Quelle mouche a donc piqué Rachida Dati, qui semble pourtant une fine guêpe, pour qu'elle engage tout son crédit dans la réforme de la carte judiciaire, carte qui n'est pas, c'est le moins qu'on puisse dire, le principal grief des Français à l'égard de leur justice ?

Il est douteux que le garde des Sceaux (elle préfère justement le genre masculin) se soit engagé seul dans une entreprise politiquement aussi risquée.

A-t-elle eu l'aval de Nicolas Sarkozy ? Sans doute, mais ce n'est pas faire injure au Président que de dire qu'il connaît mal les problèmes d'administration territoriale. Claude Guéant lui, les connaît. Au moins en principe.

Il est en tous les cas dommage qu'une personnalité aussi originale et aussi prometteuse s'use à grande vitesse sur un aussi mauvais dossier.

Un coût politique lourd

À supposer que cette réforme soit bonne, était-elle politiquement opportune ? Résolument non.

Les principales tentatives de refonte des cartes administratives de ces dernières années ont tourné court. Le ministère de l'Intérieur a voulu réduire le nombre des sous-préfectures en ne nommant pas de titulaire dans les plus petites. Il est revenu en arrière. La suppression des plus petites brigades de gendarmerie a été abandonnée : après beaucoup de remue-ménage, celles qui ont disparu se comptent sur les doigts de la main ; cette tentative fut une des raisons pour lesquelles les gendarmes ont défilé en uniforme sur les Champs-Élysées en décembre 2002.

Le dessein de réduire sournoisement nos 36 000 communes à 3 ou 4 000, s'est traduit par la création d'échelons supplémentaires, pompeusement appelés communautés de communes, qui ont démultiplié les coûts de structure.

Il faut remonter à la Révolution pour voir une refonte totale de la carte administrative de la France. Mais l'esprit révolutionnaire qui veut faire table rase du passé est-il aujourd'hui une référence ? Comme le rappela en son temps Mirabeau, l'administration territoriale n'a pas à être au carré . Elle intègre tout un héritage historique, comportant des dissymétries, des inégalités, qui mérite respect et dont la sagesse commande de s'accommoder.

Au demeurant, en créant les départements et les arrondissements, au ressort plus restreint que l'ancienne généralité , l'Assemblée constituante avait rapproché l'administration des citoyens et non l'inverse comme on veut le faire aujourd'hui.

En 1926, Poincaré réussit certes à mener à bien une vraie simplification de la carte administrative, supprimant d'un coup le tiers des sous-préfectures. Mais il ne s'agissait de rien moins que de payer les arriérés de la Grande Guerre. D'ailleurs les villes touchées sont pour la plupart devenues des bourgades : faut-il s'en féliciter ?

En tous les cas, si une réforme de ce genre réussit, ce sera avec un coût politique important : les parlementaires candidats aux municipales s'en rendent compte. Il est probable qu'en mars prochain le gouvernement paiera cher cette réforme.

Une réforme inutile

Mais même si cette réforme ne posait pas de problème politique, peut-on dire qu'elle est une bonne réforme ? Là aussi il faut répondre résolument non.

D'abord elle ne fera faire que des économies de bout de chandelle – si son bilan financier ne s'avère pas finalement négatif : les frais de déménagement, les mois de désordre qui s'ensuivront, la mise à l'encan de tribunaux flambant neufs, l'agrandissement de ceux où se concentreront les affaires coûteront en effet très cher.

C'est une erreur hélas trop répandue de croire qu'en matière administrative, on fait, comme quand on fabrique des voitures, des économies d'échelle : c'est généralement le contraire. Surtout les petits tribunaux voués à la disparition donnaient l'exemple d'une justice de proximité, celle là même à laquelle tout le monde aspire. Les affaires y étaient plus vite expédiées, les décisions défiant le bon sens plus rares. Qui imagine une seconde qu'en opérant un regroupement au forceps dans de grandes unités – à moyens inchangés, puisque c'est là le but de la réforme – les délais seront raccourcis ou la justice plus sereine ?

Une fois de plus se trouve à l'œuvre le mécanisme pervers de la réforme idéologique : on s'en prend à ce qui marche et on laisse en l'état ce qui ne marche pas.

Cette réforme fait enfin fi du souci, il est vrai bien oublié, de l'aménagement du territoire. Les victimes en sont les petites villes des régions à dominante rurale. D'autant qu'après les tribunaux, on s'attend à ce qu'y soient supprimés les hôpitaux de proximité, voire les sous-préfectures. Ceux qui aiment la France profonde savent qu'un de ses charmes est son réseau de petites et moyenne villes. Le tissu administratif contribue à les soutenir. Leur disparition amènerait une sorte d'américanisation du territoire : une géographie réduite à de grandes métropoles séparées par de vastes étendues semi désertiques, aux antipodes du génie européen.

La culture très parisienne de la fusion et du regroupement, au bénéfice de grandes entités généralement inefficaces tend à laminer cette France moyenne où l'intégration se fait plus facilement, où les valeurs démocratiques sont mieux préservées. Elle est la marque d'esprits superficiels qui sacrifient à des préjugés sommaires tant l'héritage de l'histoire que le pragmatisme administratif.

La crise judiciaire, le malaise qui éloignent les Français et leur justice sont bien réels. Qui ne voit que, pour en venir à bout, il y avait des chantiers bien plus urgents que cette refonte stupidement technocratique de l'implantation des tribunaux ?

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