L’islamisme : rupture ou continuité de l’islam ?

Source [Valeurs actuelles]  L’islamisme n’a-t-il rien à voir avec l’islam ? Cette affirmation, courante chez certains médias, est battue en brèche à la lecture du nouvel ouvrage de Marie-Thérèse Urvoy, Islam et islamisme, frères ennemis ou frères siamois ? Pour mieux comprendre l'islam, ses conflits et ses tensions, la spécialiste Marie-Thérèse Urvoy offre des clefs de lecture à travers l'étude des textes. 

Professeur émérite de l’université Bordeaux-III et de l’institut catholique de Toulouse, l’islamologue, historienne et essayiste, expose avec rigueur et fermeté les origines du problème suscité par une religion tiraillée par une ambiguïté de départ et un besoin de réforme. L’experte reconnue nous fait découvrir les schémas mentaux propres à cette religion, ses tiraillements et ses enjeux.

Valeurs actuelles. Il y a un an était annoncée la loi sur le séparatisme islamiste. Quel regard portez-vous dessus ?

Marie-Thérèse Urvoy. C’est le mot même de “séparatisme” qui fait difficulté. L’islamisme ne vise pas à séparer mais à conquérir. Il n’y a pas de partage, mais seulement l’utilisation des moyens administratifs et financiers de l’État en place avec l’intention de les subvertir au profit non pas seulement d’une communauté particulière parmi d’autres mais de la communauté islamique (umma) universelle. Ce qu’exprime la proclamation : “Nous gagnerons par vos lois et nous vous gouvernerons par nos lois. ” Et ce qu’illustre l’imam Iquioussen en incitant ses coreligionnaires à traiter avec des candidats aux élections : apport des voix contre engagement à soutenir leurs exigences.

Dans les textes d’origine du Coran, vous relevez deux courants opposés. Lesquels ? Que nous apprennent-ils ?

Dans les sourates les plus courtes du Coran, qui figurent vers la fin du recueil et qui sont considérées par tous comme les plus anciennes, domine le souci des fins dernières, de façon comparable à d’autres courants de l’Antiquité tardive au Moyen-Orient, et notamment certains auteurs chrétiens syriaques. Dans ces textes, le Prophète est présenté comme un simple “avertisseur”. Ce trait persiste dans les sourates du reste de la période dite mecquoise, c’est-à-dire antérieure à l’émigration (hégire), où le Prophète montre une allure pacifique et un caractère magnanime. Mais une plus grande partie du texte, réputée de révélation ultérieure à l’hégire, donne un tableau d’autorité temporelle et d’action guerrière.

Ce n’est qu’en 1925 que le caractère politique de l’islam a commencé à être mis en question

Or c’est ce dernier aspect qui a été considéré par les institutions islamiques comme les fondements de la communauté, ce qui a donné la prédominance au juridisme. Les thèmes apocalyptiques peuvent être repris par certains auteurs mais soit à titre seulement personnel, soit dans un contexte de subversion de la religion qui a toujours été combattu comme hérésie. Ce qui a pu subsister, c’est une forme atténuée, appelée le murgisme, qui séparait le jugement des actes, relevant de la communauté, du jugement des cœurs, “renvoyé” à Dieu. Accepté très largement de fait, le murgisme n’en a pas moins été souvent invoqué comme une marque de laxisme. Ce n’est qu’en 1925 que le caractère politique de l’islam a commencé à être mis en question par Ali Abdelrazik, qui a été chassé du corps des ulémas et dont la thèse est toujours disputée, puis par Mahmoud Mohamed Taha, qui a été jugé apostat et pendu, et dont le mouvement qu’il a fondé au Soudan est aujourd’hui bien diminué. De nos jours, la critique historique du texte coranique par les orientalistes envisage, plutôt qu’une unique continuité linéaire, la présence simultanée de deux grands courants. L’un, pacifique, va en s’amoindrissant, l’autre, agressif, se renforce. Ainsi, la tradition islamique a sacralisé, sous forme d’une “dictée divine” unique, un texte issu en réalité d’une “histoire plurielle”.

« L’islam a toujours connu divers niveaux de tension. » Lesquels et pourquoi ?
Au niveau de l’individu, le croyant ordinaire est tenté de se contenter de respecter les obligations et les interdits clairement formulés par le Coran. Mais il y a des indications moins évidentes de ce qui est “louable” ou de ce qui est “blâmable”, dont la mise au jour relève de spécialistes. À quoi s’ajoute une vertu de “scrupule” spécifique à l’islam, qui invite à éviter – et à faire éviter – tout ce qui, à quelque degré que ce soit, pourrait impliquer une souillure. Le croyant peu exigeant sera donc en bute à ceux qui, “spontanés” ou titulaires d’une fonction officielle, rappellent tout ce qu’ils considèrent comme des exigences de la Loi. Au niveau de la communauté, il y a les rappels à l’ordre des autorités et la dénonciation, au besoin par des soulèvements de foule, de quiconque est considéré comme un danger moral. Finalement, la communauté islamique étant un système socioreligieux toujours susceptible de contestations, les révoltes sont souvent érigées en mouvements réformistes.

