Ce n'est pas un Parlement que les Européens ont élu le 7 juin, au sens où nous l'entendons dans nos systèmes constitutionnels nationaux : il n'en a ni la légitimité ni la fonction politique. C'est une assemblée qui va fonctionner selon ses règles propres, telles qu'elles résultent des traités et des pratiques institutionnalisées depuis trente ans, sans grand changement. À l'issue de son élection, quatre grands constats s'imposent : l'abstention très forte, le poids des enjeux nationaux, la domination d'une droite modérée mais plus libérale, et de grandes inconnues politiques (Turquie, traité de Lisbonne).

1/ Une abstention forte et générale

À l'échelle de l'Union, l'abstention atteint le niveau record de 56,9%. Elle croît de façon régulière partout. Les seules exceptions proviennent des pays où le vote est obligatoire (Belgique, Luxembourg), ainsi que d'Italie, et dans une moindre mesure d'Irlande, pour des raisons locales. On constate même des pics très élevés à l'Est avec plus de 70% en Pologne, République tchèque, Slovaquie, Roumanie. À 59,5%, la France n'est donc pas atypique ; même le Royaume Uni a fait moins bien avec 65%.
Les explications, nous les connaissons : absence d'enjeu politique à l'échelle européenne, éloignement, incompréhension des mécanismes institutionnels. Les électeurs ont eu le sentiment que leur vote ne changerait pas grand-chose au fonctionnement communautaire puisque chaque pays n'élit qu'un petit nombre de députés (10% du total pour la France), petit nombre qui le rend marginal à l'échelle de l'Union et l'empêche de peser sur les grands équilibres qui résultent du vote.
Il est vrai qu'avec 736 sièges, le Parlement européen n'est pas loin d'atteindre les dimensions du Soviet Suprême de l'ex-Union Soviétique : de telles assemblées pléthoriques asphyxient toute vie politique, inévitablement et sans exception.

2/ Des scrutins structurés sur les enjeux nationaux

Une prédominance générale des enjeux nationaux. Comme il n'existe pas un peuple européen formant un corps souverain, mais des peuples formant une Union dont ils demeurent les maîtres, logiquement leur vote s'est structuré sur une base nationale autour d'enjeux nationaux :

  • en Allemagne, ce fut un galop d'essai en vue des élections générales de l'automne, d'ailleurs favorable à Mme Merkel ;
  • au Royaume Uni, un avertissement lancé à Gordon Brown dans un contexte d'implosion de sa majorité minée par le scandale des notes de frais des parlementaires ;
  • en Italie, un referendum focalisé sur la personne et les frasques de Silvio Belusconi qui ne s'en tire cependant pas trop mal ;
  • en Espagne, la sanction d'une mauvaise gestion de la crise par le PSOE qui sauve néanmoins les meubles ;
  • au Portugal, la même sanction, mais sévère, du Parti socialiste au pouvoir assortie d'un succès des partis d'extrême-gauche portés par la crise ;
  • en République tchèque, une revanche concédée à l'ex-premier ministre conservateur Topolanek renversé par les socialistes en avril dernier ;
  • en Belgique, un scrutin totalement éclipsé par les élections régionales qui avaient lieu le même jour et où se jouait l'avenir du fédéralisme.

Quelques percées souverainistes et extrémistes, mais limitées. On note cependant quelques exceptions, marquées par la contestation des mécanismes européens et débouchant sur des percées ponctuelles de souverainistes et de quelques extrémistes :

  • au Pays-Bas avec l'émergence du Parti de la Liberté de Geert Wilders, partisan du démantèlement du Parlement européen, qui se place en deuxième position ;
  • au Royaume Uni, avec le succès inattendu du parti UKip qui veut sortir le pays de l'Union européenne et qui arrive en deuxième position derrière les conservateurs, ainsi que l'émergence du British National Party d'extrême-droite qui aura des élus pour la première fois ;
  • même percée du parti nationaliste d'extrême-droite JOBBIK qui arrive au troisième rang en Hongrie ;
  • comme en Autriche avec les eurocritiques de la liste Martin (populistes de gauche) et les nationalistes du FPÖ.

Sauf en Irlande où le mouvement Libertas de Declan Ganley, le fédérateur du "non", arrive en sixième position et n'obtient aucun siège, la victoire revenant aux partis pro-européens : l'Europe a sans doute été considérée comme le meilleur parapluie contre la grave récession que subit le pays.
Une seule tendance générale : le recul des sociaux-démocrates. Celle-ci est très nette, et se traduit parfois par de sévères défaites. Si l'on peut tirer une leçon, c'est celle d'un glissement général à droite, au profit des partis conservateurs ou libéraux, et dans une moindre mesure de la droite extrême (la France étant atypique de ce point de vue). Il n'est pourtant pas suffisant pour cristalliser une majorité solide et cohérente autour du Parti populaire européen (PPE) au sein du Parlement européen.

