remarquer que la construction européenne n’est pas en premier lieu une démarche économique (la création de la CECA), mais bien sociétale et politique, et aussi philosophique et même spirituelle [2]. Il y a, au cœur de la création européenne, la conscience d’une identité gréco-romano-chrétienne, et aussi un socle de valeurs [3] qui en procède directement, et le fait de le reconnaître n’est pas confessionnel, mais historique. A ce titre, il est très étonnant qu’alors même que ce fait historique fait consensus parmi les peuples européens, la France ait jusqu’ici constamment fait barrage à l’inscription de cette mention dans les traités. Ceci nous paraît un point très important, et l’on ne peut se lamenter du « déficit démocratique » de l’Europe, et du désintérêt visible des peuples pour cette aventure, si par ailleurs on ne reconnaît pas l’unité historique, culturelle et philosophique qui est la sienne. On ne peut entraîner les hommes à « bâtir l’Histoire » européenne et l’avenir, sans lui reconnaître un passé et un corps de doctrine… Ceci est un premier point.

Clarification des pouvoirs

Par ailleurs, force est de constater le manque de clarté des institutions. Ceci est l’une des causes à la fois de la frustration des peuples et de l’impuissance extérieure. A cela plusieurs raisons :

Tout d’abord, l’Europe n’est pas, comme les Etats-Unis par exemple, une construction des peuples, ayant investi une terre vierge (ou rendue telle..), puis bâti leur Etat. Même s’il existe bien, nous l’avons dit et l’Histoire nous le montre,  un peuple européen, la construction de l’Europe moderne procède des Etats. Au moment du traité de Rome, certains, comme la France, avaient déjà près de 1500 ans d’Histoire. On ne peut effacer cela. Par ailleurs, la construction d’une union implique nécessairement que ces Etats remettent une partie de leur souveraineté entre les mains d’une entité supranationale. S’il n’y a pas de leadership, comment une union peut-elle fonctionner ? Et comment peut-il y avoir une force commune sans le transfert par chacun d’une partie de sa propre force entre les mains d’une communauté ? Croire le contraire est un leurre, car les partenariats à la demande, pour des projets ponctuels, que certains prônent, ne durent que le temps de l’intérêt des projets en question, et se défont lorsque le vent tourne. Un tel projet n’a pas de force. Le problème ne vient pas en réalité du processus de remise de souveraineté, mais bien de la garantie comme quoi le projet porté par l’Union est conforme aux souhaits des Etats et des peuples qui lui ont ainsi fait confiance et confié leurs forces. On voit donc bien que la querelle entre « souverainistes » (ou « confédéralistes », ceux qui ne veulent pas d’union, ou bien une union sans pouvoir commun) et « européistes » (ou « fédéralistes », ceux qui veulent une intégration forte) a à la fois du sens et n’en n’a pas. Elle a du sens parce qu’elle touche à une vraie difficulté de la construction européenne, qui tient à son Histoire et à sa création. Elle n’en n’a pas dans le sens où, pour cette même raison, la construction ne peut être ni l’un ni l’autre [4], mais un moyen terme entre les deux, un équilibre original, mais difficile à trouver : une union disposant d’une puissance commune, bâtie sur le socle des Etats et respectant leurs identités, c’est la seule solution possible. D’où l’importance extrême de la clarification des pouvoirs, et de la garantie qu’ils sont respectés de part et d’autre, tant celui de la puissance commune que ceux des Etats qui composent l’Union.

Captation technocratique

Une autre raison tient au fait des rapports entre le Conseil Européen [5] et la Commission. En effet, le Conseil Européen, par le fait qu’il exprime la volonté des Etats « pères fondateurs » de l’Europe [6], est à la fois l’Etat et le véritable « Parlement » de l’Europe, celui qui est investi du pouvoir issu des peuples. C’est son Président, élu pour 2 ans ½ depuis le Traité de Lisbonne, qui est le véritable « chef » de l’Union Européenne. La Commission, elle, est un organe exécutif. Elle n’est pas investie d’une légitimité démocratique, mais composée de fonctionnaires sous les ordres de 27 commissaires. Le problème vient du fait que les chefs d’Etats et de gouvernements sont changeants, alors que les fonctionnaires de la Commission sont pérennes. Il s’est donc formé, avec le temps, et même si, en théorie, c’est le Conseil Européen qui dispose du pouvoir [7], un pouvoir de fait de la Commission, encore renforcé par le monopole d’initiative dont elle dispose. Il existe donc, par ce fait, la véritable tentation d’une captation technocratique du pouvoir par la Commission, contre laquelle il convient de lutter.

