Goût du paradoxe poussé au point de publier un livre sur la Turquie et l'Europe* après la décision prise par le Conseil Européen d'ouvrir les négociations d'adhésion ? Retard sur l'événement alors que la grande affaire est désormais celle de la ratification du projet de traité constitutionnel ? Ou tentative de se faire porter par une vague qui s'est révélée plus forte et plus durable que prévu ? Rien de tout cela dans les intentions de Philippe de Villiers, évidemment, mais un dessein bien arrêté de démontrer que la question turque et celle de la Constitution européenne soulèvent "les mêmes enjeux, ont la même actualité et la même urgence" ; et que faute d'avoir été écartée auparavant, l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne doit peser sur la décision que le peuple français est appelé à prendre envers le projet de traité constitutionnel.

 

À rebours de la doctrine officielle, il ne lui est pas difficile de souligner le lien qui unit les deux questions : "Si la principale vertu de la Constitution est de permettre à l'Union de relever les défis de l'élargissement, comment ne pas la confronter avec le cas de la Turquie qui représente, à elle seule, un quantum d'élargissement équivalent à celui des dix États qui vienne de rejoindre l'Europe ?" En rappelant que la Turquie a été associée à l'élaboration du projet constitutionnel depuis son origine au point de cosigner l'acte final, que certaines options symboliques, comme le refus d'inscription d'une mention des "racines chrétiennes de l'Europe", ont été prises notamment pour faciliter son adhésion, que le nouvel équilibre institutionnel proposé "indexe le pouvoir sur le poids démographique" alors même que la part de la population turque dans l'Union pourrait atteindre 20 % d'ici une génération, il ne fait que prendre les gouvernants européens à leur propre jeu, et Jacques Chirac à ses propres mots puisque celui-ci a cru pouvoir affirmer : "Pourquoi donc une Constitution ? Pour réussir l'élargissement." Philippe de Villiers s'estime donc fondé à le confronter à cette réalité qu'il a voulu escamoter.

La Turquie a-t-elle sa place dans l'Union européenne ? La réponse est évidemment négative, et suit le cours d'une démonstration qui fonctionne comme un rouleau compresseur auquel rien n'échappe : ni l'histoire conflictuelle qui a marqué les deux parties sans interruption pendant dix siècles ; ni la géographie, avec ses césures et ses constantes ; ni les questions stratégiques que poserait à l'Europe la translation de ses frontières au cœur de tous les conflits du Caucase et du Proche-Orient ; ni les risques majeurs qu'il y aurait à importer au sein des pays européens la problématique des tensions internes à l'islam ; ni le contresens commis — de mauvaise foi — par tous ceux qui parent le gouvernement turc des plumes de la laïcité pour masquer la réalité d'une étatisation exclusive de la religion imposée à la société ; ni la charge prévisible, délibérément occultée dans les travaux préalables de la Commission, de ce nouvel entrant sur les futurs budgets communautaires, etc.

Bien que tout cela soit désormais assez connu depuis que le débat sur l'adhésion de la Turquie a pris son essor en France, il était bon de le développer davantage qu'en des articles de presse ou des entretiens toujours trop courts, dans un ouvrage qui permet d'exposer complètement l'argumentation et d'y ajouter au fil des pages des anecdotes illustrant le propos mieux qu'un long discours : je pense au comportement étrange de l'ambassadeur de Turquie en France, aux conditions d'organisation de la visite du Premier ministre turc au mois de juillet 2004, ou à cette note qu'un membre de la Commission européenne a adressée à son collègue chargé de l'élargissement, et citée intégralement en annexe, dans laquelle il s'étonnait d'apprendre la teneur de la recommandation que la Commission s'apprêtait à faire au Conseil par la lecture de la presse.

Club chrétien ? Je voudrais cependant m'arrêter un instant sur les objections que Philippe de Villiers formule à l'encontre de deux séries d'arguments souvent entendus en faveur de l'adhésion de la Turquie et qui sont assénés avec d'autant plus de force qu'ils sont destinés à couper court à toute discussion en suscitant moins l'adhésion que la mauvaise conscience : ce sont ces objections qui revêtent présentement, et pour des raisons conjoncturelles, le plus de pertinence.

Le premier argument des partisans de la Turquie consiste à affirmer que l'Union européenne doit prouver qu'elle n'est pas un " club chrétien ". " Club chrétien ", elle ne l'est certes plus depuis deux siècles cela est entendu ; tout au plus " post-chrétien ". À l'inverse, la Turquie, elle, est un club exclusivement musulman, et qui se veut tel. En réalité l'argument porte à faux. Il masque plutôt le refus de regarder une réalité différente, et incontestable, celle des racines propres à chaque civilisation : ces racines comportent évidemment une dimension religieuse qui est à l'origine de différences culturelles et sociales insurmontables en ce qu'elles engendrent des lectures respectives de l'homme et de la société qui s'avèrent quotidiennement et concrètement inconciliables. Bien sûr, ce constat n'interdit pas les rapports entre les deux ensembles, mais oblige à les placer à un autre niveau que celui de l'Union des peuples, celui de la coopération des États et des gouvernements : "L'erreur est de transposer au niveau des peuples ce qui est vrai au niveau des États."

Le second argument est celui de la sollicitude envers la Turquie à qui il faudrait épargner les affres de l'islamisme en l'arrimant à l'Europe. On pourrait d'abord se demander par quel miracle la grâce européenne illuminerait la population turque en la détournant des courants auxquels une majorité d'entre elle est déjà sensible ; mais supposons que cela marche. Philippe de Villiers esquisse alors une alternative à laquelle on ferait bien de prêter attention : soit cet arrimage réussit, et la Turquie sera bien placée pour demander d'ouvrir les portes à tous les pays musulmans que se montreraient prêts à adopter le modèle turc, tandis que l'Europe sera bien en peine de s'y opposer ; soit, et c'est plus probable, le pari échoue, et l'Europe aura importé en son sein un islam qui sera venu à bout de la démocratie et de nos propres valeurs, avec son cortège de crises et de conflits d'ores et déjà en gestation.

En fin de compte, s'est-on demandé à quel titre et au nom de quelle légitimité l'Europe s'arrogerait la prétention de discriminer entre un " bon " et un " mauvais " islam ? Est-elle le démiurge des peuples ? N'est pas elle qui, en s'érigeant elle-même en une sorte d'absolu et donc en une sorte de religion (religion civile sans doute mais religion quand même) forcément rivale de l'islam, ouvrirait la guerre des civilisations qu'elle prétend éviter ?

Bonne question à laquelle nos gouvernements se sont bien gardés de répondre. Mais il n'est jamais trop tard pour corriger ses fautes, dût-il en coûter.

* Philippe de Villiers, Les Turqueries du grand Mamamouchi, Albin Michel, 208 p., 13,78 €,

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