L’exigence de réforme est une réflexion particulière dans l’islam…
Il y a dès l’origine de l’islam une tension entre des formules radicales et les exigences du réalisme social. Cette tension est pérennisée par l’ambiguïté du texte fondateur, qui fusionne avec la même autorité d’une “dictée divine” ces tendances antithétiques. Le besoin de “réforme” est donc constant et s’exprime particulièrement dès que la communauté est troublée soit par une crise interne, soit – surtout à l’époque moderne -par une confrontation défavorable avec des agents extérieurs. Le plus souvent, l’appel à la réforme prend l’aspect d’un appel à un retour vers les débuts, supposant que l’histoire n’a apporté que des dégradations. On oppose donc la pureté initiale, qui est supposée valable toujours et partout puisqu’elle émane de l’enseignement divin, aux multiples compromissions humaines. Le contact avec un Occident plus développé matériellement a suscité deux attitudes antagonistes. Pour l’une, il fallait séparer ses acquis scientifiques et techniques de leur arrière-plan mental jugé pervers, et assimiler seulement les premiers. Pour l’autre, très minoritaire, l’Occident pouvait apparaître comme un modèle en matière de respect des libertés, d’égalité devant la loi, de respect de la femme, etc. Mais ici encore, on pouvait prétendre que ces valeurs étaient déjà présentes dans l’islam, qu’elles avaient seulement été occultées et qu’il suffi sait de les raviver. La remise en question de soi a très rarement amené à une révision de la religion, mais a plutôt débouché sur un discret abandon du terrain.

Vous démontrez une certaine incitation au terrorisme dans les textes islamiques, Coran et hadiths, de quelle façon ?
Je ne reprendrai pas la liste des passages violents dans les textes fondateurs, liste qui a été faite dans d’autres ouvrages que le mien. Je rappellerai, en revanche, qu’à plusieurs reprises, Dieu, dans le Coran, souligne explicitement la “terreur” qu’il “lance” contre des groupes que combattent ses fidèles, violence psychologique qui appelle et détermine une action humaine effective de la part des combattants de la foi. Si ces passages sont peu nombreux, ils semblent bien avoir été très prégnants, comme on peut le voir sur l’exemple de l’historien Ibn Khaldoun, pourtant un des esprits les plus positifs de l’islam au point que l’Occident l’apprécie comme un des précurseurs de la sociologie. Cet auteur fait de la “terreur lancée par Dieu” contre ceux que vont affronter ses guerriers une des “causes cachées” qui expliquent le caractère fulgurant de l’expansion islamique.

« À l’heure du choix, l’option, du plus virulent des musulmans au plus sociologique, sera la umma. » Que cela signifie-t-il ? Quelles conséquences en Occident ?
La communauté islamique est vécue par ses membres comme ce que le Coran appelle le “parti de Dieu”. Ceux-ci se doivent donc d’agir en tant que vicaires de Dieu. Comme on vient de le voir tout récemment, tel tenancier d’une boucherie halal refuse de qualifier son établissement de “boucherie française” et la déclare “boucherie musulmane”. Chez beaucoup dont la foi est affaiblie, voire étouffée, subsiste toujours un sentiment d’appartenance et d’élection. D’où une grande susceptibilité et, dans les situations de confrontation, une tendance à la victimisation. Cela favorise la surenchère et l’insistance sur les marques distinctives, lesquelles, même chez celui qui ne les appliquerait pas, sont du moins l’objet d’une attitude compréhensive.

Dans la pratique, ce que ne fera pas un musulman en raison de sa croyance, il le fera pour la raison de la solidarité communautaire. Car l’islam ne supporte pas de courant objecteur ou d’esprit critique, tout comme il n’accepte pas la neutralité : les infidèles qui ne sont pas islamophiles sont décrétés islamophobes par la umma qui incite, en se posant en victime, les premiers à combattre les derniers. Ainsi, en territoire infidèle, la umma va exiger de conserver son mode de vie et ses rituels et va ainsi développer en Occident un communautarisme conquérant qui s’épanouit sur les terres anticolonialistes et individualistes.

Quelle distinction opérer, finalement, entre islam et islamisme ?
Il n’y a pas de distinction de nature, mais seulement de degré. L’islamiste est un musulman fidèle à ses fondamentaux. Que cela débouche sur des dommages physiques et moraux, c’est seulement la conséquence de ce que nous venons de dire. Aussi, l’expression tant répétée que “les musulmans sont les premières victimes de l’islamisme” est un fourvoiement total. Outre qu’elle fournit à tout musulman un alibi qui l’exonère de tout effort positif personnel, elle procure à d’autres une couverture à leur passivité, pendant que d’autres encore manifestent en foules en liesse lors d’attentats en Occident. Il serait donc plus juste et même plus décent de dire que “des musulmans sont victimes de l’islamisme”, même s’ils ne sont qu’en nombre infime. On ne peut parler de “premières” victimes : la réalité du sort tragique des non-musulmans a réservé ce triste privilège à ces derniers. Les musulmans peuvent se battre entre eux, faire des victimes, certes, mais lorsque se taisent les armes, chaque faction aura le même ennemi, qui est l’infidèle impur. Dire que “les musulmans sont les premières victimes de l’islamisme”, c’est comme plaindre des êtres qui sont intoxiqués par les plantes carnivores qu’ils ont laissé pousser dans leur jardin.

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Islam et islamisme, frères ennemis ou frères siamois ?de Marie-Thérèse Urvoy, Artège, 168 pages, 14,90 €.