Que ceux qui ont milité en faveur de la Constitution européenne ressentent quelque désarroi après la victoire du non, est compréhensible. Un événement aussi considérable, qui rompt un élan politique dans lequel toute une génération avait inscrit son action, ne pouvait manquer de troubler les esprits.

 

C'est en raison de ce désarroi que certains, tant en France qu'en Europe, ont nourri quelque temps le secret espoir que, une fois ce mauvais moment passé, la construction européenne pourrait reprendre son élan comme s'il ne s'était rien passé. On se prit à espérer que, malgré le rejet du 29 mai, le traité pourrait être adopté pièces détachées par la voie parlementaire, ou que les autres pays l'ayant ratifié, on ferait en fin de course revoter les Français qui cette fois se montreraient, espérait-on, plus raisonnables. De la même volonté de " refoulement ", procède l'exclusion des partisans du " non ", tant du gouvernement que de la direction du Parti socialiste.

D'autres, qui s'abandonnent moins à l'illusion, expriment cependant du dépit, voire de l'amertume face à un peuple que, disent-ils, on a eu tort de consulter et qui aurait fait ainsi son propre malheur. Beaucoup ne mettent ainsi en cause que le peuple français, chargé seul de tous les péchés, alors même qu'on peut penser qu'il n'a fait que dire tout haut ce que les autres, et pas seulement les Hollandais, pensaient tout bas.

Bien qu'elle semble au premier abord animée de la meilleure bonne volonté européenne, il se pourrait cependant que ce genre d'attitude, que l'on pourrait appeler de " dénégation " de l'événement qu'a constitué le rejet français, s'avère à terme le principal obstacle au développement, voire au simple maintien de la coopération européenne.

La dénégation de l'Europe qui parle

Est-il nécessaire de dire en quoi elle est illusoire ? Qui peut croire que le processus de ratification pourra reprendre son cours " comme avant " ou que, sauf à mettre fin à la démocratie sur le continent, on pourra par quelque subterfuge, contourner le veto du peuple français ? Quel président pourrait désormais se risquer à soumettre à référendum, et même au vote parlementaire, une version réchauffée et à peine modifée du traité. Quoi qu'en pensent les tenants du traité, il y a là une stérile illusion.

Qui ne voit que ceux qui s'obstinent, ne serait-ce qu'en paroles, à persévérer dans cette voie, risquent de susciter l'effet inverse : rendre l'Europe odieuse, susciter la répulsion à l'égard de tous ceux qui s'en réclameront.

Plus dangereux encore sont ceux qui cultivent le ressentiment à l'égard d'un suffrage populaire, qui, avec ce que les Allemands appellent la schadenfreude (joie mauvaise), prédisant, de manière nihiliste, de sinistres retombées à nos compatriotes.

Mais la contradiction entre ces attitudes et la volonté de relancer le processus européen est encore plus profonde. Le peuple français est aujourd'hui sur ce sujet comme un chat échaudé qui désormais craint l'eau. Le référendum n'a pas seulement arrêté un projet précis, il a rendu à beaucoup toute référence à un projet européen suspecte.

Certes, on va encore quelque temps continuer de discuter budget, PAC, contribution britannique, l'euro va perdurer, mais le ressort est brisé. Même si le traité de Nice continue de s'appliquer, même si les rouages de la machine européenne semblent toujours fonctionner, l'idée européenne est affaiblie et le risque d'un choc en retour qui entraînerait un démantèlement progressif des acquis n'est pas vain.

Pour remettre sur les rails de l'Europe le peuple français - mais aussi les autres -, il faudra désormais l'amadouer et comme un animal rétif, d'abord gagner sa confiance.

Le minimum pour cela est de marquer au peuple français qu'on a compris son message.

Son message et pas seulement ses problèmes. Il est vrai que les Français ont, à l'occasion du référendum, exprimé un mal-être, dont les causes concrètes ont bien connues : persistance d'un fort volant de chômage, délocalisations, stagnation du niveau de vie, déliquescence du tissu social au travers de la crise de la famille, de la montée de la délinquance ou du communautarisme, absence de perspectives pour les jeunes. Comme l'a dit justement un observateur étranger, ce fut plus qu'un vote, ce fut un cri de détresse.

