laicité

Signe des temps le système des valeurs qui servent de référence à la droite et à la gauche est perturbé. Démonstration.

Elisabeth Badinter a récemment  jeté  un pavé dans la marre en  disant que seule Marine Le Pen défendait la laïcité.

Propos provocateurs qu’il ne faut pas trop répéter car ils pourraient avoir l’effet d’une self realizing prophecy : une réalité qui prend corps  du seul fait d’être formulée. Beaucoup risquent  désormais de ne plus oser défendre la laïcité de peur d’être catalogués à droite, comme le sont déjà   Résistance républicaine, Riposte Laïque et tous les amateurs de « saucisson-pinard ». Cela vaut surtout si    le combat laïque a l’air d’être dirigé contre  l’islam : mais qui d’autre menace aujourd’hui la laïcité ?  

Faut-il s’étonner d’une telle tendance ? Contrairement à ce que beaucoup pensent, il n’y a pas de valeurs politiques qui se rattachent intrinsèquement à la  droite ou à la gauche, en dehors peut-être de ce qui touche au partage de la richesse, et encore.

Les exemples sont à cet égard multiples.

Une symbolique instable

Etre « patriote » signifiait en 1793 adhérer aux valeurs de la Révolution française contre les aristocrates. L’esprit cocardier était alors l’apanage de la gauche. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, le sabre et le goupillon ne faisaient pas bon ménage. Une  des motivations de la Commune avait été le jusqu’au-boutisme du peuple de Paris ulcéré que la droite parlementaire  fasse la paix avec l’Allemagne.  Cela jusqu’à l’affaire Boulanger où, du fait  d’  hommes comme Déroulède ou Barrès, le nationalisme bascula à droite, orientation renforcée par l’affaire Dreyfus.

Quoique combattu par Clémenceau et les radicaux, le colonialisme était aussi à ses débuts l’affaire de la gauche républicaine.

Plus près de nous, le Front national, qui désignait l’extrême gauche en 1945,  désigne l’extrême droite aujourd’hui.

La défense des langues régionales était une valeur de droite et même d’extrême droite sous la IIIe République. Les félibriges adeptes du provençal, qui se réunissaient autour de Frédéric Mistral, étaient notoirement proches de Charles Maurras ;  l’école de la République bannissait au contraire  les patois des cours de récréation. Aujourd’hui, l’intérêt pour ces langues, d’autant plus symbolique qu’elles ne sont plus guère parlées, est, via l’écologisme, un des marqueurs les plus sûrs de la sensibilité d’extrême gauche.

Et certains aspects de l’écologie ne rappellent-ils pas le refus du machinisme de la  partie la plus rétrograde de l’opinion au XIXe siècle, voire le retour à la terre cher au régime de Vichy ?

L’homosexualité n’est devenue un thème politique qu’à une époque très récente : même en mai 68, personne n’en parlait.  Mais au début du XXe siècle, cultiver la différence homosexuelle était socialement assimilé à une certaine aristocratie décadente et donc à des opinions de droite ou d’extrême droite : les romans de Proust sont très significatifs à cet égard. D’ailleurs, c’est ainsi que l’entend encore une partie de la classe ouvrière, surtout immigrée.  Par quel étonnant renversement, la promotion de l’homosexualité en est elle arrivée à être un des plus sûrs  marqueurs de la gauche ?  L’étude reste à faire.

Que la laïcité ait été longtemps le cheval de bataille, clairement marqué à gauche, des républicains contre l’Eglise catholique et la droite contre-révolutionnaire, qui ne s’en souvient ? Les hussards noirs  de la République,  au service de l’école de Jules Ferry eussent été surpris  de voir que la laïcité pouvait passer à droite. Comme aussi bien  l’attachement à la bonne vieille école républicaine,  son tableau noir, sa craie blanche, ses blouses grises et ses méthodes éprouvées.

L’affaiblissement de l’Eglise catholique, qui n’est plus un épouvantail,   est sans doute une des raisons de cette évolution, encore que  le laïcisme à la  Mélenchon,  autant qu’il reste seulement anticatholique,  demeure de gauche.

L’islam, pole progressiste  

La difficulté vient de l’islam. Il constitue  aujourd’hui une référence assez puissante pour organiser autour de lui la symbolique politique. Il semble acquis que tout ce qui s’en prend  à l’islam est réactionnaire.

Cette  charge symbolique n’est pas nouvelle : sans remonter jusqu’à la guerre d’Algérie, souvenons-nous que, lors de la guerre du Liban, il y a 25 ans, parler du camp « islamo-progressiste » était devenu une sorte de réflexe chez la plupart des journalistes alors que le dit  camp visait déjà le rétablissement de la charia.   Les chrétiens phalangistes  étaient au contraire associés à l’extrême droite ; on évoquait avec complaisance le flirt  du fondateur de la phalange avec le régime hitlérien, sans jamais  rappeler  le compagnonnage  autrement plus  étroit entre les premiers mouvements palestiniens  et le nazisme.