3/ Un Parlement européen qui va se chercher

 

Un PPE en porte-à-faux. Lundi matin, le PPE criait victoire et se voyait déjà crédité de 296 sièges, soit 8 de plus que dans le Parlement sortant. Las ! Mardi matin il lui fallut déchanter : les conservateurs britanniques ne siègeront plus en son sein mais formeront un groupe à part avec des députés polonais et tchèques. Du coup il ne compte plus que 263 parlementaires, soit 33 sièges de moins qu'escompté, et voit s'éloigner sa perspective de domination du Parlement européen : il va lui falloir trouver des alliés et se plier aux compromis trans-partis qui lui été tant reprochés (cf. la composition provisoire).
La Commission ? On prend les mêmes et on recommence. Les grandes manœuvres ont immédiatement commencé avec la candidature de M. Barroso au renouvellement de son mandat à la tête de la Commission. Ce renouvellement est très probable : il a soutien de la plupart des gouvernements, qu'ils soient sociaux-démocrates ou conservateurs. On en comprend d'ailleurs la raison, qui n'est pas forcément mauvaise : M. Barroso est partisan d'une Commission au profil bas et technique qui laisse les chefs d'État et de gouvernement occuper le devant de la scène et mener le jeu politique. N'est-ce pas d'ailleurs un des moteurs de la campagne de l'UMP que N. Sarkozy a allumé en s'appuyant sur l'expérience de la présidence française ?
Les Verts conduits par Cohn-Bendit ont d'ores et déjà entrepris de torpiller cette candidature. Ils ont peu de chance d'y parvenir, mais ils sont en mesure d'en retarder l'aboutissement, de compliquer la désignation des autres commissaires, et d'entraver la constitution d'une grande coalition de législature entre le PPE et le Parti socialiste européen. Mais en transposant à Strasbourg les clivages idéologiques français, ils risquent de faire exploser le PSE qui n'en demande pas tant ; à moins qu'eux-mêmes ne finissent par rentrer dans le rang et se joindre au concert habituel.
Un Parlement nettement plus libéral, au grand dam des Français. Une chose est certaine : sur les questions économiques et sociales, le nouveau Parlement européen va s'avérer nettement plus libéral que le précédent.
En effet, à la différence de la droite française qui, sur ces plans-là est en réalité imprégnée de socialisme et d'étatisme, les chrétiens démocrates, les conservateurs et les souverainistes de tous les autres pays sont de véritables libéraux en économie. Les députés UMP qui vont siéger au sein du PPE seront sans doute rapidement en porte-à-faux par rapport aux thèmes de leur campagne.
Enfin, une chose est à peu près assurée : les souverainistes, qui n'ont jamais réussi à importer leurs thématiques au Parlement européen, n'y parviendront pas davantage. Ils sont divisés en au moins deux groupes qui se regardent en chiens de faïence, voire plus en tenant compte des divers extrémistes, et n'ont jamais réussi à fédérer leurs objectifs politiques ; leurs préoccupations demeurent presque exclusivement nationales ; leur absentéisme proverbial et leur défaut rédhibitoire d'implication dans les mécanismes parlementaires les ont privés de toute crédibilité et influence. Rien ne permet de penser qu'il en sera autrement à l'avenir.

4/ Les grandes questions d'avenir dans le flou

La Turquie ? Rien de nouveau pour le moment. Le libéralisme accru du Parlement européen explique sans doute pourquoi Paris a tout de suite mis la pression sur M. Barroso en exigeant un pacte de législature où se trouveraient en bonne place l'économie sociale de marché , la sécurité, l'immigration, et la question des frontières.
Qu'en sera-t-il de la candidature de la Turquie ? A priori, le pacte n'en parlera pas directement : c'est un sujet qui fâche trop et sur lequel la France est encore totalement isolée. Il lui faudra attendre les élections allemandes et l'éventuelle victoire d'Angela Merkel pour trouver (peut-être) enfin un allié dans son opposition à l'adhésion turque. Tout au plus peut-on penser que les velléités suédoises de pousser les Français dans leurs retranchements ont fait long feu : la proximité des élections nationales dans deux pays majeurs (Allemagne, et probablement Royaume-Uni) interdit au pays qui préside l'Union, ce qui sera le cas de la Suède à partir du 1er juillet, d'ouvrir un tel conflit.
Quant à la Commission, elle ne prendra aucune initiative, ni sur ce sujet ni sur un autre, avant d'être nommée. Comme son mandat vient à échéance le 31 octobre et qu'elle ne sera pas en place avant la fin de l'année, même si M. Barroso est rapidement reconduit, il ne devrait rien se passer d'ici là ; sauf accident.
Ce sera toujours autant de temps gagné pour les Français.
Le traité de Lisbonne ? Pas plus clair qu'auparavant. Tous les États ont définitivement ratifié le traité de Lisbonne, sauf quatre. Dans trois pays, les parlements ont approuvé le traité et autorisé la ratification, mais le chef de l'État n'a pas encore signé ni déposé l'instrument de ratification :

  • en Allemagne, la signature du président de la République est suspendue au jugement de la Cour constitutionnelle sur le recours intenté par les adversaires, mais elle ne fait aucun doute si le recours est rejeté ;
  • en Pologne et en République tchèque, l'opposition notoire des présidents en exercice laisse penser qu'ils attendront le plus longtemps possible, au moins jusqu'à la décision irlandaise, mais qu'ils ne pourront pas tenir indéfiniment.

L'Irlande s'est engagée à soumettre le traité à un nouveau referendum moyennant deux concessions qui lui ont été faites lors du Conseil européen de décembre dernier : la confirmation de sa neutralité via une déclaration ad hoc, et l'engagement pris par le Conseil de renoncer à réduire l'effectif de la Commission pour que tout Etat continue d'y disposer d'un membre. Ce referendum aura lieu à l'automne. Qu'en sera-t-il ? Si l'on en juge par les résultats de l'élection et par les sondages actuels, le oui devrait l'emporter. Mais on sait ce qu'il en est des sondages et de la dynamique de toute campagne référendaire.
La plupart des gouvernements européens espèrent que les Irlandais voteront rapidement et positivement, pour que l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne coïncide avec la mise en route des instances nouvellement désignées, Parlement et Commission. En effet, cette entrée en vigueur interviendra le premier jour du mois suivant le dépôt du dernier instrument de ratification ; ce qui est donc susceptible de se produire au cours de l'automne. Mais non sans risque d'imbroglio juridique.

 

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