Une Europe maîtrisée

Mais à quelqu'un qui vous marque son désaccord, on ne commence par prendre le pouls ou la température. Qui ne voit ce qu'aurait de désobligeant vis-à-vis du suffrage populaire, une réaction qui s'arrêterait là ? Le peuple exige d'être prise au sérieux. Le vote du 29 mai ne portait pas seulement sur le chômage, le niveau de vie ou l'immigration. Pas même sur le bilan de Jacques Chirac. Il portait d'abord sur un texte constitutionnel. Et ce texte fut, de haut en bas de la société, suffisamment débattu et analysé, au travers d'un exercice démocratique sans doute exceptionnel, pour qu'on ne prenne pas pleinement en compte le message des Français : ils ne veulent pas d'une Europe supranationale, ils veulent garder la pleine maîtrise de leur destin.

Certes, dire que les Français n'ont pas voté contre l'Europe est sans doute vrai. Mais ce serait une grave méprise que de se fonder là-dessus pour revenir subrepticement au texte initial. C'est bien d'une autre Europe qu'ils ont exprimé le souhait.

Et cette autre Europe qu'il faudra malgré tout construire, ne saurait ressembler à celle que l'on vient de leur proposer.

Il lui faudra en particulier renoncer à ces trois utopies qui se trouvaient à la base du traité constitutionnel : celle d'un État européen unique, celle d'une monnaie parfaite (à inflation zéro quelles que soient les effets récessifs de cette ambition), et celle d'un marché pur et parfait (lequel quand il s'étend aux services entraîne une centralisme féroce).

Il ne s'agirait pas là nécessairement d'un " retour en arrière ", expression qui sent trop l'idéologie du sens de l'histoire, pour ne pas être suspecte. Ce ne serait que la troisième phase d'un projet européen déjà vieux de 55 ans. Contrairement à ce qui s'est dit en effet, le traité ne prolongeait pas l'époque glorieuse des années soixante et soixante-dix : depuis le temps des Pères fondateurs, nous avons en réalité eu affaire à deux Europe : la première, celle du traité de Rome tel qu'il fut mis en œuvre par le général de Gaulle dans les années soixante, était fondée sur la négociation permanente, la préservation des souverainetés au travers du compromis de Luxembourg, la primauté de la politique agricole et était accompagnée de la croissance.

Certes, la seconde Europe tient encore de la première : elle voit la persistance d'une Europe agricole apparemment enflée par le passage du soutien des prix au soutien des producteurs, plus coûteux ; c'est aussi dans cette période que furent récoltés, en matière aéronautique et spatiale, les fruits d'une coopération antérieure à caractère intergouvernemental. Mais cette deuxième Europe dont on peut dater l'avènement vers 1985, est en déjà très différente de la première : elle se fonde sur l'Acte unique, la réforme de la PAC et le traité de Maastricht ; elle est marquée par l'extension du vote à la majorité, la fin de la préférence communautaire, désormais largement diluée dans le marché mondial, l'avènement de l'euro.

Prendre son temps

Alors qu'à l'ombre du rideau de fer, la première phase avait été pacifique, la seconde a vu l'Europe unanime se lancer dans une guerre douteuse en Yougoslavie. Et au lieu de la croissance, est venue une récession durable. C'est surtout cette Europe du deuxième type, que le projet de Constitution se proposait de parachever et que les Français ont rejeté le 29 mai. Il est normal que si, comme c'est souhaitable, une Europe du troisième type voit le jour, elle soit très différente des deux premières.

Cela ne veut pas dire qu'il faille tout brader : l'euro, par exemple, aussi longtemps que les économies française et allemande marcheront de conserve - ou auront les mêmes problèmes - et à condition d'être géré d'une manière plus favorable à la croissance, peut continuer sur sa lancée. Et bien entendu l'Airbus, construit en dehors des mécanismes de Bruxelles.

Des avancées sont même envisageables sur de nouveaux plans. La préférence communautaire, largement abandonnée dans le traité, rempart au moins partiel contre les délocalisations, peut être réhabilitée, selon le souhait exprimé lors de son discours de politique générale par Dominique de Villepin. Une politique industrielle dynamique peut être entreprise dans des secteurs nouveaux. De même une meilleure coopération diplomatique, moins fondée sur les bonnes intentions, celles dont l'enfer est pavé, et davantage sur les intérêts.

Cela ne veut pas dire non plus qu'il faille redémarrer tout de suite. On assistera nécessairement à une période de flottement. Le temps que s'effectue, pour les déçus du 29 mai, le travail de deuil d'une Europe désormais révolue. L'ampleur de l'événement exige que tous en prennent peu à peu la mesure et cela exigera du temps.

Mais tenons pour assuré qu'aucun redémarrage du processus européen n'est inimaginable sans une pleine prise en compte du message du 29 mai.

*Roland Hureaux est essayiste.

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