Les sept leçons de la Manif pour tous : un renversement politique

La manifestation des familles du 5 octobre 2014 a été, une fois de plus, un énorme succès. Au soir de cette journée, chacun se demande une fois de plus où va aller ce mouvement et à quoi il peut aboutir ?

SUR LA BASE des bonnes études d’opinion à notre disposition[1], et à la lumière d’une sagesse politique classique, nous sommes en mesure de répondre à ces questions.

10 millions de personnes

1/ Nous ne sommes pas en face d’un mouvement groupusculaire, ou catégoriel, mais d’un mouvement de masse. 

Le concept de base, pour l’analyse, est la tripartition en trois segments d’opinion : les « proches », les « indifférents » et les « éloignés ». En chiffres ronds, 30% de proches, 30% d’indifférents, 40% d’éloignés, dont 30 de très éloignés. 15% de très proches, qui font un bloc d’environ dix millions de personnes, tous âges confondus. C'est le chiffre et c'est l'ordre de grandeur qu'il faut garder en tête.

Ancré dans la durée

2/ Nous ne sommes pas en face d’une jacquerie passagère, mais d’un mouvement de résistance massif, luttant pour un intérêt profond et non négociable, déterminé, ancré dans la durée. 

En effet, rapportée aux 15% de très motivés, une première manifestation d’un demi-million de personnes représente déjà une mobilisation de base de 5% de la masse, tous individus compris. Cela ferait, sur un sujet national quasi unanime, 3 millions de Français manifestants à Paris. Cela donne la mesure de la motivation.

Il n’y a aucune vraisemblance qu’un tel mouvement aussi profond s’amortisse dans les années à venir. Au contraire, le rouleau compresseur libertaire continuant à tout écraser, la colère s’empare des citoyens. Les chiffres donnés par la police ne font qu’enrager les participants.

Un mouvement trans partis

3/ Nous ne sommes pas en face d’un mouvement de protestation catégoriel, mais d’un mouvement national. Celui-ci divise la totalité des partis, des classes sociales et des cultures. 

Les hommes et les femmes se répartissent de la même façon entre proches, indifférents et éloignés.

Socio-culturellement, les plus éloignés sont les plus athées, les plus riches (cadres supérieurs) et les plus protégés (fonctionnaires). Est-ce cela, la gauche ? Toutefois, il reste 40% des catholiques non pratiquants qui se sentent éloignés, et plus de 20% des sans-religion qui se sentent proches. Quant aux « autres religions », c’est-à-dire à plus de 80% l’islam, elles sympathisent à 40% (avec 34% d’indifférents et 26% d’éloignés).  

Les plus de 65 ans sont plus « proches », mais, en dessous, c’est la même division tripartite avec trois tiers (plus ou moins gros ou petits) de proches, éloignés ou indifférents. Et les plus jeunes, relativement plus proches.

Plus on vote à gauche, plus on est éloigné (FG : 82, PS : 65, EELV : 58. UDI : 37, UMP : 29, FN : 26). C’est là que s’applique le moins la loi d’égale tripartition. Mais la moitié des gens ne votant pas, ces chiffres sont moins significatifs. Surtout que les ouvriers, qui ne votent plus à gauche, sont le groupe le plus proche (41% + 30% d’indifférents). En outre, il y a aussi des proches à gauche (20%), des éloignés à droite (30%), et des indifférents partout.

En un mot, toutes les divisions habituelles sont recoupées par une nouvelle division longitudinale qui les traverse toutes.   

Une mutation profonde

4/ Nous sommes en face d’un mouvement massif, mais pas majoritaire. Dans ces conditions, faute d’une stratégie d’alliances, toute politique isolationniste le condamne à l’échec.

Mais, pour pouvoir négocier des alliances, ce mouvement devra savoir ce qu’il est et où il va. Sans doute va-t-il « objectivement » dans une certaine direction, que nous allons développer plus loin (voir point 5). Mais son leadership, pour le moment, ne donne pas l’impression de reconnaître cette direction, ou de vouloir la déclarer. Il ne définit pas ce que serait pour lui la victoire, au-delà du retrait de quelques textes législatifs ou réglementaires. Ce sont des objectifs trop réduits pour une telle énergie. Par suite, le mouvement, bien qu'il développe de nombreux liens internationaux, n’a encore guère de stratégie au-delà de la protestation.

Dans de telles conditions, un mouvement ordinaire, privé de perspective et confronté à l’échec, se serait amorti. C’est d’ailleurs ce à quoi s’attendaient les observateurs. Le démenti de l’expérience prouve que nous sommes en présence d’une évolution très profonde et durable des esprits, qui a tous les caractères d’une mutation de première grandeur. Quelle est donc cette direction « objective » du mouvement ?  

La redécouverte d’une norme fondatrice

5/ Nous sommes en face d’un mouvement historique, qui n’est pas une arrière-garde passéiste, mais un dynamisme nouveau, voué à structurer la vie publique dans les décennies à venir. 

Nous sommes en effet face à un mouvement qui s’inspire objectivement d’un puissant concept de nature. Philosophiquement, ce mouvement se définit comme une redécouverte par un peuple de la nature comme norme.

Cette redécouverte a d’abord eu lieu de manière plus superficielle dans les milieux écologistes, face aux dégâts causés à l’environnement. Elle s’est accomplie ensuite de façon bien plus profonde, en silence, et dans un nombre considérable d’esprits, face à la confusion pathogène causée en l’homme et en la société par la négation radicale de la nature et de sa normativité.

