Un effondrement emblématique :  la fin de l'empire romain

Aucune structure civile et militaire n'est comparable à l'Empire romain que ce soit par son étendue – par rapport au monde connu d'alors, par sa durée excédant sept siècles, et enfin par son impact civilisationnel. Le monde romain est un monde essentiellement militaire, tant à sa fondation que durant la Pax Romana qui ne fut possible que parce qu'une veille combative suffisante fut maintenue au limes ; ce dernier étant conçu comme une limite au-delà de laquelle régnait la barbarie aux menaces multiformes. L'effondrement, par paliers, puis inéluctable de ce monde romain pose donc le problème d'un affaiblissement progressif de la prise en compte des risques futurs, ainsi que de l'esprit de défense corrélatif et de la combativité disponible, cette attrition multiforme et mortifère semble sans précédent dans l'Histoire.

Retrouvez l'intégralité de cet article dans le dernier numéro de la revue Liberté Politique, Démographie : une catastrophe annoncée, que vous pouvez commander en cliquant ici

Il faut aussi se rappeler le rôle des intrigues incessantes conduisant à la perte des notions d'intérêt collectif et de long terme, il importe d'évoquer succinctement les comportements, les attitudes et la hiérarchie des valeurs concomitants de cette involution qui frappe en premier lieu la cité impériale.

Une telle étude représente bien plus qu'un intérêt historique car, comme l'avait parfaitement exprimé Ardant du Picq : « Les siècles n'ont point changé la nature humaine ; ses passions, ses instincts - et entre tous le plus puissant : l'instinct de conservation – peuvent se manifester de manières diverses suivant les temps, les lieux, suivant le caractère et le tempérament des races (...) mais au fond on retrouve toujours le même homme[1] ». Si l'homme reste à peu près le même, les circonstances, elles, évoluent significativement. On peut toutefois se demander si notre époque ne ressemble pas plus qu'aucune autre à celle qui vit le déclin de l'Empire Romain. Les similitudes sont nombreuses, spécialement dans l'évolution des valeurs et des mœurs, ainsi que dans la difficulté à définir un adversaire en termes d'altérité. Ces deux époques se caractérisent aussi par une intrication, une confrontation entre, d'une part, des « civilisés » débordant d'avoir – mais dont l'être est réduit à une « insoutenable légèreté », d'autre part, l’équivalent des « barbares » – en voie d'occidentalisation – jaloux de leur identité, fût-elle rudimentaire, et pourvus d'un être exigeant, agressifs à mesure même de leur frustration d'avoir. Dans le cadre d'une telle tension interculturelle, source fatale de malentendus et d'affrontements, l'avoir peut s'accaparer, mais l'être ne saurait même pas s'échanger, il ne ressorti pas au domaine du transactionnel ; négocier ce qui nous constitue, c'est disparaître. Ainsi finissent les civilisations nanties.

I – Les motivations et les mœurs

Prééminence des distractions et plaisirs

La société romaine finit par n'être qu'une société de loisirs et de jouissances. Ces activités deviennent prépondérantes pour toutes les classes sociales. L'immense masse des chômeurs et oisifs vivant d'assistances est toujours plus nombreuse : 200 000 au IIIe siècle, plus de 300 000 au IVe, alors que la population de l'Urbs a diminué ; depuis deux siècles, ses motivations se limitent de plus en plus à la sphère du « pain et des jeux » suivant la formule de Juvénal[2]. En dehors des jours fériés, qui passent de 65 par an sous la République à 175 deux siècles plus tard (jours pendant lesquels le cirque Maximus de 260 000 places est plein), l'essentiel de l'activité de la plèbe se limite aux jeux de marelle sur le forum ou aux jeux d'osselets ou de dés. « On ne vivait, dit Ammien Marcellin, que du souvenir des fêtes passées et de l'espoir des fêtes prochaines »[3]. Entre temps, la principale préoccupation concernait les mérites supposés de tel cheval ou de tel cocher : « Étrange engouement que celui de tout un peuple respirant à peine dans l'attente du résultat d'une course de chars ! Voilà les préoccupations auxquelles Rome est livrée, et qui n'y laissent place pour rien de sérieux. » Ammien Marcellin précise encore : « Les chanteurs ont chassé les philosophes...  [...] on mure les bibliothèques ».

La jeunesse et même les enfants sont eux aussi – et depuis des générations – des passionnés de spectacle. L’historien Tacite (~ 55-119) l'exprime ainsi : « Je crois vraiment que [...] la passion pour les gladiateurs et les chevaux [est innée] ; c'est tout juste si elle n'a pas été déjà conçue dans le sein de la mère... Rares sont ceux qui parlent d'autre chose dans leurs maisons et, quand nous entrons dans une classe, quelle autre conversation trouvons-nous chez les jeunes ? » Le prestige des gens de spectacle et de plaisir est d'ailleurs tel qu'ils jouissent d'insignes faveurs financières. Ainsi, avec les prêtres, les seules personnes habilitées à recevoir des donations sont : les cochers, les histrions et les prostituées.

Si une partie de la haute société est réticente devant certains spectacles sanglants du cirque, la majorité ne dédaigne pas de s'y compromettre et de partager la passion des cochers, encore qu'elle ait un autre passe-temps : les bains. Les thermes, étuves, solariums, salons de massage leur prennent beaucoup de temps et d'argent, les plus chers deviennent l'équivalent de clubs aristocratiques. Leur usage n'est pas sans rapport avec le développement d'une homosexualité masculine qui n'a plus la virilité de celle des Spartiates, mais qui mime les femmes jusqu'au travestisme ; Juvénal ironise sur les efféminés qui se marient entre eux à défaut de pouvoir enfanter. Une autre activité consiste à organiser des festins interminables dans lesquels l'apparence des mets a plus d'importance que leur sapidité : les plus belles pièces sont pesées devant les convives qui s’exclament, des scribes présents « immortalisent » ces évènements dérisoires.

Les attitudes face à l'épreuve

Ces « élites » que « le luxe a amollies » suivant l'expression de Claudien (~370-404) en viennent à perdre toute capacité à évaluer le coût réel des épreuves de la vie tranchant sur la vacuité de leur ordinaire ; Ammien Marcellin note ainsi  : « Un de ces graves personnages a-t-il à faire une excursion tant soit peu hors de ses habitudes, pour visiter ses terres par exemple, ou pour se donner le plaisir de la chasse (bien entendu sans y prendre une part active), il s'imagine avoir égalé les expéditions de César et d'Alexandre. » . Dans ces conditions, la mort devient encore plus haïssable. Le moine Pélage (~350-420) décrira – alors que les Goths sont aux portes de Rome – la peur générale de cette mort qui « paraissait encore plus terrible à ceux qui avaient davantage joui des plaisirs et des commodités de la vie. » Mais cette peur de la mort, ce goût pour la conservation d'une vie de jouissance ne sont même pas instrumentalisés et ne débouchent guère sur des mesures concrètes salutaires. Au contraire. Ainsi, Rome souffrant de disette jette hors les murs nombre d'étrangers, y compris les savants, médecins et autres professions libérales, mais garde plus de six mille danseuses, figurants et histrions. Le spectacle plutôt que le pain.

Retrouvez l'intégralité de cet article dans le dernier numéro de la revue Liberté Politique, Démographie : une catastrophe annoncée, que vous pouvez commander en cliquant ici

[1] - Charles Ardant du Picq, Études sur le combat, 1880, Paris, Réédition Champ Libre, 1978.

[2] - Satire X, vers l’an 110.

[3] -  Ammien Marcellin, Histoire Livre XXVIII, 4 ; vers 360.