Enfin, si le Parlement Européen dispose, lui, d’une véritable légitimité démocratique, par contre, on ne peut pas vraiment dire qu’il représente la volonté des peuples (qui sont, rappelons-le, nationaux), puisqu’au sein de ce parlement, les parlementaires se regroupent en majorités extranationales et non pas nationales.

Sans aller plus loin, on voit qu’il existe, dans la configuration actuelle, une sous-représentation du pouvoir véritable des Etats et de leurs peuples, tant sur le plan collectif (à cause du pouvoir trop important de la Commission par rapport au Conseil) qu’individuel (à cause du pouvoir inexistant du Parlement et insuffisant des Parlements nationaux pour défendre les priorités nationales). Si l’on rajoute à cela le fait que, par-delà les velléités technocratiques de certains fonctionnaires, il existe également des idéologies fortes qui souhaitent la disparition des Etats dans un « grand tout » collectif, on voit bien que, s’il n’y est pas mis bon ordre, la dérive vers une intégration subie, où les peuples n’aient pas leur mot à dire, est inscrite dans les gènes sinon des traités actuels, du moins de leur fonctionnement.

La question du droit de veto

Comment y remédier ? De deux façons, à notre avis : Tout d’abord, en renforçant le caractère opérationnel de la Commission [8], d’autre part, en renforçant le droit de veto des parlements nationaux par rapport aux décisions de Bruxelles, au moins pour tout ce qui touche aux questions d’identité nationale [9]. La belle « unité européenne » [10] aurait peut-être à en souffrir un peu, mais les peuples y retrouveraient un peu de spécificité, de pouvoir… et peut-être aussi de passion.

Un autre problème concerne la confusion qui est faite entre les dimensions économiques, politiques et sociétales de l’Union Européenne. En effet, si elles s’unissent et se complètent dans le projet européen, elles ne procèdent pas des mêmes logiques, ni des mêmes genres d’initiatives [11]. Pour cette raison, le fait de les confondre, alors qu’elles devraient être différenciées, ajoute un élément d’impuissance supplémentaire, non négligeable. Pour ce qui est de la dimension sociétale, comme nous l’avons vu, tous les peuples y participent au même titre. Les décisions y relatives (Histoire, culture, communication, etc…) doivent être prises à l’unanimité. Pour ce qui est des questions économiques, l’unanimité ne peut fonctionner, parce qu’elle donne à ceux qui veulent profiter du « grand marché » pour faire du dumping fiscal ou social un pouvoir de blocage exorbitant. Il faut des décisions avec des seuils de majorité bas (aussi proches que possible de 50%). Ceux qui ne veulent pas d’un tel système doivent s’exclure des avantages du grand marché. Pour les questions politiques et de défense, à cause du poids des histoires nationales, les consensus sont encore plus difficiles. Il faut des « logiques d’initiatives », c’est-à-dire que quelques pays puissent avancer ensemble, puis, éventuellement, entraîner les autres.  

Ainsi, il ne s’agirait pas de créer « trois Europes », mais simplement de reconnaître que celle-ci de peut pas avancer au même pas dans toutes ses dimensions. Une telle distinction donnerait, n’en doutons pas, plus de flexibilité au fonctionnement européen. Elle permettrait à la fois d’accueillir plus rapidement les nouveaux arrivants (puisque, s’ils satisfont aux critères historiques et aux obligations de fonctionnement démocratique, ils sont immédiatement susceptibles d’entrer,  même s’ils ne sont pas « au niveau » sur le plan économique), de mettre un peu d’ordre économique (en empêchant à la fois la surenchère et le dumping fiscal ou social)  et de laisser à ceux qui le veulent plus d’initiatives concertées sur le plan politique, diplomatique ou militaire.