Ce dynamisme nouveau n’a pas encore conscience d’être ce qu’il est. Il s’interprète encore souvent lui-même en termes du passé. Mais, « objectivement », il se situe au-delà du rationalisme de gauche ou libéral, au-delà du traditionalisme conservateur et au-delà de l’irrationalisme d’extrême droite.

Cette nature-norme se situe à son niveau propre, qui a sa consistance propre. Sans l’exclure, elle ne fait pas immédiatement référence à Dieu Créateur comme norme théologale ultime. C’est une conception classique, qu’on trouve notamment chez les Romains, les Grecs et les Chinois. Cette idée d’une nature comme dynamisme orienté dont résulte une harmonie, inscrite dans une histoire, et faisant norme aussi pour la raison pratique, est adaptée au multiculturalisme contemporain (dont le relativisme a été la forme superficielle).

Cette idée force devra s’accorder chez nous avec la tradition de l’humanisme. Si cet accord trouve sa juste formule, il rendra un avenir humain à notre pays et à la civilisation.

Les conservateurs au pied du mur

6/ Nous sommes en face d’un mouvement qui cherche sa place sur l’échiquier politique, n’ayant pas encore compris qu’il était voué à restructurer l’espace politique tout entier.

Modérés par tempérament, par éducation, par position sociale, les leaders du mouvement voudraient exister dans l’espace libéral classique. Ils préféreraient cela de beaucoup à d’autres tentatives plus radicales. Mais l’énergie propre de leur mouvement contrarie leur modestie et leur prudence. C’est pourquoi ils peinent à trouver leur place dans le paysage, entre les partis existants.

Si ces derniers ne se résolvent pas à lui faire une place et même, peu à peu, à se laisser restructurer à partir de son dynamisme, nous verrons les gens décrocher peu à peu du système politique et le rejeter dans son ensemble. C’est alors que les événements pourraient prendre un tour assez différent.

Les partis libéraux avaient l’habitude de disposer d’un appui conservateur, allié dominé, qui se contentait de ralentir l’évolution libertaire, puis s’avouait vaincu et s’occupait à ralentir une autre nouveauté, et ainsi de suite. Mais, nous ne sommes plus ici en face d’un parti conservateur en repli continu. L’offensive pseudo-progressiste a atteint son point culminant en débouchant dans la ploutocratie mondiale antidémocratique et en multipliant les provocations. La défense en retraite a ainsi fait place à la contre-offensive. Il ne s’agit pas de reconduire la gauche libertaire sur ses bases de départ. Il s’agit de la jeter dans le passé, où l’Histoire la situe déjà.

En face de ce nouveau départ de l’Histoire, les libéraux sont forcés : ou bien de faire une concession inhabituelle et de prendre une vigoureuse décision, qui leur semble trop « conservatrice », ou bien de risquer la rupture définitive de toute alliance « conservatrice-libérale ». Nul ne sait si la classe politique aura assez de flair pour virer de bord à temps.

Quelles alliances ?

7/ Nous sommes en face d’un mouvement qui ne peut certainement pas l’emporter seul, mais qui doit certainement l’emporter, s’il est capable de passer des alliances avec tous ceux qui sont opprimés par la même logique inhumaine.

Ce qui est le plus surprenant, dans les études d’opinion, c’est le nombre considérable des « indifférents ». Recherchons bien le sens de cette indifférence. La victoire historique appartiendra en effet au groupe qui aura su s'adjoindre ces « indifférents » et présenter des arguments propres à rapprocher de lui une partie de ses « éloignés ».

Ces indifférents coïncident sans doute en partie avec les abstentionnistes. Or ces abstentionnistes se trouvent parmi ceux auxquels :

A/ est dénié l'avenir économique, et le droit au travail par la ploutocratie mondiale antidémocratique, dont les partis libéraux classiques, socialistes compris, qu’ils se l’avouent ou non, sont les agents.

B/ Ceux qui en même temps ne se reconnaissent pas dans le FN.

  • Soit qu'ils soient étrangers, ou non Blancs ;
  • soit qu'ils soient musulmans ;
  • soit qu'ils restent attachés à un idéal humaniste et universaliste ou encore européen ;
  • soit qu'ils ne voient pas de solution au problème économique apparemment insoluble de la mondialisation libérale ;
  • soit enfin qu’à leur avis les candidats dirigeants quels qu'ils soient n'arriveront pas à diriger selon de nouvelles idées.

Il est probable que si le mouvement est capable de rallier ces « indifférents », il aura aussi été capable de faire preuve d’une inventivité et d’une ouverture d’esprit telles que, du même coup, il saura rapprocher de lui certains « éloignés ».

Si ce qui précède est exact, nous savons à quelles conditions le mouvement peut réussir à nouer des alliances, et donc à quelles conditions il peut réussir. 

 

Henri Hude est philosophe, directeur du pôle "Ethique" des Ecoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan, ancien élève de l'ENS

Dernier ouvrage paru : La Force de la liberté (Economica, 2013)
www.henrihude.fr

Du même auteur :
 S’engager en politique, aujourd’hui

 

 

© Photo : LMPT

 

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[1] Voir par exemple l'étude d'opinion publiée et analysée intelligemment sur le site Atlantico. ** **