Parce que se succèdent sur nos écrans des films à grand spectacle tirés de leurs oeuvres, on rapproche souvent Lewis de Tolkien, et même on les compare.

On a raison de les rapprocher : ces deux universitaires de la même génération, professeurs à Oxford puis à Cambridge pour Lewis, étaient amis et partageaient la même foi chrétienne (Tolkien étant catholique, et Lewis anglican), et le même goût pour l'imagination mythique, "mythopoétique" comme ils aimaient dire.

Ils ont contribué tous deux au renouveau et à la floraison actuelle d'une littérature que nous ne savons pas très bien désigner en français, fantastique, féerique, merveilleuse ?

On a tort cependant de les comparer, surtout si l'on ne considère que le Seigneur des anneaux et les Chroniques de Narnia Le premier de ces livres est l'œuvre d'une vie, œuvre unique à tous les sens du terme, car toute la mythologie de Tolkien, que son succès a permis de publier en de fort nombreux tomes, n'est finalement que le terreau où a cristallisé son chef-d'œuvre. Celui-ci n'a jamais été destiné à un public d'enfants, alors que les sept contes qui constituent les Chroniques visent au contraire ce public.

Écrits il y a un demi-siècle environ, ils sont très vite devenus des classiques de cette grande littérature enfantine, mais non infantile, qui est le propre de l'Angleterre, et que les adultes lisent souvent avec plaisir et profit. Mais leur auteur n'est pas un auteur pour enfants, et les Chroniques ne forment qu'une petite partie de son œuvre. Celle-ci est d'une ampleur considérable, dans des genres littéraires bien distincts — critique et histoire de la littérature, récits, et essais consacrés à la défense argumentée du christianisme. Il est souhaitable que le film qui illustre la première des Chroniques de Narnia fasse enfin connaître en France un écrivain et un penseur remarquable, célèbre dans tout le monde anglo-saxon mais fâcheusement méconnu sur nos rivages.

"Supposition"

La première des Chroniques ? Mais on pourrait m'objecter, si l'on ouvre le volume qui les réunit toutes, que ce soit en anglais ou en français, qu'il s'agit de la seconde, puisqu'elle est précédée par le Neveu du magicien. Mais si l'on choisit l'ordre dans lequel Lewis a écrit ses contes, celui-ci est l'avant-dernier des sept, et le Lion... en est bien le premier. Ce n'est pas un point insignifiant pour l'intelligence de ceux-ci, comme on va le voir, et il faut remercier le réalisateur du film du choix judicieux qu'il a fait de commencer par le commencement, c'est-à-dire par la découverte de Narnia. Narnia n'est pas comme la Terre du Milieu un monde dont tous les détails sont cohérents. En un sens, ses Chroniques sont inachevées, car leur auteur n'a pas eu le temps de les revoir pour en effacer certaines inconsistances. Mais cela montre bien qu'il n'y avait rien là de prémédité, et que Lewis s'est engagé dans ce monde, comme tous les vrais conteurs sans doute, sans savoir où il allait.

Un jour, il a articulé en récit une constellation d'images qui le hantaient parfois depuis longtemps — comme ce faune improbable avec ses paquets et son parapluie dans une forêt enneigée — au gré de ce que nous appelons faute de mieux l'inspiration, ce qui revient à dire que l'envie lui a pris un jour d'écrire des contes, ce qu'il n'avait jamais fait jusque là.

Inutile de le psychanalyser pour ça, comme on l'a fait, ou d'imaginer qu'il était dégoûté de l'argumentation et de la défense intellectuelle du christianisme, auxquelles il n'a jamais cessé de s'employer. Inutile aussi et inexact, lorsqu'on découvre à Narnia une thématique chrétienne sous-jacente, de lui prêter quelque dessein d'endoctriner ses jeunes lecteurs. On a vu resurgir cette interprétation dans les polémiques qui ont précédé la sortie du film, surtout aux États-Unis, et dont on a perçu des échos en France. L'usage catéchétique que font certains des Chroniques (et du film) est certes contestable. Mais s'il faut s'y opposer, à mon avis, c'est à cause de la lourdeur de la lecture et de la méconnaissance de la dynamique réelle de la foi et de l'imagination qu'il traduit, et non pas parce qu'on y décèlerait à tort des traces ou des souvenirs de l'enseignement chrétien.

Si ces traces existent, ce n'est pas à la suite de quelque intention manipulatrice de l'auteur : ces "souvenirs" (on pense à la memoria de saint Augustin) habitaient son esprit, sa foi imprégnait spontanément son activité d'écrivain comme le reste de sa vie, et il n'aurait jamais eu l'idée d'écrire en formulant d'abord une doctrine pour la "traduire" ensuite dans un récit. La découverte que font les quatre enfants et de Narnia et d'Aslan est en même temps la découverte que le narrateur en fait. C'est pourquoi il faut les imiter, se glisser à leur suite dans l'armoire, et non commencer par le récit de la création de Narnia par Aslan (thème du Neveu du magicien), comme si la lecture devait suivre l'ordre du Credo, et que Lewis ait écrit des contes à thèse ! En fait il ne savait même pas, lorsqu'il a publié le Lion..., que le professeur qui héberge les enfants était ce "neveu du magicien", Digory, dont il devait raconter plus tard l'histoire.

