[Archives] Chaque année, depuis cinq ou six ans, à chaque malaise du Pape ou le jour de son anniversaire, les médias s'enflamment, sans cacher leur désarroi : Jean Paul II doit-il démissionner ? Hier adulé pour son charisme médiatique, le pape affiche désormais une image totalement à contre-emploi.

Meurtri par la souffrance et la maladie, il fascine et dérange toujours. Et le monde s'interroge : le pape communicateur a-t-il dans sa misère physique un message à faire passer ?

1/ La question de la non démission du pape surprend les media. Cela semble tenir à un changement de contexte dans la "gouvernance" comme on dit aujourd'hui. Jusqu'à la Première Guerre mondiale, la plupart des États étaient des monarchies où le pouvoir était souvent en grande partie exercé par le monarque, et ce jusqu'à sa mort. Le rôle de la personne du chef de l'État était essentiel et pourtant on ne le poussait pas à la démission lorsqu'il devenait vieux ou malade. Tout le monde savait que Frédéric III de Hohenzollern, en accédant au trône de Prusse et d'Allemagne en 1888, souffrait d'un cancer généralisé. On ne l'a pas empêché de régner (moins d'un an : Dreikaiserjahr).

Aujourd'hui, alors que les monarchies se sont raréfiées, la présence à la tête d'un État ou d'une institution comme l'Église de personnes âgées ou malades choque, tout simplement parce que c'est devenu rare. Voir le "scandale" médiatique de la maladie de Mitterrand, ou bien le courant qui estime que la reine d'Angleterre devrait abdiquer — tout simplement parce qu'elle est âgée — en faveur de son fils (qui lui a déclaré : "Vous avez incarné quelque chose de vital dans nos vies : la continuité.") La question que posent les media n'a de sens que dans un monde de type républicain, où le "faire" l'emporte sur "l'être" et où le souci de "transparence" est poussé jusqu'à l'extrême. Cette attitude mutile l'homme en le calibrant : la fonction l'emporte sur l'homme qui l'assume. Ce n'est plus tout l'homme qui assume la fonction mais c'est la fonction qui calibre l'homme. Mais n'a-t-on pas en fait une vision réductrice de la fonction ?

2/ Les media ne montrent les personnes âgées, handicapées ou malades que comme des personnes dont on s'occupe. Et non comme des personnes qui ont une activité ou un pouvoir institutionnel : cela gênerait notre mentalité eugéniste. On rejoint le point précédent. Cependant on observe que se multiplient les associations et les actions qui visent à maintenir ces personnes dans leur activité. Je pense particulièrement aux personnes sujettes à des maladies de dégénérescence neurologique comme la maladie de Parkinson : elles-mêmes s'organisent pour pouvoir continuer leur activité. Il en va de même des handicapés moteurs, etc. Pour ces personnes, l'exemple du Pape qui refuse de subir le diktat des bien-portants est un encouragement.

3/ Il y aurait aussi à redécouvrir les valeurs qui sont propres à la vieillesse et à la maladie. Le pape s'est exprimé là-dessus dans sa lettre aux personnes âgées et malades (1999). Chaque âge de la vie a ses avantages et aussi ses inconvénients, le dernier ne déroge pas à cette loi. Ne revenons pas là-dessus. Ce pape âgé n'est pas admirable parce qu'il demeure jeune (ce serait au contraire un signe d'immaturité) mais parce qu'il assume l'âge et la maladie tant dans son corps que dans son esprit, c'est-à-dire qu'il demeure unifié et non pas comme tant de pathétiques vieillards d'aujourd'hui qui nient dans leur esprit la réalité qui affecte leur corps.

4/ Mais ce qui paraît le plus intéressant, c'est le paradoxe suivant : ceux qui réclament le plus la démission du pape sont ceux qui sont le plus critiques à son égard. Qu'est-ce que cela signifie ? a/ Une logique médiatique. Les media ont besoin de simplicité. Le pape, c'est : " une institution = un homme ". C'est beaucoup plus pratique pour les journalistes qu'une institution collégiale, forcément plus abstraite. Quelle que soit l'orientation du pape, on en a besoin pour avoir une figure emblématique.

b/ Un désir de changement. Ce n'est plus l'attitude médiatique qui prévaut ici (n'importe quel pape, du moment que ce soit une personnalité sur laquelle gloser) mais l'espoir que l'institution change parce qu'on ne se satisfait plus d'elle. On profite de "conditions objectives" (la vieillesse, la maladie) pour réclamer ce que l'on n'aurait pas osé réclamer auparavant : l'éviction du gêneur. Autant la première attitude regroupe plutôt des non croyants, autant celle-ci touche plutôt les chrétiens "progressistes", hostiles à la configuration actuelle de Rome.

Je parle de paradoxe parce que ceux qui reprochent à Rome son centralisme (dans sa configuration actuelle) sont les mêmes qui réclament la démission du Pape. Peut-être sont-ils partisans du centralisme, mais dans un autre sens (le prétendu "esprit du concile", s'imposant autoritairement d'en haut à la masse, ce qui correspond bien à l'idéologie révolutionnaire) ? Ou alors ils sont hostiles à tout centralisme romain et ils devraient se satisfaire de voir à la tête de l'institution un homme vieilli et fatigué, ayant par le fait même, moins de capacité d'initiative et (surtout, en l'occurrence) d'exécution.

Rappelons donc :

- qu'un "règne" est une bonne parabole anthropologique. L'homme n'est pas qu'un être jeune et en bonne santé, toujours semblable à lui-même. En demeurant en fonction, le pape réintègre dans la société vivante tous ceux qui ont été poussés à sa marge. La société ne saurait durablement détourner son regard de l'homme dans son déclin. En outre le vieillissement et la maladie du pape permettent de rendre attentifs l'opinion à des valeurs différentes. C'est la vie contre la fonction.

- qu'un règne, déjà réduit dans sa durée eu égard aux modalités de l'élection pontificale, a l'avantage, dans un monde mouvant, de donner un point de repère symbolique par sa relative longévité.

- que l'Église n'a pas nécessairement besoin à chaque instant d'un "manager" dans toute la possession de ses moyens. Il peut y avoir une alternance de phases, comme dans une respiration. L'Église n'est pas tout entière le Pape. Elle peut très bien vivre et se développer même si la figure du pape est effacée (comme ce fut le cas tant de fois dans l'histoire). Après tout l'unique Église est communion d'Églises locales. L'éclipse momentanée de la personnalité du Pape peut faire ressortir le rôle de la collégialité épiscopale, de l'évêque dans son propre diocèse, des services de la curie romaine, etc. Une "fin de règne" n'a pas que des aspects négatifs. Elle peut donner le temps d'assimiler ce qui a été produit (notre époque produit tout le temps, et elle ne se donne jamais le temps d'assimiler) et elle permet de "désirer" vraiment une nouvelle phase plus active après cette sorte de pause. Je pense que l'on a besoin d'une telle alternance : c'est la loi de la vie.

Éric Iborra, prêtre de l'archidiocèse de Paris, est aumônier d'hôpital.

Sur ce sujet :

Lettre du pape Jean Paul II aux personnes âgées, 1999