 

François Martin est l'auteur de Mondialisation sans peur (www.mondialisationsanspeur.com)

Retrouvez tous les articles des présidentielles sur l'Europe dans notre dossier :

 

[1] Comme l’a dit un jour à Bruxelles drôlement le Président argentin Kirchner, « Incontestablement, l’Europe a allumé quelque chose. Mais il est difficile de dire si c’est un phare pour le reste du monde, ou un barbecue convivial sur des sables mouvants ». Il semble qu’on s’achemine plutôt aujourd’hui vers l’option du barbecue…

[2] Sur la genèse de l’Europe, cf évidemment les Mémoires de Jean Monnet, mais également le passionnant article « L’Europe avant l’Europe » du Cardinal Lustiger (Le Figaro du 12/09/03). On y redécouvrira que la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier) visait à mettre en commun les matières premières des industries lourdes productrices d’armement. Le processus entamé alors n’était pas d’abord économique, même s’il s’exprimait sous une forme économique, mais sociétal et politique. Il s’agissait à proprement parler de « briser les épées » entre les deux peuples ennemis, selon une démarche de réconciliation, de pardon mutuel. Ceci était possible parce qu’il préexistait entre ces peuples un fondement commun : la conscience des valeurs ayant créé leur commune civilisation, où la foi chrétienne jouait un rôle majeur. Ces deux peuples, et ceux qui ont avec eux tenté l’aventure, ont ainsi « puisé dans leurs réserves chrétiennes d’humanité », et l’Europe a pu « dévoiler son visage défiguré par ses enfants ». On retrouve dans ce préambule tous les ingrédients de la construction européenne, à la fois politique, économique et sociétale, et profondément chrétienne, non pas seulement dans son identité socioculturelle ni même son corpus de valeurs, mais aussi dans sa démarche.

[3] « Pour donner un nouvel élan à son Histoire, l’Europe doit reconnaître et retrouver, dans une fidélité créatrice, les valeurs fondamentales à l’acquisition desquelles le christianisme a apporté une contribution déterminante, et qui peuvent se résumer dans l’affirmation de la dignité transcendantale de la personne, de la valeur de la raison, de la liberté, de la démocratie, de l’état de droit et de la distinction entre politique et religion. » - L’EEE - JP II – Tequi, p114. On remarquera que le Pape dit « les valeurs fondamentales » et non « la culture ». Il est très important ici de remarquer que ce sont les valeurs du christianisme, et non pas les similitudes ethniques, sociales ou culturelles, qui font l’identité européenne. Ce qui a permis l’extraordinaire expansion du christianisme, c’est justement sa capacité à faire totalement abstraction du système socioculturel de ses origines, pour partager un système de valeurs morales et philosophiques.

[4] Parce que sans une certaine forme d’intégration, il n’y a pas de puissance commune, et qu’avec trop d’intégration, il y a perte d’identité des Etats.

[5] Le « Conseil Européen » regroupe les chefs d’Etats des Etats membres et le Président de la Commission http://www.touteleurope.eu/fr/organisation/institutions/conseil-europeen/presentation/le-conseil-europeen.html . Il est différent du « Conseil de l’Union Européenne », http://www.touteleurope.eu/fr/organisation/institutions/conseil-de-l-union-europeenne/presentation/le-conseil-de-l-union-europeenne.html qui regroupe les ministres compétents des Etats membres par domaines d’activités, et aussi du « Conseil de l’Europe », http://www.touteleurope.eu/fr/actions/citoyennete-justice/les-droits-du-citoyen-europeen/presentation/le-conseil-de-l-europe.html qui est une organisation internationale extérieure à l’UE, qui assure l’application de la convention européenne des droits de l’Homme…. Comment s’y retrouver dans tout cela ?

[6] Incarnés par les chefs de ces Etats  et/ou de gouvernements, eux-mêmes revêtus de la légitimité démocratique via leurs élections respectives.

[7] Et avec lui le Conseil de l’Union Européenne, composé des Ministres des Etats membres.

[8] Par exemple, en réduisant le nombre de commissaires et de fonctionnaires, en appelant son chef « Premier Secrétaire » ou « Premier Ministre », et non pas « Président », et en le rendant « aux ordres », révocable ad nutum, comme tout Premier Ministre.

[9] Immigration, par exemple, parmi beaucoup d’autres.

[10] Qui n’en est pas une de toute façon, si elle est subie et imposée selon un processus non démocratique

[11] Ainsi, on confond la « table de famille » (l’organe sociétal), le « conseil de famille » (l’organe politique) et le « conseil d’administration de l’entreprise familiale » (l’organe économique). Même si tous sont membres d’une même famille, tous n’ont pas pour autant ni les capacités ni même l’envie de siéger aux trois conseils.