Cela est d'autant plus important qu'il s'agit de découvrir en effet dans le Lion une figure du Christ, même si des milliers ou peut-être des millions d'enfants ont lu et lisent les Chroniques (près de cent millions d'exemplaires se sont vendus depuis leur création) sans s'en apercevoir : c'est une possibilité toujours ouverte, non une contrainte. Cette figure n'est pas une allégorie à décrypter, mais une vision de l'imagination, une "supposition", comme le dit Lewis lui-même. Elle "suppose" ce qui pourrait se passer si un monde comme celui de Narnia existait et qu'il ait besoin de secours et de rédemption. Mais tout cela ne transparaît qu'en filigrane, selon un commentaire de Hans Urs von Balthasar, à travers des aventures, des paysages, et une profusion d'animaux et de créatures de toute sorte, ce que le film traduit bien. Quant à Aslan lui-même, dont les interventions à Narnia sont toujours inattendues, ce n'est pas "un lion apprivoisé", comme le dit Tumnus le faune à Lucy. Nulle allégorie ne peut le dompter, seule une libre imagination est capable de l'entrevoir. La réussite de ce personnage montre que Lewis a eu raison d'avoir l'audace paradoxale de le créer.

Narnia nous permet de comprendre la fonction de l'imagination aux yeux de son auteur; elle doit certes nous proposer d'abord des mondes imaginaires crédibles, et d'abord pour notre plaisir, mais son rôle ne s'arrête pas là.

Sous le mythe, une réalité "plus centrale"

Que nous soyons auteur, lecteur ou spectateur, ce plaisir en effet n'est pas une simple fuite, une évasion, un pur divertissement, selon l'idée reçue. Lewis aimait citer une distinction de Tolkien, qui opposait à propos des fables la fuite du déserteur et l'évasion du prisonnier. Un mythe digne de ce nom, dit Lewis, n'aide pas à fuir la réalité, mais fait apparaître, énigmatiquement, ce qu'elle est peut-être "en une région plus centrale". L'étrange dévoile ce que cache la routine quotidienne, nous pousse à nous interroger sur la nature du monde où nous vivons : et si nous pouvions, oui, nous en évader, échapper à la disparition inéluctable à laquelle l'entropie le condamne ?

Ce questionnement, les "contes de fées", auxquels Tolkien a consacré un essai célèbre, le suscitent aussi bien que les grands mythes, y compris ceux qui sont sans fées comme les contes de Narnia. C'est ce que suggère en tout cas le cycle de l'histoire de ce monde, de sa création à ses derniers temps. Le récit de sa fin, dans la Dernière bataille, exaspère particulièrement ceux qui lui sont hostiles pour des raisons idéologiques, puisque Lewis, par une hardiesse narrative remarquable, y évoque longuement ce qui se passe après la mort des héros : approche du paradis, approche de Dieu, qui est le fait aussi, notons-le, de ceux qui n'ont pas connu Aslan au cours de leur vie, mais lui ont obéi en fait à travers une conscience droite. Comment peut-il y avoir une histoire heureuse, une "eucatastrophe" pour parler comme Tolkien, après la dernière catastrophe de toute vie ?

C'est pourtant ce que croient les chrétiens, même si certains l'ont un peu oublié aujourd'hui, croyance qui ne dévalorise en rien la réalité d'ici-bas, au contraire, mais refuse de l'enclore sur elle-même. Les Chroniques nous font voir ce que signifie cette croyance, et touchent un des thèmes centraux de la pensée de Lewis : on ne peut rien croire, ou on ne croit qu'à moitié si "on n'y croit pas", ou si on ne "réalise" pas comme on dit si bien en anglais, de quoi il s'agit..

Or l'imagination joue dans cette "réalisation" un rôle capital, puisque nous sommes des êtres humains, sensibles, et non des esprits purs ; c'est une des originalités de Lewis, dans toute son œuvre et non seulement dans les Chroniques, d'avoir insisté sur ce rôle dans la foi en particulier, mais aussi dans la pensée en général.

Bien sûr, imaginer n'est pas ici donner dans l'imaginaire au sens ordinaire du terme, c'est discerner un aspect de la réalité. Lewis est profondément rationaliste : "C'est la raison qui est l'organe de la vérité", autrement dit imaginer vivement ne garantit évidemment pas la vérité de ce qu'on imagine, mais "c'est l'imagination qui est l'organe du sens", c'est-à-dire qui nous fait saisir ce qui est en question dans ce que nous pensons par concepts (autrement dit ce que nous pensons tout court).

Cela est essentiel quand il s'agit du christianisme, qui de plus n'est pas un ensemble de concepts, mais une histoire, présentée dans un récit : pour en saisir le sens, il faut mettre en jeu à la fois la raison et l'imagination, même si la foi les dépasse l'une et l'autre. C'est "un mythe vrai", selon l'idée proposée par Tolkien à Lewis au cours de leur fameuse promenade, une nuit de septembre 1931. Il n'y a pas "converti" son ami, mais il lui a fourni le moyen d'aller jusqu'au bout d'un mouvement de conversion commencé depuis longtemps par réflexion et raison.

"Mythe vrai" ? Le contraire même de l'idée de "vérité imaginaire". Le Verbe s'est fait chair, "le mythe est devenu fait". C'est sans doute une idée scandaleuse, comme le disait déjà saint Paul, mais un christianisme qui n'intègre pas cette dimension n'est plus que l'ombre de lui-même. Ce n'est pas en tout cas celui qu'évoque la figure solaire d'Aslan.

*Irène Fernandez est l'auteur de Mythe, raison ardente - imagination et réalité selon CS Lewis, Ad Solem, 2005, 518 p., 23,75 €

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