Pourquoi l’islam, en dépit de son aspect socialement si rétrograde a-t-il réussi à s’installer symboliquement dans le camp progressiste ? Parce que,  sur le plan mondial, le monde musulman  se positionne contre les puissants, identifiés à l’Occident chrétien ? De même que le judaïsme et la judéité, connotés à  gauche dans le monde occidental (y compris aux Etats-Unis), surtout depuis 1945, sont au contraire, par une étonnante inversion de polarité,  à cause de l’Etat d’Israël sans doute, rattachés à  l’impérialisme américain et à la réaction dans le reste du monde. Mais l’ancrage à gauche  de l’islam vaut-il aussi pour  les monarchies du Golfe  qui, à bien des égards, en sont encore au Moyen Âge ?  Vient-il tout simplement du fait que  l’islam de France est issu  de l’immigration ? On peut en discuter.

C’est cette polarité sémantique qui explique en partie  l’extrême timidité de la gauche française,  dès qu’il s’agit de l’islam, à défendre les valeurs laïques qu’elle portait jadis haut et fort contre le catholicisme. Quand l’Eglise catholique interdisait la viande le vendredi, l’école laïque s’en fichait ; quelle école ose  aujourd’hui servir du  porc en plat unique ? Seul au parti socialiste, Manuel Valls a voté  l’interdiction de la burqa ! Des femmes voilées sont entrées dans les instances du parti anticapitaliste de Besancenot, pourtant issu de la gauche trotskiste ultra-laïque. Et que dire de  l’autocensure de plus en plus grande des responsables et  militants de gauche face aux prétentions rituelles, culinaires, scolaires ou hospitalières de l’islamisme, illustrée par la politique de la mairie de Lille en matière de piscines ou de cantines ( certains maires de droite n’agissent  pas autrement ) ?

Que l’on en soit arrivé là, qu’une gauche issue pour l’essentiel de la  philosophie des Lumières marque des complaisances pour l’islamisme le plus rétrograde, est sans doute le signe d’une grave perturbation des systèmes de valeurs des uns et des autres.

Et l’économie ?

La confusion des valeurs est aussi  nette sur le plan économique. Jadis, le partage était clair : à la droite le libéralisme et l’Etat minimum, à la gauche l’intervention de l’Etat, les services publics, la solidarité. Mais la gauche  était aussi internationaliste, voire universaliste ; et c’est par là que le virus du libéralisme est entré ! Comment, ouverte au monde et portée à la fraternisation des peuples, la gauche, en tous les cas la gauche social-démocrate, aurait-elle refusé le libre-échange, la construction européenne dont elle partage d’ailleurs la paternité avec la démocratie chrétienne ?  Mais l’Europe, telle qu’elle est,  impose une idéologie libérale : les syndicats ont beau protester en France contre le démantèlement des services publics, y voir aujourd’hui l’effet du sarkozysme le plus débridé, il y a généralement, derrière, une directive européenne avalisée par le parti socialiste. Le mondialisme, stade suprême de l’internationalisme économique,  accroit partout les inégalités, sans doute   jusqu’à disqualifier tout projet social.

De fait, personne ne sait si l’Europe est de droite ou de gauche : pour  une partie de la droite (et pour  l’extrême-gauche), c’est une concession qu’elle a arrachée à la gauche et qui prévient celle-ci de toute dérive aventuriste, qui la maintient dans le « cercle de raison » ; pour d’autres, au contraire, c’est une utopie internationaliste, une forme de constructivisme typiquement de gauche,  qui a fini par contaminer la droite. La seule chose sûre, c’est qu’être contre (comme contre le mondialisme) vous déporte vers les extrêmes : extrême-droite si vous êtes plutôt à droite, extrême gauche si vous êtes plutôt de gauche. Aujourd’hui, l’oligarchie est au centre et ceux qui la contestent aux extrêmes.

En définitive, le seul marqueur constant du clivage droite-gauche pourrait être la question du partage des richesses, tel qu’il se posait, dans toute sa brutalité,  à Athènes au temps de Solon, à Rome au temps des Gracques à Florence au temps des Ciompi. Là se retrouve le clivage ancestral des patriciens et des plébéiens, des blancs et des rouges, des bourgeois et des prolétaires. Il demeure largement pertinent quant à la géographie électorale. Socle stable enfin ? Rien n’est moins sûr. Le phénomène du vote bobo : vote de gauche dans les quartiers riches à la mode, voire les centres anciens, né à Paris, commence à toucher certaines villes de province, comme Bordeaux ou Toulouse (ou la liste municipale des « motivés », d’extrême gauche, avait eu ses meilleurs succès dans les quartiers bourgeois). La fondation Terra nova suggère que le Parti socialiste « largue »  la classe ouvrière, vouée au lepénisme. Mais cette tendance n’est qu’à l’état d’esquisse : n’en tirons pas de conclusions trop hâtives : Neuilly et Versailles  ne votent  pas encore à gauche !

 

 

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